LETTRE XLIX.

AU MÊME.

Je ne sais quel tour a fait la lettre que vous m’avez écrite de Barège ; elle ne m’est parvenue que depuis peu de jours. J’ai été très-scandalisé de la tracasserie de M. le chevalier d’Apcher 1  ; c’est un plaisant homme que ce prétendu gouverneur de Barège ; il faut que le cordon bleu lui ait tourné la tête. Quand je le verrai à Paris, je ne manquerai pas de lui demander si vous avez fait bien des progrès en politique par la lecture de ses gazettes. J’ai conté ici la querelle d’Allemand qu’il vous a faite, faisant bien remarquer qu’il est fort singulier qu’un homme, né dans les États du roi de Sardaigne, soit inquiet de la petite-vérole de ce monarque, et que, tenant par deux frères à la cour de Vienne, il montre d’être fâché de ses échecs. Sachez, mon cher ami, qu’il y a des seigneurs avec qui il ne faut jamais disputer après dîner. Vous avez agi très prudemment en lui écrivant après son réveil. Votre lettre est digne de vous, et je suis enchanté qu’elle l’ait désarmé. Vous devez être glorieux d’avoir triomphé, le jour de Saint Louis, d’un de nos lieutenants-généraux, sans que personne vous ait aidé.

Mandez-moi si vous accompagnerez Madame de Montesquieu à Clérac ; car mon ouvrage avance 2  ; et si vous prenez la route opposée, il faut que je sache où vous faire tenir la partie qui va être prête. Je souhaite que votre voyage sur le Pic du Midi soit plus heureux que la chasse d’amiante, et la pêche des truites du lac des Pyrénées. Mon ami, je vois que les choses difficiles ont de grands attraits pour vous, et que vous suivez plus votre curiosité que vous ne consultez vos forces. Souvenez-vous que vos yeux ne valent guère mieux que les miens : laissez que mon fils, qui en a de bons, grimpe sur les montagnes, et y aille faire des recherches sur l’histoire naturelle ; mais gardez les vôtres pour les choses nécessaires. Si l’on vous a regardé comme un politique dangereux, parce que vous aimez à lire les gazettes, vous courez risque que l’on vous fasse passer pour un sorcier, si vous allez grimpant sur des rochers escarpés. Adieu.

De Paris (en août 1740).

1 Claude Annet, chevalier d’Apcher, lieutenant général, décoré de l’ordre du Saint-Esprit le 2 février 1746. Né vers 1693, mort à Paris le 12 février 1753. (RAVENEL.)

2 L’Esprit des lois.

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