LETTRE XXXV.

AU COMTE DE GUASCO 1 , COLONEL D’INFANTERIE.

A FRANCFORT.

J’ai été enchanté, M. le comte, de recevoir une marque de votre souvenir, par la lettre que m’a envoyée M. votre frère. Madame de Tencin 2 et les autres personnes auxquelles j’ai fait vos compliments me chargent de vous témoigner aussi leur sensibilité et leur reconnaissance. Je suis fâché de ne pouvoir satisfaire votre curiosité touchant les ouvrages de notre amie. C’est un secret 3 que j’ai promis de ne point révéler.

La confiance dont vous m’honorez exige que je vous parle à cœur ouvert sur ce qui fait le sujet intéressant de votre lettre. Je ne dois point vous cacher que je l’ai communiquée à M. le commandeur de Solar, qui est de vos amis, et nous nous sommes trouvés d’accord, que les offres que vous fait M. de Belle-Isle pour vous attacher, vous et M. votre frère 4 , au service de France, ne sont point acceptables. Après tout le bien que les lettres de M. de la Chétardie 5 lui ont dit de vous, il est inconcevable qu’il ait pu se flatter de vous retenir en vous proposant des grades au-dessous de ceux que vous avez. Je ne sais sur quoi ils fondent que l’on ne considère pas tout à fait en France les grades du service étranger comme ceux de nos troupes. Cette maxime ne serait ni juste ni obligeante, et nous priverait de fort bons officiers. Je pense que vous avez très-bien fait de ne point vous engager dans son expédition, avant que d’avoir de bonnes assurances de la Cour sur les conditions qui vous conviennent ; mais puisqu’il paraît que vous êtes déjà décidé pour le refus, il est inutile de vous présenter ici d’autres réflexions.

Les propositions du ministre de Prusse pour la levée d’un régiment étranger [sic], méritent sans doute plus d’attention, dès qu elles peuvent se combiner avec vos finances. Mais il faut calculer pour l’avenir : quelle assurance qu’à la paix le régiment ne soit point réformé ? Et, en ce cas, quel dédommagement pour les avances que vous serez obligé de faire ? En matière d’intérêt, il faut bien stipuler avec cette Cour. Je doute d’ailleurs que le génie italien s’accommode avec l’esprit du service prussien : j’aurais bien des choses à vous dire là-dessus ; mais vous êtes trop clairvoyant.

A l’égard des avantages que l’on vous fait entrevoir au service du nouvel Empereur 6 , vous êtes plus à portée que moi de juger de leur solidité, et trop sage pour vous laisser éblouir. Pour moi, qui ne suis pas encore bien persuadé de la stabilité du nouveau système politique d’Allemagne, je ne fonderais pas mes espérances sur une fortune précaire et peut-être passagère. Par ce que j’ai l’honneur de vous dire, vous sentez que je ne puis qu’approuver la préférence que vous donneriez à des engagements pour le service d’Autriche. Outre que c’est là votre première inclination, l’exemple de nombre de vos compatriotes vous prouve que c’est le service naturel de votre nation. Quels que soient les revers actuels de la cour de Vienne, je ne les regarde que comme des disgrâces passagères ; car une grande et ancienne puissance, qui a des forces naturelles et intrinsèques, ne saurait tomber tout à coup. En supposant même quelques échecs, le service y sera toujours plus solide que celui d’une puissance naissante. Il y a tout à parier que la cour de Turin, dans la guerre présente, fera cause commune avec celle de Vienne ; par conséquent, les raisons qui vous détournèrent, en quittant le Piémont, de passer au service autrichien 7 , cessent dans les circonstances présentes ; je ne vois pas même de meilleur moyen de vous moquer de l’inimitié du marquis d’Orméa que de servir une cour alliée dans laquelle, en considérant ce qui s’est passé 8 autrefois, il ne doit pas avoir beaucoup de crédit. Vous êtes prudent et sage ; ainsi je soumets à votre jugement des conjectures auxquelles le désir sincère de vos avantages a peut-être autant de part que la raison. J’apprendrai avec bien du plaisir le parti que vous aurez pris, et j’ai l’honneur de vous assurer de mon respect.

1742.

1 Il s’était fort lié avec lui dans le voyage que le comte de Guasco fit à Paris, en 1742, à son retour de Russie. (GUASCO.)

2 Mme de Tencin, sœur du trop célèbre cardinal Tencin, qui lui devait, disait-on, sa fortune et son chapeau, figura beaucoup dans Paris par les charmes de sa beauté et de son esprit. Elle fut pendant cinq ans religieuse dans le couvent de Montfleury en Dauphiné, mais elle rentra dans le monde en réclamant contre ses vœux. Après bien des aventures, elle parvint, sans être jamais riche, à avoir dans Paris une maison de la meilleure compagnie. Il était de bon ton d’être admis dans sa société ; les seigneurs de la cour, les gens de lettres et les étrangers les plus distingués briguaient également pour y être introduits. Comme ceux qui faisaient le fond ordinaire de cette société étaient les beaux esprits et les savants les plus connus de France, Mme de Tencin les appelait par ironie ses bêtes. Elle était souvent consultée par eux sur les ouvrages d’agrément qu’on voulait publier et s’intéressait avec chaleur pour ses amis. M. de Montesquieu, qui était un de ceux qu’elle considérait le plus, en avait procuré la connaissance au comte de Guasco, homme également doué des connaissances littéraires que (?) de la science militaire (G.)

3 Le jour de la mort de Mme de Tencin, en sortant de son antichambre il dit au frère du comte de Guasco, qui était avec lui : « A présent vous pouvez mander à M. votre frère, que Mme de Tencin est l’auteur du Comte de Cumminges, et du Siège de Calais, ouvrages qui ont été crus jusqu’ici de M. de Pont de Vesle, son neveu. Je crois qu’il n’y a que M. de Fontenelle et moi qui sachions ce secret. » (G.)

4 Actuellement lieutenant général, et ci-devaut commandant de Dresde pendant la dernière guerre. (G.)

5 Ambassadeur de France à la cour de Russie ; mort en 1758.

6 Charles VII, électeur de Bavière.

7 Comme durant la guerre qui venait de se terminer entre les cours de Vienne et de Turin les comtes de Guasco avaient fait toutes les campagnes au service de la dernière, en quittant ce service ils crurent ne devoir pas fournir au marquis d’Orméa l’occasion de noircir cette démarche en entrant alors au service de la cour de Vienne, de peur d’attirer par là de nouveaux chagrins à leur père qui vivait encore. Ils prirent en conséquence la résolution de passer en Russie, puissance sous laquelle ils ne se trouveraient jamais dans le cas de porter les armes contre leur souverain et qui, en ce temps-là, offrait beaucoup d’avantages aux étrangers qui voudraient entrer à son service. Mais la dureté du climat et les révolutions dont ils furent témoins, les déterminèrent à profiter de la guerre survenue en Allemagne, à la suite de la mort de l’empereur Charles VI, pour suivre leur première inclination pour le service de la maison d’Autriche. (G.)

8 Sous son ministère, la cour de Turin, dans la guerre précédente, avait abandonné l’alliance avec la cour de Vienne, et était devenue alliée de la France. On prétend que le marquis d’Orméa, dans cette occasion, avait proposé, pour prix d’une négociation avec la cour de Vienne, qu’il passerait à son service et qu’il y aurait une charge considérable ; de quoi l’empereur Charles VI avertit le roi de Sardaigne, en envoyant, sous d’autres prétextes, à Turin, le prince T... qui devait faire connaître la chose au roi. sans que le ministre se doutât de sa commission. (G.)

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