PORTRAIT DE MONTESQUIEU PAR LUI-MÊME.

Une personne de ma connaissance disait : Je vais faire une assez sotte chose, c’est mon portrait : je me connais assez bien.

Je n’ai presque jamais eu de chagrin, encore moins d’ennui.

Ma machine est si heureusement construite, que je suis frappé par tous les objets assez vivement pour qu’ils puissent me donner du plaisir, pas assez pour qu’ils puissent me causer de la peine.

J’ai l’ambition qu’il faut pour me faire prendre part aux choses de cette vie ; je n’ai point celle qui pourrait me faire trouver du dégoût dans le poste où la nature m’a mis.

Lorsque je goûte un plaisir, je suis affecté ; et je suis toujours étonné de l’avoir recherché avec tant d’indifférence.

J’ai été dans ma jeunesse assez heureux pour m’attacher à des femmes que j’ai cru qui m’aimaient ; dès que j’ai cessé de le croire, je m’en suis détaché soudain.

L’étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts de la vie, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé.

Je m’éveille le matin avec une joie secrète de voir la lumière ; je vois la lumière avec une espèce de ravissement ; et tout le reste du jour je suis content. Je passe la nuit sans m’éveiller ; et le soir, quand je vais au lit, une espèce d’engourdissement m’empêche de faire des réflexions.

Je suis presque aussi content avec des sots qu’avec des gens d’esprit ; car il y a peu d’hommes si ennuyeux qui ne m’aient amusé ; très-souvent il n’y a rien de si amusant qu’un homme ridicule.

Je ne hais pas de me divertir en moi-même des hommes que je vois, sauf à eux à me prendre à leur tour pour ce qu’ils veulent.

J’ai eu d’abord pour la plupart des grands une crainte puérile ; dès que j’ai eu fait connaissance, j’ai passé presque sans milieu jusqu’au mépris.

J’ai assez aimé à dire aux femmes des fadeurs, et à leur rendre des services qui coûtent si peu.

J’ai eu naturellement de l’amour pour le bien et l’honneur de ma patrie, et peu pour ce qu’on appelle la gloire ; j’ai toujours senti une joie secrète lorsqu’on a fait quelque règlement qui allait au bien commun.

Quand j’ai voyagé dans les pays étrangers, je m’y suis attaché comme au mien propre, j’ai pris part à leur fortune, et j’aurais souhaité qu’ils fussent dans un état florissant.

J’ai cru trouver de l’esprit à des gens qui passaient pour n’en point avoir.

Je n’ai pas été fâché de passer pour distrait ; cela m’a fait hasarder bien des négligences qui m’auraient embarrassé.

J’aime les maisons où je puis me tirer d’affaire avec mon esprit de tous les jours.

Dans les conversations et à table, j’ai toujours été ravi de trouver un homme qui voulût prendre la peine de briller : un homme de cette espèce présente toujours le flauc, et tous les autres sont sous le bouclier.

Rien ne m’amuse plus que de voir un conteur ennuyeux faire une histoire circonstanciée sans quartier : je ne suis pas attentif à l’histoire, mais à la manière de la faire.

Pour la plupart des gens, j’aime mieux les approuver que de les écouter.

Je n’ai jamais voulu souffrir qu’un homme d’esprit s’avisât de me railler deux fois de suite.

J’ai assez aimé ma famille pour faire ce qui allait au bien dans les choses essentielles ; mais je me suis affranchi des menus détails.

Quoique mon nom ne soit ni bon ni mauvais, n’ayant guère que deux cent cinquante ans de noblesse prouvée, cependant j’y suis attaché, et je serais homme à faire des substitutions 2 .

Quand je me fie à quelqu’un, je le fais sans réserve ; .mais je me lie à très peu de personnes.

Ce qui m’a toujours donné une assez mauvaise opinion de moi, c’est qu’il y a fort peu d’états dans la république auxquels j’eusse été véritablement propre. Quant à mon métier de président, j’ai le cœur très droit : je comprenais assez les questions en elles-mêmes ; mais quant à la procédure, je n’y entendais rien. Je m’y suis pourtant appliqué ; mais ce qui m’en dégoûtait le plus, c’est que je voyais à des bêtes le même talent qui me fuyait, pour ainsi dire.

Ma machine est tellement composée, que j’ai besoin de me recueillir dans toutes les matières un peu abstraites ; sans cela mes idées se confondent ; et, si je sens que je suis écouté, il me semble dès lors que toute la question s’évanouit devant moi ; plusieurs traces se réveillent à la fois, il résulte de là qu’aucune trace n’est réveillée. Quant aux conversations de raisonnement où les sujets sont toujours coupés et recoupés, je m’en tire assez bien.

Je n’ai jamais vu couler de larmes sans en être attendri.

Je suis amoureux de l’amitié.

Je pardonne aisément, par la raison que je ne suis pas haineux : il me semble que la haine est douloureuse. Lorsque quelqu’un a voulu se réconcilier avec moi, j’ai senti ma vanité flattée, et j’ai cessé de regarder comme ennemi un homme qui me rendait le service de me donner bonne opinion de moi.

Dans mes terres, avec mes vassaux, je n’ai jamais voulu que l’on m’aigrît sur le compte de quelqu’un. Quand on m’a dit : « Si vous saviez les discours qui ont été tenus !... Je ne veux pas les savoir, » ai-je répondu. Si ce qu’on voulait rapporter était faux, je ne voulais pas courir le risque de le croire ; si c’était vrai, je ne voulais pas prendre la peine de hair un faquin.

A l’âge de trente-cinq ans j’aimais encore.

Il m’est aussi impossible d’aller chez quelqu’un dans des vues d’intérêt qu’il m’est impossible de rester dans les airs.

Quand j’ai été dans le monde, je l’ai aimé comme si je ne pouvais souffrir la retraite ; quand j’ai été dans mes terres, je n’ai plus songé au monde.

Quand je vois un homme de mérite, je ne le décompose jamais ; un homme médiocre qui a quelques bonnes qualités, je le décompose.

Je suis, je crois, le seul homme qui aie mis des livres au jour sans être touché de la réputation de bel esprit. Ceux qui m’ont connu savent que, dans mes conversations, je ne cherchais pas trop à le paraître, et que j’avais assez le talent de prendre la langue de ceux avec lesquels je vivais.

J’ai eu le malheur de me dégoûter très-souvent des gens dont j’avais le plus désiré la bienveillance.

Pour mes amis, à l’exception d’un seul, je les ai tous conservés.

Avec mes enfants, j’ai vécu comme avec mes amis.

J’ai eu pour principe de ne jamais faire par autrui ce que je pouvais par moi-même : c’est ce qui m’a porté à faire ma fortune par les moyens que j’avais dans mes mains, la modération et la frugalité, et non par des moyens étrangers, toujours bas ou injustes.

Quand on s’est attendu que je brillerais dans une conversation, je ne l’ai jamais fait : j’aimais mieux avoir un homme d’esprit pour m’appuyer, que des sots pour m’approuver.

Il n’y a point de gens que j’aie plus méprisés que les petits beaux esprits, et les grands qui sont sans probité.

Je n’ai jamais été tenté de faire un couplet de chanson contre qui que ce soit. J’ai fait en ma vie bien des sottises, et jamais de méchancetés.

Je n’ai point paru dépenser, mais je n’ai jamais été avare ; et je ne sache pas de chose assez peu difficile pour que je l’eusse faite pour gagner de l’argent.

Ce qui m’a toujours beaucoup nui, c’est que j’ai toujours méprisé ceux que je n’estimais pas.

Je n’ai pas laissé, je crois, d’augmenter mon bien ; j’ai fait de grandes améliorations à mes terres ; mais je sentais que c’était plutôt pour une certaine idée d’habileté que cela me donnait, que pour l’idée de devenir plus riche.

En entrant dans le monde, on m’annonça comme un homme d’esprit, et je reçus un accueil assez favorable des gens en place ; mais lorsque par le succès des Lettres pcrsanes j’eus peut-être prouvé que j’en avais, et que j’eus obtenu quelque estime de la part du public, celle des gens en place se refroidit ; j’essuyai mille dégoûts. Comptez qu’intérieurement blessés de la réputation d’un homme célèbre, c’est pour s’en venger qu’ils l’humilient, et qu’il faut soi-même mériter beaucoup d’éloges pour supporter patiemment l’éloge d’autrui.

Je ne sache pas encore avoir dépensé quatre louis par air, ni fait une visite par intérêt. Dans ce que j’entreprenais, je n’employais que la prudence commune, et j’agissais moins pour ne pas manquer les affaires que pour ne pas manquer aux affaires.

Je ne me consolerais point de n’avoir pas fait fortune, si j’étais né en Angleterre ; je ne suis point fâché de ne l’avoir pas faite en France.

J’avoue que j’ai trop de vanité pour souhaiter que mes enfants fassent un jour une grande fortune : ce ne serait qu’à force de raison qu’ils pourraient soutenir l’idée de moi ; ils auraient besoin de toute leur vertu pour m’avouer ; ils regarderaient mon tombeau comme le monument de leur honte. Je puis croire qu’ils ne le détruiraient pas de leurs propres mains ; mais ils ne le relèveraient pas sans doute, s’il était à terre. Je serais l’achoppement éternel de la flatterie, et je les mettrais dans l’embarras vingt fois par jour ; ma mémoire serait incommode, et mon ombre malheureuse tourmenterait sans cesse les vivants.

La timidité a été le fléau de toute ma vie ; elle semblait obscurcir jusqu’à mes organes, lier ma langue, mettre un nuage sur mes pensées, déranger mes expressions. J’étais moins sujet à ces abattements devant des gens d’esprit que devant des sots : c’est que j’espérais qu’ils m’entendraient, cela me donnait de la confiance. Dans les occasions, mon esprit, comme s’il avait fait un effort, s’en tirait assez bien. Étant à Laxembourg dans la salle où dînait l’empereur, le prince Kinski me dit : « Vous, monsieur, qui venez de France, vous êtes bien étonné de voir l’empereur si mal logé ? — Monsieur, lui dis-je, je ne suis pas fâché de voir un pays où les sujets sont mieux logés que le maître »... Étant en Piémont, le roi Victor me dit : » Monsieur, vous êtes parent de M. l’abbé de Montesquieu que j’ai vu ici avec M. l’abbé d’Estrades ? — Sire, lui dis-je, votre majesté est comme César, qui n’avait jamais oublié aucun nom »... Je dinais en Angleterre chez le duc de Richemond : le gentilhomme ordinaire La Boine, qui était un fat, quoique envoyé de France en Angleterre, soutint que l’Angleterre n’était pas plus grande que la Guienne. Je tançai mon envoyé. Le soir, la reine me dit : « Je sais que vous nous avez défendus contre votre M. de La Boine. — Madame, je n’ai pu m’imaginer qu’un pays où vous régnez ne fût pas un grand pays. »

J’ai la maladie de faire des livres, et d’en être honteux quand je les ai faits.

Je n’ai pas aimé à faire ma fortune par le moyen de la cour ; j’ai songé à la faire en faisant valoir mes terres, et à tenir toute ma fortune immédiatement de la main des dieux.

N..., qui avait de certaines fins, me fit entendre qu’on me donnerait une pension ; je dis que, n’ayant point fait de bassesses, je n’avais pas besoin d’être consolé par des grâces.

Je suis un bon citoyen ; mais, dans quelque pays que je fusse né, je l’aurais été tout de même. Je suis un bon citoyen, parce que j’ai toujours été content de l’état où je suis, que j’ai toujours approuvé ma fortune, que je n’ai jamais rougi d’elle, ni envié celle des autres. Je suis un bon citoyen, parce que j’aime le gouvernement où je suis né, sans le craindre, et que je n’en attends d’autre faveur que ce bien inestimable que je partage avec tous mes compatriotes ; et je rends grâces au ciel de ce qu’ayant mis en moi de la médiocrité en tout, il a bien voulu mettre un peu de modération dans mon âme.

S’il m’est permis de prédire la fortune de mon ouvrage 3 , il sera plus approuvé que lu : de pareilles lectures peuvent être un plaisir, elles ne sont jamais un amusement. J’avais conçu le dessein de donner plus d’étendue et de profondeur à quelques endroits de mon Esprit ; j’en suis devenu incapable : mes lectures m’ont affaibli les yeux ; et il me semble que ce qu’il me reste encore de lumière, n’est que l’aurore du jour où ils se fermeront pour jamais.

Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût préjudiciable à ma famille, je le rejetterais de mon esprit. Si je savais quelque chose qui fût utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l’oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe et au genre humain, je le regarderais comme un crime 4 .

Je souhaite avoir des manières simples, recevoir des services le moins que je puis, et en rendre le plus qu’il m’est possible.

Je n’ai jamais aimé à jouir du ridicule des autres. J’ai été peu difficile sur l’esprit des autres. J’étais ami de presque tous les esprits, et ennemi de presque tous les cœurs.

J’aime mieux être tourmenté par mon cœur que par mon esprit.

Je fais faire une assez sotte chose ; c’est ma généalogie.

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