Albertine et Frédéric

 

nouvelle

 

En l’année 18.. vivait à Saint-Roch de Québec un nommé François Bouchard.

Bouchard était marchand. Sans être riche, il avait une bonne clientèle qui lui permettait de vivre largement.

Au moment où je le présente à mes lecteurs, François Bouchard peut avoir une cinquantaine d’années.

La vie de mon ami François avait été, à peu de choses près, celle de tous ceux de sa classe.

Son père était un brave ouvrier pas riche, tant s’en faut, mais honnête jusque dans le bout des ongles. Disons qu’en brave Canadien, le père Bouchard avait eu une douzaine d’enfants. Il avait eu le bonheur d’en conserver huit. François était l’aîné.

Comme bien on le pense, ces enfants n’eurent pas une forte instruction. Cependant tous allèrent à l’école jusque après leur première communion.

François fut mis à l’école des Frères de Saint-Roch. Il en sortait à l’âge de douze ans pour entrer comme commis dans un magasin de cette localité.

Les magasins n’étaient pas aussi nombreux alors, qu’ils le sont aujourd’hui, et les salaires étaient loin d’être aussi satisfaisants.

François Bouchard changea deux ou trois fois de patrons, mais dans chaque établissement, il sut remplir sa position à la satisfaction de ceux dont il était l’employé.

À l’âge de vingt-deux ans, François se mariait. La nouvelle Dame Bouchard était assez jolie. Elle se nommait Martine Beaudoin et pouvait avoir lors de son mariage une vingtaine d’années.

Son père Alexis Beaudoin était employé à la fabrique de meubles de M. Vallière sur la rue Saint-Valier. Il avait un bon salaire et il vivait bien.

Le mariage de François Bouchard et de Martine Beaudoin se fit sans éclat.

François n’était pas riche, puisqu’il ne gagnait que six piastres par semaine : il ne voulait pas faire trop de dépenses pour son mariage, afin de conserver les petites économies qu’il avait faites, pour mettre à exécution un projet qu’il avait formé et qui était ni plus ni moins celui de prendre un jour magasin pour son propre compte.

Un an plus tard, François Bouchard avec l’aide de son beau-père, ouvrait un magasin de marchandises sèches sur la rue des Fossès, au coin de la rue du Pont, justement à l’endroit où se trouve aujourd’hui le magasin de M. Rochette, cordonnier.

Il ne doit pas être nécessaire de dire, que le magasin de mon ami François n’était pas aussi considérable que celui des gros marchands de Québec, actuellement. Mais il avait un assortiment assez varié, qui lui était suffisant dans les circonstances.

Le mariage de François Bouchard fut béni par la naissance d’une enfant, une belle petite fille qui reçut au baptême le nom Albertine.

Dire que la petite Albertine fut aimée, choyée, dorlotée, c’est perdre son temps. Car, je le demande ici aux pères et mères de famille, aux grands-pères et grands-mères, aux oncles et aux tantes mêmes, quel est celui ou celle d’entre eux qui n’aime pas son enfant, ou l’enfant de son frère ou de sa sœur.

On aimait la petite Albertine, on l’adorait même. La grand’mère disait à sa fille, tu la gâtes et elle de son côté satisfaisait au moindre caprice de sa petite fille.

Albertine grandit entourée des soins et des caresses de toute la famille. La mère Beaudoin ne passait pas une fois devant la maison sans entrer donner au moins un baiser à l’enfant.

Lorsque Albertine commença à sourire puis à gazouiller, ce fut une joie dans la famille. On lui parlait comme si elle eût été grande fille. On riait aux larmes de ses cris de joie, de son petit bavardage.

On se disputait pour savoir quel nom la petite dirait le premier.

À quatre ans la petite Albertine commençait à apprendre ses lettres. À huit ans on la mettait pensionnaire au couvent de Saint-Roch ; à dix ans elle faisait sa première communion et à seize ans elle laissait le couvent pour rentrer définitivement dans sa famille.

Partout où elle passait, la petite Albertine se faisait aimer. Douée de beaucoup de talent, et d’une intelligence fort rare, elle faisait de rapides progrès et tenait la tête dans chacune de ses classes.

Lorsqu’elle sortit du couvent, elle était assez instruite pour la position qu’elle devait occuper dans le monde. Ce qui ne gâte rien elle était assez bonne musicienne, c’est-à-dire qu’elle jouait le piano très bien et qu’elle chantait à ravir. Elle pouvait être la femme d’un médecin, d’un notaire, d’un avocat et même d’un journaliste.

À seize ans, Albertine était belle, je dirai même jolie. Elle était grande et admirablement bien faite. Des cheveux blonds et légèrement ondulés lui tombaient sur les épaules, des beaux yeux bleus et surtout un sourire qui la faisait aimer de tous ceux qui la voyaient, telle était Albertine Bouchard.

Faut dire que les prétendants ne faisaient pas défaut. Mais la jeune fille ne voyait pas de hâte à se marier. Elle vécut ainsi, jusqu’à l’âge de vingt ans.

Cent amoureux s’étaient présentés, et tous avaient été refusés. Les gens commençaient à trouver cela étrange et l’on se disait déjà qu’Albertine avait l’intention de se faire sœur de la charité.

 

*  *  *

 

Au moment où se passe notre récit, François Bouchard avait à son emploi, depuis environ six mois, un jeune homme de vingt-deux ans à peu près.

Il se nommait Frédéric Martel.

C’était le fils d’un cultivateur de l’Ange-Gardien.

Frédéric était ce qu’on appelle un joli garçon. Il avait fait une partie de son cours classique au Séminaire de Québec, puis avait abandonné le grec et le latin pour se mettre dans le commerce.

Il avait pris de Lavigueur, des leçons de violon et jouait assez bien pour amuser son monde.

Tel qu’il était Frédéric n’était pas à détester, et bien des jeunes filles lui faisaient les yeux doux.

Mais il était pauvre.

Son père avait une nombreuse famille et l’instruction qu’il avait donnée à son fils était le seul héritage qu’il pouvait lui laisser.

Il y avait quatre ou cinq ans qu’il était dans le commerce lorsqu’il entra comme commis chez Bouchard. Frédéric avait pour salaire sa pension et dix piastres par mois.

La première fois que Frédéric et Albertine se rencontrèrent, ils se sentirent attirés l’un vers l’autre. Le jeune homme avait le malheur d’être terriblement timide.

Il considérait Albertine trop riche pour oser croire qu’un jour il pourrait prétendre à sa main et pour rien au monde il n’eut voulu laisser percer l’amour qu’il avait pour la jeune fille.

Car il faut bien le dire, Frédéric aimait la fille de son patron, il l’aimait comme on n’aime qu’une fois dans sa vie. Il eut donné tout au monde pour être aimé d’Albertine, mais jamais il n’eut voulu encourager cet amour, parce qu’il était persuadé que son patron ne voudrait jamais l’accepter, lui pauvre diable, pour son gendre.

Dans les premiers temps que Frédéric passa chez Bouchard, il avait l’habitude de se rendre au salon et de rester quelques heures à faire de la musique avec Albertine, en compagnie du père et de la mère de la jeune fille.

On chantait, on jouait et le temps passait on ne peut plus agréablement.

François prenait un bien vif plaisir à faire venir Frédéric dans le salon et à le faire rencontrer avec sa fille.

Ignorait-il quel serait le résultat de ces rencontres répétées, ou, le sachant, trouvait-il que le jeune Martel était un parti avantageux pour Albertine ? Mystère que nous tâcherons d’éclaircir en temps et lieu.

Les choses allaient ainsi depuis six mois ; un dimanche, lorsque Frédéric entra chez son patron, après les vêpres, il trouva dans le salon un jeune homme en compagnie d’Albertine.

On se figure facilement la douleur qu’il ressentit. Et pourtant il devait s’y attendre.

Il n’avait jamais parlé de son amour à la jeune fille.

Il est vrai qu’il passait tous ses moments de loisir dans la demeure de son patron ; qu’il saisissait toutes les occasions d’être agréable à la jeune fille ; mais ce n’était pas suffisant pour qu’Albertine, si toutefois elle l’aimait, n’encourageât pas les avances d’un autre jeune homme.

Frédéric n’avait pas une goutte de sang dans la figure ; il dut s’appuyer sur le dos d’une chaise, pour ne pas tomber. Cela se passa en moins d’une minute. Il se disposait à se retirer, lorsque Albertine se rendit au-devant de lui et le conduisit auprès du jeune homme qu’elle lui présenta sous le nom de Joseph Valin.

 

*  *  *

 

Valin était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans. Il venait d’être reçu avocat. Il appartenait à une famille assez bien posée pour aider au jeune avocat à se faire une clientèle capable de le faire vivre à l’aise.

C’était donc un parti avantageux, et le pauvre Frédéric avait bien raison de craindre sa présence.

Albertine paraissait gaie. Naturellement sa joie augmentait encore la douleur qu’éprouvait Frédéric.

François Bouchard s’était aperçu de ce qu’éprouvait son employé, et avait regardé son épouse afin de le lui faire remarquer, mais il n’en eut pas la peine. La mère d’Albertine suivait attentivement Frédéric, et dois-je le dire, il vint un moment où ses yeux se voilèrent de larmes.

Elle essaya un moyen de mettre un terme aux souffrances du jeune Martel, en lui proposant de faire un peu de musique. Frédéric ne se sentait pas capable de jouer, il donna toutes sortes de prétextes, mais il lui fallut s’exécuter.

Albertine se rendit au piano et Frédéric dut prendre son violon. Mais il joua mal, très mal même. Finalement il plaça son violon sur le piano et ne voulut plus y toucher. Dès qu’il en trouva l’occasion, il se retira dans sa chambre. Valin partit quelques instants plus tard enchanté de sa visite.

Décrire le désespoir qui s’empara du jeune Frédéric, est impossible. Tout était fini. Le parti qui se présentait était avantageux et infailliblement, il serait accepté par la jeune fille et par les parents.

Il pleura amèrement. Ces pleurs le soulagèrent un peu. Il songea alors à ce qu’il avait à faire.

Il ne trouva qu’un moyen, s’éloigner de cette maison où il avait vécu si heureux depuis plusieurs mois. Il ne reverrait plus Albertine et qui sait s’il ne parviendrait pas à l’oublier.

Lorsque l’on vint le chercher pour le souper, il refusa de descendre, disant qu’il n’était pas bien et qu’il ne désirait pas manger.

La servante le questionna quelque peu et malgré toutes les précautions que Frédéric prenait pour se cacher la figure, elle s’aperçut qu’il avait pleuré.

Elle se rendit dans la salle à dîner où se trouvait déjà François Bouchard, son épouse et sa fille et raconta ce qu’elle venait de voir.

En entendant ce que la servante disait Albertine comprit de suite le mal dont Frédéric souffrait.

Son père et sa mère qui la regardaient la virent pâlir, puis enfin éclater en sanglots.

Elle l’aimait et chose étrange, jamais elle en avait dit un mot à ses parents. La chose s’explique facilement si l’on considère que Frédéric ne lui avait jamais parlé de son amour. Comme elle n’avait même pas la certitude d’être aimée, quoiqu’elle s’en doutât beaucoup, elle ne se croyait pas obligée de parler à ses parents de l’amour qu’elle éprouvait pour le jeune homme.

Les parents d’Albertine aimaient beaucoup Frédéric. Ils le savaient sobre, honnête et religieux. Il eut été difficile pour eux d’avoir un meilleur gendre.

Ils consolèrent leur fille en lui promettant que tout s’arrangerait et qu’avant longtemps il y aurait deux heureux de plus.

François s’attendait que Frédéric lui parlerait de son amour pour sa fille et la demanderait en mariage. N’ayant qu’Albertine d’enfant, il voulait la garder chez lui. Le jeune Frédéric deviendrait son associé et serait ainsi en position de bien faire vivre son épouse.

Dois-je dire ici, que Frédéric et Albertine dormirent peu la nuit suivante.

Le lendemain matin, Frédéric descendait au magasin et lorsque François arriva à son tour, le jeune homme se rendit auprès de lui. François l’accueillit avec joie. Ils parlèrent de différentes choses, puis Frédéric annonça à son patron son intention de le quitter prochainement.

François ne s’attendait pas que l’affaire prendrait cette tournure. Cependant il se remit bientôt de sa surprise et répondit à Frédéric :

– Je regrette beaucoup la détermination que vous avez prise : j’avais l’intention de vous prendre comme associé au mois de mai prochain.

En entendant ces paroles, Frédéric resta tout décontenancé. Il demeura quelques secondes avant de répondre, mais une idée lui traversa l’esprit : que lui servirait d’être l’associé de M. Bouchard si Albertine devait épouser un autre que lui.

François comprit l’hésitation qu’éprouva le jeune homme, il comprit aussi la raison de sa réponse : Frédéric refusait l’offre de son patron.

Le père d’Albertine demanda au jeune homme d’attendre encore quelques jours avant de prendre une décision finale. Frédéric consentit à se rendre au désir de Bouchard.

 

*  *  *

 

La gaieté était disparue chez François.

Aux repas à peine s’échangeait-il quelques paroles. Frédéric et Albertine avaient l’air de deux condamnés à mort. La tête basse, n’osant se regarder l’un l’autre ; c’était quelque chose de navrant de les voir.

Cela dura deux jours. Le matin du troisième jour, Albertine brisée par tant d’émotions ne put se lever.

François envoya chercher le docteur Rousseau, qui vint immédiatement voir la jeune fille. Après quelques questions posées à la mère de celle-ci, il dit en riant que la maladie n’était pas grave et que le remède qu’il allait donner serait très efficace.

Le docteur se rendit au salon et fit mander Frédéric.

– Mon ami, dit le docteur Rousseau, Albertine est malade et c’est de votre faute ; il vous faut m’aider à la guérir. Elle vous aime et vous l’aimez. Allez lui conter votre amour immédiatement.

Puis prenant Frédéric par le bras, il le conduisit dans la chambre où se trouvait la jeune fille.

– Tenez, s’écria-t-il, en s’approchant d’Albertine, voici un jeune homme qui a quelque chose d’intéressant à vous dire.

Puis il se retira, laissant Frédéric auprès de la malade.

En voyant le changement qui s’était opéré en si peu de temps chez la jeune fille, Frédéric ne put retenir ses larmes.

– C’est donc vrai que vous m’aimez, s’écria-t-il, en se jetant aux pieds d’Albertine. Ah ! pardonnez-moi ce que je vous ai fait souffrir. Si vous saviez la douleur que me causait l’idée que vous pouviez en aimer un autre. Je vous aime, je t’aime Albertine...

Inutile de dire la joie qu’éprouva la jeune fille, en voyant Frédéric et en l’entendant déclarer l’amour qu’il avait pour elle. Tout le passé fut oublié et l’on ne songea plus qu’au présent et à l’avenir.

Huit jours après, Albertine était rétablie, et trois mois plus tard, M. le curé Charest bénissait dans la belle église de Saint-Roch, le mariage de Frédéric Martel avec Albertine Bouchard.

 

 

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