LETTRE XIII.

AU PÈRE CERATI 1 , DE LA CONGRÉGATION DE L’ORATOIRE DE SAINT-PHILIPPE.

A ROME.

J’eus l’honneur de vous écrire par le courrier passé, mon révérend père ; je vous écris encore par celui-ci. Je prends du plaisir à faire tout ce qui peut vous rappeller une amitié qui m’est si chère. J’ajoute à ce que je vous mandais sur l’affaire, que, si monseigneur Fouquet 2 exige au-delà de la somme que j’ai paru vous fixer, vous pouvez vous étendre et donner plus, et faire, par rapport aux autres conditions, tout ce qui ne sera pas visiblement déraisonnable. Je connais ici le chevalier Lambert, banquier fameux, qui m’a dit être en correspondance avec Belloni. Je ferai remettre sur-le-champ par lui l’argent dont vous serez convenu ; car il me paraît que les volontés de M. Fouquet sont si ambulatoires 3 , qu’il ne vaut pas la peine de rien faire avant qu’elles ne soient fixées.

Je suis ici dans un pays qui ne ressemble guère au reste de l’Europe. Nous n’avons pas encore su le contenu du traité d’Espagne 4  ; on croit simplement qu’il ne change rien à la quadruple alliance, si ce n’est que les six mille hommes qui iront en Italie pour faire leur cour à D. Carlos 5 , seront Espagnols, et non pas neutres.

Il court ici tous les jours, comme vous savez, toutes sortes de papiers très-libres et très-indiscrets. Il y en avait un, il y a deux ou trois semaines, dont j’ai été très en colère. Il disait que M. le cardinal de Rohan avait fait venir d’Allemagne, avec grand soin, pour l’usage de ses diocésains, une machine tellement faite, que l’on pouvait jouer aux dés, les mêler, les pousser, sans qu’ils reçussent aucune impression de la main du joueur, lequel pouvait auparavant, par un art illicite, flatter ou brusquer les dés, selon l’occasion ; ce qui établissait la fripponnerie dans des choses qui ne sont établies que pour récréer l’esprit. Je vous avoue qu’il faut être bien hérétique et janséniste 6 pour faire de ces mauvaises plaisanteries-là. S’il s’imprime dans l’Italie quelque ouvrage qui mérite d’être lu, je vous prie de me le faire savoir. J’ai l’honneur d’être avec toute sorte de tendresse et d’amitié, etc.

De Londres, le 21 décembre 1729.

1 Gaspard Cerati, né à Parme en 1690, mort à Florence le 19 juin 1769. (RAVENEL.)

Monsieur de Montesquieu s’était lié avec lui dans la maison de M. le cardinal de Polignac, ambassadeur de France à Rome, lors de son voyage en Italie. M. Cerati est natif d’une maison noble de Parme, et était fort aimé du cardinal, qui le regardait comme un des hommes les plus éclairés de l’Italie.

Jean-Gaston, dernier grand-duc de Toscane, qui n’étendait point le sans-souci jusqu’au choix des grands hommes pour remplir les places, l’attira dans son pays et le nomma prélat de l’ordre de Saint-Étienne de Toscane, et provéditeur de l’Université de Pise.

Nous avons vu ce docte prélat, en France, estimé des savants les plus éclairés, d’où il passa en Angleterre et eu Allemagne, obtenant également partout l’estime générale des premiers hommes de l’Europe. Ce fut lui qui donna le conseil à M. Muratori de composer ses Dissertations sur l’histoire du moyen âge, et d’entreprendre l’ouvrage des Annales d’Italie. (GUASCO.)

2 Jésuite revenu de la Chine avec M. Mezzabarba. Ce missionnaire s’était déclaré contre les rites chinois, et en avait parlé au pape selon sa conscience. Comme, après cette déclaration, il fit sentir à Sa Sainteté que l’air du Collége ne lui convenait plus, Benoit XIII le fit évêque in partibus et le logea en Propaganda. M. de Montesquieu l’avait beaucoup connu chez M. le cardinal de Polignac, et eut depuis avec lui une négociation pour la résignation, en faveur de l’abbé Duval, son secrétaire, d’un bénéfice que ce prélat avait en Bretagne. (G.)

3 Les difficultés que M. Fouquet faisait naître coup sur coup au sujet de la pension qui devait être stipulée, faisaient dire à M. de Montesquieu que l’on voyait bien que Monseigneur n’avait pas encore secoué la poussière. (G.)

4 Ce traité, conclu à Séville le 9 novembre, entre la France, l’Angleterre et l’Espagne, confirmait la quadruple alliance et les anciens traités. L’Espagne renonçait à Gibraltar et à Port-Mahon, et, de son côté, l’Angleterre consentait à voir les places fortes de Toscane, de Parme et de Plaisance gardées par six mille Espagnols. L’empereur s’opposa à cette dernière clause. (RAVENEL.)

5 Fils de Philippe V, roi d’Espagne, appelé à la succession de la Toscane par la mort du dernier des Médicis, roi des Deux-Siciles en 1734, roi d’Espagne le 10 août 1759 sous le nom de Charles III, mort le 14 décembre

6 Ce qui avait donné lieu à cette mauvaise plaisanterie des Anglais, était de voir autant d’empressement dans M. le cardinal de Rohan à procurer ( ?) tous les amusements imaginables pendant qu’il résidait dans son diocèse de Saverne 7 où il figurait comme prince, que de zèle pour la religion à Paris, où il se piquoit de figurer comme chef des anti-jansénistes et défenseur des bonnes doctrines. (G.)

7 C’est-à-dire à son château de Saverne, dans son diocèse de Strasbourg.

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