VARIÉTÉS.

Je ne puis comprendre comment les princes croient si aisément qu’ils sont tout, et comment les peuples sont si prêts à croire qu’ils ne sont rien.

Aimer à lire, c’est faire un échange des heures d’ennui que l’on doit avoir en sa vie, contre des heures délicieuses.

Malheureuse condition des hommes ! à peine l’esprit est-il parvenu à sa maturité, que le corps commence à s’affaiblir.

On demandait à Chirac 22 si le commerce des femmes était malsain. « Non, disait-il, pourvu qu’on ne prenne pas de drogues ; mais je préviens que le changement est une drogue. »

C’est l’effet d’un mérite extraordinaire d’être dans tout son jour auprès d’un mérite aussi grand.

Montesquieu grondait un jour très-vivement ses domestiques. Il se retourne tout à coup en riant vers un témoin de cette scène : « Ce sont, dit-il, des horloges qu’on a besoin quelquefois de remonter. »

Un homme qui écrit bien n’écrit pas comme on écrit, mais comme il écrit ; et c’est souvent en parlant mal qu’il parle bien.

Voici comment je défmis le talent : un don que Dieu nous a fait en secret, et que nous révélons sans le savoir.

Les grands seigneurs ont des plaisirs, le peuple a de la joie.

Outre le plaisir que le vin nous fait, nous devons encore à la joie des vendanges le plaisir des comédies et des tragédies.

Je disais à un homme : Fi donc ! vous avez les sentiments aussi bas qu’un homme de qualité.

M... est si doux, qu’il me semble voir un ver qui file de la soie.

Quand on court après l’esprit, on attrape la sottise.

Quand on a été femme à Paris, on ne peut pas être femme ailleurs.

Ma fille disait très-bien : « Les mauvaises manières ne sont dures que la première fois. »

La France se perdra par les gens de guerre.

Je disais à madame du Châtelet : « Vous vous empêchez de dormir pour apprendre la philosophie ; il faudrait au contraire étudier la philosophie pour apprendre à dormir. »

Si un Persan ou un Indien venait à Paris, il faudrait six mois pour lui faire comprendre ce que c’est qu’un abbé commendataire qui bat le pavé de Paris.

L’attente est une chaîne qui lie tous nos plaisirs.

Par malheur, trop peu d’intervalle entre le temps où l’on est trop jeune et celui où l’on est trop vieux.

Il faut avoir beaucoup étudié pour savoir peu.

J’aime les paysans ; ils ne sont pas assez savants pour raisonner de travers.

Sur ceux qui vivent avec leurs laquais, j’ai dit : « Les vices ont bien leur pénitence. »

Les quatre grands poëtes, Platon, Malebranche, Shaftesbury, Montaigne !

Les gens d’esprit sont gouvernés par des valets, et les sots par des gens d’esprit.

On aurait dû mettre l’oisiveté continuelle parmi les peines de l’enfer ; il me semble au contraire qu’on l’a mise parmi les joies du paradis.

Ce qui manque aux orateurs en profondeur, ils vous le donnent en longueur.

Je n’aime pas les discours oratoires, ce sont des ouvrages d’ostentation.

Les médecins dont parle M. Freind dans son Histoire de la Médecine sont parvenus à une grande vieillesse. Raisons physiques : 1º Les médecins sont portés à avoir de la tempérance ; 2º ils préviennent les maladies dans les commencements ; 3º par leur état, ils font beaucoup d’exercice ; 4º en voyant beaucoup de malades, leur tempérament se fait à tous les airs, et ils deviennent moins susceptibles de dérangement ; 5º ils connaissent mieux le péril ; 6º ceux dont la réputation est venue jusqu’à nous étaient habiles ; ils ont donc été conduits par des gens habiles, c’est-à-dire eux-mêmes.

Sur les nouvelles découvertes, nous avons été bien loin pour des hommes.

Je disais sur les amis tyranniques et avantageux : « L’amour a des dédommagements que l’amitié n’a pas. »

A quoi bon faire des livres pour cette petite terre, qui n’est guère plus grande qu’un point ?

Contades, bas courtisan, même à la mort, n’écrivit-il pas au cardinal de Richelieu qu’il était content de mourir pour ne pas voir la fin d’un ministre comme lui ? Il était courtisan par la force de la nature, et il croyait en réchapper.

M..., parlant des beaux génies perdus dans le nombre des hommes, disait : « Comme des marchands, ils sont morts sans déplier. »

Deux beautés communes se défont ; deux grandes beautés se font valoir.

Presque toutes les vertus sont un rapport particulier d’un certain homme à un autre : par exemple, l’amitié, l’amour de la patrie, la pitié, sont des rapports particuliers ; mais la justice est un rapport général. Or, toutes les vertus qui détruisent ce rapport ne sont point des vertus 23 .

La plupart des princes et des ministres ont bonne volonté ; ils ne savent comment s’y prendre.

Le succès de la plupart des choses dépend de savoir combien il faut de temps pour réussir.

Le prince doit avoir l’œil sur l’honnêteté publique, jamais sur les particuliers.

Il ne faut point faire par les lois ce qu’on peut faire par les mœurs.

Les préambules des édits de Louis XIV furent plus insupportables aux peuples que les édits mêmes.

Les princes ne devraient jamais faire d’apologies : ils sont toujours trop forts quand ils décident, et faibles quand ils disputent. Il faut qu’ils fassent toujours des choses raisonnables, et qu’ils raisonnent fort peu.

J’ai toujours vu que, pour réussir dans le monde, il fallait avoir l’air fou, et être sage.

En fait de parure, il faut toujours rester au-dessous de ce qu’on peut.

Je disais à Chantilly que je faisais maigre, par politesse ; M. le duc était dévot.

Le souper tue la moitié de Paris ; le dîner l’autre.

Je hais Versailles, parce que tout le monde y est petit ; j’aime Paris, parce que tout le monde y est grand.

Si on ne voulait qu’être heureux, cela serait bientôt fait ; mais on veut être plus heureux que les autres ; et cela est presque toujours difficile, parce que nous croyons les autres plus heureux qu’ils ne sont.

Les gens qui ont beaucoup d’esprit tombent souvent dans le dédain de tout.

Je vois des gens qui s’effarouchent des digressions ; je crois que ceux qui savent en faire sont comme les gens qui ont de grands bras : ils atteignent plus loin.

Deux espèces d’hommes : ceux qui pensent et ceux qui amusent.

Une belle action est celle qui a de la bonté, et qui demande de la force pour la faire.

La plupart des hommes sont plus capables de grandes actions que de bonnes.

Le peuple est honnête dans ses goûts, sans l’être dans ses mœurs. Nous voulons trouver des honnêtes gens, parce que nous voudrions qu’on le fût à notre égard.

La vanité des gens 24 est aussi bien fondée que celle que je prendrais sur une aventure arrivée aujourd’hui chez le cardinal de Polignac, où je dinais. Il a pris la main de l’aîné de la maison de Lorraine, le duc d’Elbœuf ; et après le dîner, quand le prince n’y a plus été, il me l’a donnée. Il me la donne à moi, c’est un acte de mépris ; il l’a prise au prince, c’est une marque d’estime. C’est pour cela que les princes sont si familiers avec leurs domestiques : ils 25 croient que c’est une faveur, c’est un mépris.

Les histoires sont des faits faux composés sur des faits vrais, ou bien à l’occasion des vrais.

D’abord les ouvrages donnent de la réputation à l’ouvrier, et ensuite l’ouvrier aux ouvrages.

Il faut toujours quitter les lieux un moment avant d’y attraper des ridicules. C’est l’usage du monde qui donne cela.

Dans les livres on trouve les hommes meilleurs qu’ils ne sont : amour-propre de l’auteur, qui veut toujours passer pour plus honnête homme en jugeant en faveur de la vertu. Les auteurs sont des personnages de théâtre.

Il faut regarder son bien comme son esclave, mais il ne faut pas perdre son esclave.

On ne saurait croire jusqu’où a été dans ce siècle la décadence de l’admiration.

Un certain esprit de gloire et de valeur se perd peu à peu parmi nous. La philosophie a gagné du terrain ; les idées anciennes d’héroïsme et de bravoure, et les nouvelles de chevalerie, se sont perdues. Les places civiles sont remplies par des gens qui ont de la fortune, et les militaires décréditées par des gens qui n’ont rien. Enfin c’est presque partout indifférent pour le bonheur d’être à un maître ou à un autre : au lieu qu’autrefois une défaite ou la prise de sa ville était jointe à la destruction ; il était question de perdre sa ville, sa femme et ses enfants. L’établissement du commerce des fonds publics, les dons immenses des princes, qui font qu’une infinité de gens vivent dans l’oisiveté, et obtiennent la considération même par leur oisiveté, c’est-à-dire par leurs agréments ; l’indifférence pour l’autre vie, qui entraîne dans la mollesse pour celle-ci, et nous rend insensibles et incapables de tout ce qui suppose un effort ; moins d’occasions de se distinguer ; une certaine façon méthodique de prendre des villes et de donner des batailles, la question n’étant que de faire une brèche et de se rendre quand elle est faite ; toute la guerre consistant plus dans l’art que dans les qualités personnelles de ceux qui se battent, l’on sait à chaque siége le nombre de soldats qu’on y laissera ; la noblesse ne combat plus en corps.

Nous ne pouvons jamais avoir de règles dans nos finances, parce que nous savons toujours que nous ferons quelque chose, et jamais ce que nous ferons 26 .

On n’appelle plus un grand ministre un sage dispensateur des revenus publics, mais celui qui a de l’industrie et de ce qu’on appelle des expédients.

L’on aime mieux ses petits-enfants que ses fils : c’est qu’on sait à peu près au juste ce qu’on tire de ses fils, la fortune et le mérite qu’ils ont ; mais on espère et l’on se flatte sur ses petits-fils.

Je n’aime pas les petits honneurs. On ne savait pas auparavant ce que vous méritiez ; mais ils vous fixent et décident au juste ce qui est fait pour vous.

Quand, dans un royaume, il y a plus d’avantage à faire sa cour qu’à faire son devoir, tout est perdu.

La raison pour laquelle les sots réussissent toujours dans leurs entreprises, c’est que, ne sachant pas et ne voyant pas quand ils sont impétueux, ils ne s’arrêtent jamais.

Remarquez bien que la plupart des choses qui nous font plaisir sont déraisonnables.

Les vieillards qui ont étudié dans leur jeunesse n’ont besoin que de se ressouvenir, et non d’apprendre.

On pourrait, par des changements imperceptibles dans la jurisprudence, retrancher bien des procès.

Le mérite console de tout.

J’ai ouï dire au cardinal Imperiali : « Il n’y a point d’homme que la fortune ne vienne visiter une fois dans sa vie ; mais lorsqu’elle ne le trouve pas prêt à la recevoir, elle entre par la porte, et sort par la fenêtre. »

Les disproportions qu’il y a entre les hommes sont bien minces pour être si vains : les uns ont la goutte, d’autres la pierre ; les uns meurent, d’autres vont mourir ; ils ont une même âme pendant l’éternité, et elles ne sont différentes que pendant un quart d’heure, et c’est pendant qu’elles sont jointes à un corps.

Le style enflé et emphatique est si bien le plus aisé, que, si vous voyez une nation sortir de la barbarie, vous verrez que son style donnera d’abord dans le sublime, et ensuite descendra au naïf. La difficulté du naïf est que le bas le côtoie ; mais il y a une différence immense du sublime au naïf, et du sublime au galimatias.

Il y a bien peu de vanité à croire qu’on a besoin des affaires pour avoir quelque mérite dans le monde, et de ne se juger plus rien lorsqu’on ne peut plus se cacher sous le personnage d’homme public.

Les ouvrages qui ne sont point de génie ne prouvent que la mémoire ou la patience de l’auteur.

Partout où je trouve l’envie, je me fais un plaisir de la désespérer ; je loue toujours devant un envieux ceux qui le font pâlir.

L’héroïsme que la morale avoue ne touche que peu de gens ; c’est l’héroïsme qui détruit la morale, qui nous frappe et cause notre admiration.

Remarquez que tous les [le] pays qui ont été beaucoup habités sont très-malsains : apparemment que les grands ouvrages des hommes, qui s’enfoncent dans la terre, canaux, caves, souterrains, reçoivent les eaux qui y croupissent.

Il y a certains défauts qu’il faut voir pour les sentir, tels que les habituels.

Horace et Aristote nous ont déjà parlé des vertus de leurs pères et des vices de leurs temps, et les auteurs de siècle en siècle nous en ont parlé de même. S’ils avaient dit vrai, les hommes seraient à présent des ours. Il me semble que ce qui fait ainsi raisonner tous les hommes, c’est que nous avons vu nos pères et nos maîtres qui nous corrigeaient. Ce n’est pas tout : les hommes ont si mauvaise opinion d’eux, qu’ils ont cru non-seulement que leur esprit et leur âme avaient dégénéré, mais aussi leur corps, et qu’ils étaient devenus moins grands, et non-seulement eux, mais les animaux. On trouve dans les histoires les hommes peints en beau, et on ne les trouve pas tels qu’on les voit.

La raillerie est un discours en faveur de son esprit contre son bon naturel.

Les gens qui ont peu d’affaires sont de très-grands parleurs. Moins on pense, plus on parle : ainsi les femmes parlent plus que les hommes ; à force d’oisiveté elles n’ont point à penser. Une nation où les femmes donnent le ton est une nation parleuse 27 .

Je trouve que la plupart des gens ne travaillent à faire une grande fortune que pour être au désespoir, quand ils l’ont faite, de ce qu’ils ne sont pas d’une illustre naissance.

Il y a autant de vices qui viennent de ce qu’on ne s’estime pas assez, que de ce que l’on s’estime trop.

Dans le cours de ma vie, je n’ai trouvé de gens communément méprisés que ceux qui vivaient en mauvaise compagnie.

Les observations sont l’histoire de la physique, les systèmes en sont la fable.

Plaire dans une conversation vaine et frivole est aujourd’hui le seul mérite ; pour cela le magistrat abandonne l’étude des lois ; le médecin croit être décrédité par l’étude de la médecine ; on fuit comme pernicieuse toute étude qui pourrait ôter le badinage 28 .

Rire pour rien, et porter d’une maison dans l’autre une chose frivole, s’appelle science du monde. On craindrait de perdre celle-là, si l’on s’appliquait à d’autres.

Tout homme doit être poli, mais aussi il doit être libre.

La pudeur sied bien à tout le monde ; mais il faut savoir la vaincre, et jamais la perdre.

Il faut que la singularité consiste dans une manière fixe de penser qui échappe aux autres, car un homme qui ne saurait se distinguer que par une chaussure particulière, serait un sot par tout pays.

On doit rendre aux auteurs qui nous ont paru originaux dans plusieurs endroits de leurs ouvrages, cette justice, qu’ils ne se sont point abaissés à descendre jusqu’à la qualité de copistes.

Il y a trois tribunaux qui ne sont presque jamais d’accord : celui des lois, celui de l’honneur, celui de la religion.

Rien ne raccourcit plus les grands hommes que leur attention à de certains procédés personnels. J’en connais deux qui y ont été absolument insensibles : César et le duc d’Orléans régent.

Je me souviens que j’eus autrefois la curiosité de compter combien de fois j’entendrais faire une petite histoire qui ne méritait certainement pas d’être dite ni retenue : pendant trois semaines qu’elle occupa le monde poli, je l’entendis faire deux cent vingt-cinq fois, dont je fus très-content.

Un fonds de modestie rapporte un très-grand fonds d’intérêt 29 .

Ce sont toujours les aventuriers qui font de grandes choses, et non pas les souverains des grands empires.

L’art de la politique rend-il nos histoires plus belles que celles des Romains et des Grecs ?

Quand on veut abaisser un général, on dit qu’il est heureux 30 , mais il est beau que sa fortune fasse la fortune publique.

J’ai vu les galères de Livourne et de Venise, je n’y ai pas vu un seul homme triste. Cherchez à présent à vous mettre au cou un morceau de ruban bleu pour être heureux.

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