LETTRE CVIII.

USBEK A ***.

Il y a une espèce de livres que nous ne connaissons point en Perse, et qui me paraissent ici fort à la mode : ce sont les journaux. 1 La paresse se sent flattée en les lisant ; on est ravi de pouvoir parcourir trente volumes en un quart d’heure.

Dans la plupart des livres, l’auteur n’a pas fait les compliments ordinaires, que les lecteurs sont aux abois : il les fait entrer à demi morts dans une matière noyée au milieu d’une mer de paroles. Celui-ci veut s’immortaliser par un in-douze, celui-là par un in-quarto ; un autre, qui a de plus belles inclinations, vise à l’in-folio ; il faut donc qu’il étende son sujet à proportion ; ce qu’il fait sans pitié, comptant pour rien la peine du pauvre lecteur, qui se tue à réduire ce que l’auteur a pris tant de peine à amplifier.

Je ne sais, ***, quel mérite il y a à faire de pareils ouvrages, j’en ferais bien autant, si je voulais ruiner ma santé et un libraire.

Le grand tort qu’ont les journalistes, c’est qu’ils ne parlent que des livres nouveaux ; comme si la vérité était jamais nouvelle. Il me semble que, jusqu’à ce qu’un homme ait lu tous les livres anciens, il n’a aucune raison de leur préférer les nouveaux.

Mais, lorsqu’ils s’imposent la loi de ne parler que des ouvrages encore tout chauds de la forge, ils s’en imposent une autre, qui est d’être très-ennuyeux. Ils n’ont garde de critiquer les livres dont ils font les extraits, quelque raison qu’ils en aient : et, en effet, quel est l’homme assez hardi pour vouloir se faire dix ou douze ennemis tous les mois ?

La plupart des auteurs ressemblent aux poètes, qui souffriront une volée de coups de bâton sans se plaindre ; mais qui, peu jaloux de leurs épaules, le sont si fort de leurs ouvrages, qu’ils ne sauraient soutenir la moindre critique. Il faut donc bien se donner de garde de les attaquer par un endroit si sensible ; et les journalistes le savent bien. Ils font donc tout le contraire : ils commencent par louer la matière qui est traitée ; première fadeur ; de là ils passent aux louanges de l’auteur, louanges forcées, car ils ont affaire à des gens qui sont encore en haleine, tout prêts à se faire faire raison, et à foudroyer, à coups de plume, un téméraire journaliste.

De Paris, le 5 de la lune de zilcadé, 1718.

1 Les journaux français, au XVIIIe siècle, n’étaient que des revues périodiques, de petit format, et ne contenaient guère que l’analyse des livres nouveaux. La liberté de la presse n’a paru en France qu’en 1789.

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