LETTRE XII 1

A MADAME X...

Je vous présente, Madame, mes très-humbles respects, et je vous demande la continuation de ma fortune, c’està-dire de votre amitié et de vos bontés.

C’est une belle ville que Florence ; on n’y parle du prince ni en blanc ni en noir ; les ministres vont à pied, et quand il pleut, ils ont un parapluie bien ciré ; il n’y a que les dames qui ont un bon carrosse, parce que tout honneur leur est dû.

Nous nous retirons le soir avec une petite lanterne, grande comme la main, où nous mettons un bout de bougie. Le matin, je prends mon chapeau de paille dont je couvre ma tête, et je me sers de mon castor d’Angleterre lorsque je sors.

Nous allons dans des maisons où nous trouvons deux lampes d’argent sur la table, et tout autour des dames très-jolies, très-gaies et qui ont beaucoup d’esprit. Ce sont des palais superbes, où il y a pour quarante ou cinquante mille scudi de tableaux et de statues.

Un soir qu’il pleuvait, je me retirais avec mon parapluie et ma petite lanterne : « Messieurs, dis-je, voilà comme se retirait le grand Cosme, quand il venait de chez sa voisine. »

Il y a ici bien de la politesse, de l’esprit, et même de savoir : les mœurs y sont très-simples et non pas les esprits 2 ]. On a peine à distinguer un homme d’un autre qui a cinquante mille livres de rente de plus. Une perruque mal mise ne met personne mal avec le public ; on fait grâce des petits ridicules, et on n’est puni que des grands. Tout le monde vit dans l’aisance ; comme la misère est peu de chose, le superflu est beaucoup : cela met dans la maison une paix et une joie continuelle, au lieu que la nôtre est toujours troublée par l’importunité de nos créanciers. Les femmes y sont aussi libres qu’en France ; mais il ne paraît pas qu’elles le soient tant, et elles n’ont point acquis cet air de mépris pour leur état, qui n’est bon à rien.

Du reste, on ne peut lever les yeux sans voir quelque chef-d’œuvre de peinture, sculpture, architecture ; il y a eu ici, en même temps, de grands ouvriers et des princes qui aimaient les arts. On voit partout le grand goût de Michel-Ange naître peu à peu dans ceux qui l’ont précédé, et se soutenir dans ceux qui l’ont suivi. La galerie du grand-duc est non-seulement une belle chose, mais une chose unique. Depuis un mois, j’y vais tous les matins, et je n’en ai encore vu qu’une partie. Là, et au palais Pitti, est un amas immense de tableaux des plus grands maîtres, et de statues antiques et modernes ; et dans cette quantité il n’y a rien que d’exquis. Il y a une chambre qui contient tous les portraits des peintres qui ont quelque réputation, faits par eux-mêmes. Outre le plaisir de voir une chose qui ne se trouve que là, on a encore celui de comparer les manières. Depuis que je suis en Italie, j’ai ouvert les yeux sur les arts dont je n’avais absolument aucune idée.

A mesure que les goûts dominants commencent à s’affaiblir, on se dédommage par un grand nombre de petits goûts ; c’est un échange qu’on fait malgré soi ; il ne faut pas examiner si on y perd ou si on y gagne.

Je vous ai ennuyée, Madame, en vous parlant de Florence. Nous nous imaginons que les choses qui nous frappent doivent frapper tout le monde de même. Je vous demande toujours la permission de vous être attaché tendrement et respectueusement le reste de ma vie.

MONTESQUIEU.

A Florence, le 26 octobre 1728.

Agréez que je salue ici très-humblement M. et Mme de Saint-Aulaire, et les mardis et les mercredis.

J’ai oublié de vous dire que j’ai été huit jours à Gênes, et que je m’y suis ennuyé à la mort ; c’est la Narbonne de l’Italie 3 . Il n’y a rien à y voir qu’un très-mauvais port, des maisons bâties de marbre, parce que la pierre est trop chère, et des juifs qui vont à la messe. J’ai rapporté la moitié de mes lettres de recommandation sans avoir voulu les rendre. Je crois que vous avez été bien touchée de la mort de M. d’Armenonville. J’ai l’honneur d’écrire par ce courrier à M. de Morville.

1 Cette lettre a été publiée dans le Cabinet historique, tome III, pages 28 et 29.

2 Les mots entre crochets sont couverts d’un trait dans l’original.

3 Montesquieu a exhalé sa mauvaise humeur contre Gênes dans les Adieux à [a] Gênes, qu’on trouve dans ses poésies, sup. p. 198.

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