LETTRE XXXIV.

A L’ABBÉ DE GUASCO 1

A TURIN.

Je suis fort aise, mon cher ami, que la lettre que je vous ai donnée pour notre ambassadeur vous ait procuré quelques agréments à Turin, et un peu dédommagé des duretés du marquis d’Orméa 2 . J’étais bien sûr que Monsieur et madame de Sénectère se feraient un plaisir de vous connaître, et, dès qu’ils vous connaitraient, qu’ils vous recevraient à bras ouverts. Je vous charge de leur témoigner combien je suis sensible aux égards qu’ils ont eus à ma recommandation. Je vous félicite du plaisir que vous avez eu de faire le voyage avec monsieur le comte d’Egmont : il est effectivement fort de mes amis, et un des seigneurs pour lequel j’ai le plus d’estime. J’accepte l’appointement de souper chez lui avec vous à son retour de Naples ; mais je crains bien que, si la guerre continue, je ne sois forcé d’aller planter des choux à la Brède. Notre commerce de Guienne sera bientôt aux abois ; nos vins nous resteront sur les bras, et vous savez que c’est toute notre richesse. Je prévois que le traité provisionnel de la cour de Turin avec celle de Vienne nous enlèvera le commandeur de Solar 3  ; et, en cas, je regretterai moins Paris. Dites mille choses pour moi à M. le marquis de Breil. L’humanité lui devra beaucoup pour la bonne éducation qu’il a donnée à M. le duc de Savoie 4 , dont j’entends dire de très-belles choses. J’avoue que je me sens un peu de vanité de voir que je me formai une juste idée de ce grand homme, lorsque j’eus l’honneur de le connaître à Vienne. Je voudrais bien que vous fussiez de retour à Paris avant que j’en parte ; et je me réserve de vous dire alors le secret du Temple de Gnide 5 . Tâchez d’arranger vos intérêts domestiques le mieux que vous pourrez, et abandonnez à un avenir plus favorable la réparation des torts du ministère contre votre maison : c’est dans vos principes, vos occupations et votre conduite que vous devez chercher, quant à présent, des armes, des consolations et des ressources. Le marquis d’Orméa n’est pas un homme à reculer ; et, dans les circonstances où l’on se trouve à votre cour, on fera peu d’attention à vos représentations. L’ambassadeur vous salue 6 . Il commence à ouvrir les yeux sur son amie ; j’y ai un peu contribué, et je m’en félicite, parce qu’elle lui faisait faire mauvaise figure. Adieu.

De Paris, 1742.

1 Octavien de Guasco, né à Pignerol en 1712, mort à Vérone le 10 mars 1781. (RAVENEL.)

2 Cet ami de M. de Montesquieu avait passé quelques années à Paris où il était allé pour une maladie des yeux. Son père étant mort, il fut obligé de retourner à Turin, pour l’arrangement de ses affaires domestiques. En passant par cette ville, j’ai oui dire qu’ayant besoin de l’intervention du ministre pour arranger quelque intérêt, il ne put jamais obtenir audience de M. le marquis d’Orméa, par une suite d’une ancienne inimitié de ce ministre avec son père. C’est aussi par une suite de cette inimitié que ses deux frères avaient pris la résolution de se transplanter dans les pays étrangers, se vouant au service de la maison d’Autriche, où ils n’ont pas eu lieu de se repentir du parti qu’ils avaient pris. (GUASCO.)

3 Ambassadeur de la cour de Sardaigne en France.

4 Victor-Amédée-Marie, plus tard, en 1773, roi de Sardaigne sous le nom de Victor-Amédée III, mort en 1796.

5 Il lui avait fait présent de cet ouvrage lorsqu’il prit congé de lui en partant pour Turin, sans lui dire qu’il en était l’auteur. Il le lui apprit depuis en lui disant que c’était une idée à laquelle la société de Mlle de Clermont, princesse du sang, qu’il avait l’honneur de fréquenter, avait donné occasion, sans autre but que de faire une peinture poétique de la volupté. (G.)

6 C’est probablement le prince de Cantimir, ambassadeur de la cour de Russie à celle de France. (RAVENEL.)

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