LETTRE XLVIII.

A L’ABBÉ DE GUASCO.

A CLÉRAC.

Vous avez bien deviné, et depuis trois jours j’ai fait l’ouvrage de trois mois ; de sorte que si vous êtes ici au mois d’avril, je pourrai vous donner la commission dont vous voulez bien vous charger pour la Hollande, suivant le plan que nous avons fait. Je sais à cette heure tout ce que j’ai à faire. De trente points, je vous en donnerai vingt-six 1  : or, pendant que vous travaillerez de votre côté, je vous enverrai les quatre autres. Le père Desmolets m’a dit qu’il avait trouvé un libraire pour votre manuscrit des satires 2 , mais que personne ne veut de votre savante dissertation, parce qu’on est sûr du débit de ce qui porte le nom de satires, et très-peu de dissertations savantes. Votre censeur est mort ; mais je m’en console, puisque l’auteur est encore en vie. Vous avez bien tort de me reprocher de ne pas vous écrire des nouvelles, vous qui ne m’avez rien dit sur le mariage de Mlle Mimi, ni sur mes vendanges de Clérac, qui ne seront sûrement pas si bonnes qu’elles l’auraient été, par la consommation de raisins que vous avez fait dans mes vignes. On ne croit pas que les affaires de milord Morthon 3 soient aussi mauvaises qu’on l’a cru dans le public, aigri par la guerre contre les Anglais. Le père Desmolets n’a point eu de tracasseries dans sa congrégation, d’autant plus qu’il ne porte point de perruque 4  ; mais il dit que vous lui donnez trop de commissions. Je vous donne la devise du porc-épic : Cominus eminus. Le père Desmolets dit que vous avez plus d’affaires que si vous alliez faire la conquête de la Provence... : remarquez que c’est le père Desmolets qui dit cela. Pendant que vous serez à Clérac, prenez bien garde à trois choses : à vos yeux, aux galanteries de M. de la Mire, et aux citations de saint Augustin dans vos disputes de controverses. J’envie à Madame de Montesquieu le plaisir qu’elle aura de vous revoir. Adieu, je vous embrasse.

De Paris, 1740.

1 C est-à-dire : de trente livres de l’Esprit des lois je vous en donnerai vingt-six.

2 Il y a apparence qu’il est ici question des Satires russes, du prince Cantimir, avec la vie de l’auteur, imprimées en Hollande et à Paris, 1 vol. in-12, 1750. (GUASCO.) Le prince Cantimir fit connaître à la Russie les Lettres persanes, La pluralité des mondes, et d’autres bons livres. (Note de l’édition Dalibon, 1827.)

3 Ce seigneur étant venu à Paris, durant la guerre, on l’avait mis à la Bastille. (G.)

4 Dans le chapitre général tenu par la congrégation de l’Oratoire, on déclara la guerre à l’appel de la bulle Unigenitus et aux perruques de poil de chèvre dont quelques-uns se servaient au lieu de grandes calottes. Plusieurs membres quittèrent plutôt que de se soumettre à ces duretés. Le père Desmolets était bibliothécaire de la maison de Saint-Honoré (l’Oratoire), et un des plus anciens amis de l’auteur. Lui ayant montré son manuscrit des Lettres persanes pour savoir si cela serait débité, il lui répondit : « Président, cela sera vendu comme du pain. » (G.)

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