LETTRE CIX.

RICA A ***.

L’Université de Paris est la fille aînée des rois de France, et très-aînée ; car elle a plus de neuf cents ans : aussi rêve-t-elle quelquefois.

On m’a conté qu’elle eut, il y a quelque temps, un grand démêlé avec quelques docteurs, à l’occasion de la lettre Q, 1 qu’elle voulait que l’on prononçât comme un K. La dispute s’échauffa si fort, que quelques-uns furent dépouillés de leurs biens ; il fallut que le parlement terminât le différend ; et il accorda permission, par un arrêt solennel, à tous les sujets du roi de France, de prononcer cette lettre à leur fantaisie. Il faisait beau voir les deux corps de l’Europe les plus respectables, occupés à décider du sort d’une lettre de l’alphabet !

Il semble, mon cher ***, que les têtes des plus grands hommes s’étrécissent lorsqu’elles sont assemblées ; et que, là où il y a plus de sages, il y ait aussi moins de sagesse. Les grands corps s’attachent toujours si fort aux minuties, a aux vains usages, que l’essentiel ne va jamais qu’après. J’ai ouï dire qu’un roi d’Aragon 2 ayant assemblé les états d’Aragon et de Catalogne, les premières séances s’employèrent à décider en quelle langue les délibérations seraient conçues : la dispute êtait vive, et les états se seraient rompus mille fois, si l’on n’avait imaginé un expédient, qui était que la demande serait faite en langage catalan, et la réponse en aragonois.

De Paris, le 25 de la lune de zilhagé, 1718.

1 Il veut parler de la guerre de Ramus. (M.) Ramus, professeur au college royal, en 1552, voulait qu’on prononçât kiskis et kankan au lieu de quisquis et quanquam. Grand adversaire d’Aristote, il fut assassiné par les suppôts de l’Université, en 1572.

a A. C. Aux minuties, aux formalités, aux vains usages

2 C’était en 1610. (M.)

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