PRÉFACE DE L’ÉDITEUR

C’est en 1767 que parurent les Lettres familières du Président de Montesquieu, baron de la Brède, à divers amis d’Italie.

L’ouvrage ne porte pas de nom d’éditeur, ni de pays ; c’est un volume in-12 de 264 pages ; il a été imprimé en Italie, à Florence, suivant toute apparence, et l’éditeur, qu’il est facile de reconnaître, est l’abbé de Guasco, un des hommes que Montesquieu a le plus aimés. Le titre de l’ouvrage est gravé. En regard du titre on a donné une copie de la médaille de Montesquieu, œuvre de Dassier. Sur la face est la tête de Montesquieu avec l’inscription Carol. de Secondât, Daro de Montesquieu ; le revers présente deux femmes : l’une, qui n’est pas vêtue, est assise sur un nuage ; le bras appuyé sur l’Esprit des lois, elle tient de la main gauche une palme et de la droite un miroir rayonnant ; c’est, je crois, la Nature. L’autre, qui tient dans la main droite un bandeau, et dans la gauche une balance et un glaive, est la Justice. L’inscription Hinc jura, placée au-dessus de la tête des deux femmes, signifie, j’imagine, que c’est de la nature que viennent toutes les lois ; c’est le même sens que la devise Docuit quœ maximus Atlas, qui, en tête du vingtième livre, ouvrait le second tome de l’Esprit des lois dans les premières éditions.

Ce volume, plusieurs fois réimprimé la même année 1 , contient LX lettres, sans compter deux fragments de lettres de M. de Secondat, fils de Montesquieu, et deux petits poèmes italiens. Les lettres LIV, LV et LVII sont des plus désagréables pour madame Geoffrin, qui avait rompu avec l’abbé de Guasco ; les notes de l’abbé sont plus que satyriques ; il paraîtrait que la bonne dame et ses amis auraient été profondément blessés de ces attaques, et que, pour éviter un scandale, on aurait publié une nouvelle édition des Lettres familières, d’où l’on aurait retranché les lettres concernant madame Geoffrin et sa querelle avec l’abbé.

Il est certain que l’édition existe, et il est difficile de comprendre quelle autre personne que madame Geoffrin, ou ses amis, auraient eu intérêt à publier cette édition mutilée 2 .

Elle est intitulée : Lettres familières par M. le Président de Montesquieu, NOUVELLE édition augmentée de plusieurs lettres, et autres ouvrages du même auteur, qui ne se trouvent pas dans les éditions précédentes, à Florence, et se trouvent à Paris chez Vincent, rue Saint-Severin, Durand neveu, rue Saint-Jacques, MDCCLXVII.

Cette édition contient LXIII lettres, non compris les deux fragments de M. de Secondat, le Portrait de madame de Mirepoix et les Adieux à Cènes, deux pièces de vers de Montesquieu. Les lettres sont suivies de la Réponse aux observations sur l’Esprit des lois, œuvre de M. Risteau.

Ce sont les seules collections de lettres de Montesquieu qu’on ait publiées 3  ; mais depuis un siècle il a paru un certain nombre de lettres qui ont été recueillies par les divers éditeurs des œuvres complètes. L’édition De Bure, donnée par M. Ravenel en 1834, n’en contient pas moins de quatre-vingt-seize ; j’en donne plus de cent cinquante, aussi est-ce un devoir pour moi de remercier toutes les personnes qui ont bien voulu mettre à ma disposition leurs richesses, et en premier lieu M. Vian, qui m’a généreusement offert une collection faite avec des recherches infinies durant plus de quinze ans.

Je remercierai également sir William Ffolkes, qui a tiré de ses archives huit lettres complètement inconnues en France et adressées à Martin Ffolkes, ami de Newton, et président de la Société royale de Londres. Ces lettres nous donnent quelques indications sur les liaisons de Montesquieu dans son voyage d’Angleterre, et à ce titre ne manquent pas d’intérêt.

M. de Ravignan m’a communiqué les lettres écrites à un de ses ancêtres, M. de Navarre, ami de jeunesse de Montesquieu, MM. de Fiers, Badin, de la Sicotière, Charavay m’ont donné copie des précieux autographes qu’ils possèdent. M. Cougny, professeur de l’Université, m’a retrouvé des lettres perdues dans un livre oublié. MM. Tamisey De Larroque, correspondant de l’Institut, M. Céleste, employé à la bibliothèque de Bordeaux, M. Masson, à Londres, m’ont signalé et envoyé plus d’une lettre curieuse. J’oublie peut-être quelques-uns de ces généreux donateurs, mais j’ai indiqué la provenance de chaque pièce, et reconnu ainsi mes obligations.

Ces lettres nouvelles ajouteront-elles à la gloire de Montesquieu ? je n’en crois rien ; elles sont écrites simplement, facilement, sans aucune prétention littéraire, et ne renferment pas de faits assez importants pour attirer l’attention de l’historien. Ce sont néanmoins des documents précieux pour la biographie de Montesquieu. On y trouve au plus haut degré la bonne humeur et la gaîté gasconnes ; rien de pédant, rien qui sente la jalousie littéraire ; un esprit facile, un cœur ouvert ; on reconnaît là l’homme qui se sentait heureux de vivre, et qui l’a dit si naïvement dans son portrait.

Pour les lettres publiées par Guasco, j’ai suivi la première édition, qui est plus complète, et d’un texte plus pur que la seconde ; j’ai conservé toutes les notes de l’abbé ; non qu’elles soient toujours intéressantes (il y est trop souvent question de lui), mais aujourd’hui où l’on est friand de détails sur le XVIIIe siècle, j’ai pensé qu’on me saurait bon gré de ne rien négliger, et que mon édition serait incomplète si les curieux étaient forcés d’aller chercher à grand’peine la très rare édition de Guasco.

Décembre 1878.

1 J’en ai eu entre les mains quatre autres éditions de 1767, une est datée de Londres, une autre de Rome (suivant toute apparence elle a été faite en Italie) ; les deux dernières sont sans indication de lieu. A juger par le caractère de l’impression, l’une est de Suisse, et l’autre de Paris.

2 Il existe quelques exemplaires d’une édition sans indication de lieu (celle méme que j’ai indiquée plus haut comme étant de Paris), d’où l’on a fait disparaître les pages 237-238, qui contiennent ces fameuses lettres. On s’est contenté de mettre à la fin un Avis où il est dit que « cette édition ayant été faite un peu à la hâte, il s’est glissé deux fautes : la première, c’est qu’après le folio 236 on a mis 250, la seconde, est qu’ensuite de la Lettre LIII on a mis LVIII Ce qui ferait croire qu’il y a une lacune dans l’ouvrage, tandis qu’il n’y en a qu’une dans l’attention du correcteur. » Le mensonge était trop grossier, c’est ce qui décida sans doute â faire la NOUVELLE ÉDITION

3 Il faut cependant mentionner les Lettres originales de Montesquieu au chevalier d’Aydie, publiées à Paris, chez Ch. Pougens, an V (août 1797). C’est une plaquette de 16 pages, qui contient huit lettres.

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