François Béland

 

récit

 

Celui qui veut entendre raconter des histoires et des fameuses, encore, n’a qu’à s’adresser à un de ces vieillards qui ont passé une partie de leur jeunesse dans les chantiers.

L’autre soir, je me trouvais chez un ami, en compagnie de plusieurs ouvriers, dont quelques-uns avaient les cheveux passablement blancs, ou pour me servir d’une expression plus poétique dont les cheveux avaient blanchi sous le poids des ans et de je ne sais trop quoi encore.

On fumait la pipe, au coin du feu, et naturellement les histoires allaient leur train.

Un bon vieux qui n’avait pas encore pris la parole, nous dit : J’ai été témoin d’un accident lorsque j’étais par en haut, qui m’a valu la confession du malheureux qui en avait été la victime. S’il n’était pas si tard, – il pouvait être dix heures, – je crois que je vous raconterais l’histoire.

– Contez toujours, père Michel, – c’était le nom du vieillard, – nous dormirons moins longtemps, répondîmes-nous.

– Puisque vous le voulez, dit le père Michel, je vais vous la dire, seulement, vous comprenez bien que je ne vous donnerai pas le vrai nom de mon héros.

Et le bon vieux commença d’une voix émue, le récit suivant :

 

*  *  *

 

C’était en 1856, je travaillais avec plusieurs autres ouvriers, dans un chantier, à Ottawa ou Bytown, comme on nommait cette ville alors.

Notre journée était finie ; nous revenions à notre camp, lorsque nous vîmes venir au devant de nous, l’air effaré, un de ceux qui travaillaient dans une autre partie du chantier. Nous nous empressâmes de le rejoindre pour lui demander ce qui était arrivé.

– C’est François Béland qui vient de se tuer, nous dit-il !

– François est mort ?

– Pas mort encore, mais ça ne peut tarder beaucoup.

Puis sans nous donner le temps de lui demander des explications, il nous raconta qu’un arbre était tombé sur Béland et lui avait fracturé les deux jambes.

Béland n’était pas aimé dans le chantier.

Il parlait affreusement mal ; sacrait, jurait, du matin au soir. De plus, un de nos compagnons qui le connaissait bien, avait dit qu’il sortait du pénitencier ; tout avait mis les hommes contre lui.

Cependant la nouvelle de l’accident fit oublier les défauts du malheureux qui allait mourir.

Béland, qui avait été transporté dans le camp, ne reprit connaissance que le soir. Je me trouvais seul près de lui lorsqu’il ouvrit les yeux.

– C’est fini, mon pauvre Michel, je vais mourir, et dans quel état ? Grand Dieu !

– Il faut te recommander à Dieu, mon cher ami, lui dis-je en lui prenant la main. Il n’a jamais rejeté ceux qui ont recours à lui.

– Me recommander à Dieu ? c’est inutile. Si tu connaissais ma vie, tu ne parlerais pas d’espoir en sa miséricorde. Tu es un ami pour moi, avant de mourir je veux te raconter la vie que j’ai menée.

– Cela te fatiguerait, François, et ne te serait d’aucune utilité.

– Je veux avoir la conscience libre. Il me semble que, lorsque je t’aurai fait en quelque sorte, ma confession, je pourrai alors m’adresser à Dieu.

Dans ce temps-là, dit le père Michel, on n’avait pas de prêtre dans le chantier et lorsqu’un des nôtres mourrait, il n’avait pas la consolation de recevoir les sacrements de l’Église.

François Béland, après avoir bu un peu d’eau que je lui avais donné, commença le récit de sa vie.

 

*  *  *

 

Mon enfance, mon cher ami, n’a été qu’un tissu de plaisir, de joie et de bonheur : tout était rose pour moi.

Né de parents riches, je fus élevé avec toute la délicatesse possible. Mon père était un des premiers marchands de Montréal et faisait de très bonnes affaires.

Je me rappelle bien peu de mon père, car, lorsqu’il mourut, j’avais à peine cinq ans ; mais je me souviens très bien de ma mère, cet ange de douceur, et son souvenir me reproche sans cesse d’avoir si peu suivi les bons conseils qu’elle m’a donné dans ma jeunesse et surtout sur son lit de mort.

Hélas ! quand on est entré dans la voie du vice, on en sort difficilement.

À dix ans, ma mère m’envoya au séminaire de Québec pour y faire mes études.

Je ne parlerai pas de la peine que je ressentis en la laissant. Jamais je ne l’avais quittée ; elle avait toujours été près de moi, me guidant dans mes actions.

Pendant mes études, non seulement elle m’écrivait souvent, mais elle venait plusieurs fois à Québec, durant l’année. Je ne devais pas avoir longtemps le plaisir de la voir et de recevoir ses conseils.

Un jour, j’étais alors en rhétorique, on vint m’avertir de me rendre immédiatement auprès de ma mère qui se mourrait. Je partis de suite et j’arrivai au chevet de son lit, au moment où elle recevait les derniers sacrements.

Ce sont ces souvenirs qui m’accablent. Je ne puis songer à ce moment douloureux, sans me sentir écrasé sous le poids du remords. Je vois encore ce sourire que ma mère me jeta en me tendant la main, lorsque je m’approchai du lit sur lequel elle agonisait.

Elle était résignée, et ce fut avec calme qu’elle me donna les conseils si bons et si tendres, qu’une mère seule sait donner, mais que, malheureusement, je n’ai pas suivis.

Elle avait confiance en mon avenir ; puis, elle me mettait sous la protection de la sainte Vierge, qu’avait-elle à craindre ? Si j’eusse suivi ses conseils elle n’avait rien à craindre en effet, mais j’oubliai tout, tout jusqu’au souvenez-vous que j’avais promis de réciter tous les jours.

Mais, ma mère, vous êtes vengée.

Chaque nuit, après que j’eus cessé de remplir mes promesses, elle m’apparaissait, et de son doigt menaçant me montrait le gouffre où j’allais me précipiter aussi aveuglément. Je sentais parfois ses lèvres froides me toucher au front comme dans le baiser suprême qu’elle me donna sur son lit de mort. J’étais glacé d’épouvante, car cela me rappelait le serment oublié.

Cauchemar épouvantable qui a établi son domicile au chevet de mon lit et qui chaque nuit se présente toujours plus terrible et plus vengeur.

Ici, dit le père Michel, Béland s’arrêta : il pleurait. J’étais aussi ému que lui. Il resta quelques instants silencieux, puis il reprit :

Ma mère mourut le lendemain. Après lui avoir rendu les derniers devoirs, je me mis à arranger mes affaires. J’étais riche ; je pouvais vivre sans travailler. À quoi bon alors, aller me casser la tête à apprendre les mathématiques, la philosophie, etc. Des amis, étaient-ce bien des amis ? me conseillèrent de rester dans le monde. Peu disposé au travail, par nature, je me décidai bientôt à suivre leurs conseils.

Ce fut ma première faute.

Ne connaissant pas la valeur de l’argent, je me livrai à des dépenses extravagantes. Je fis de nouveaux amis et je me livrai avec eux à tous les plaisirs de la vie.

J’oubliai bientôt le chemin de l’Église et j’en vins à ne plus réciter une seule prière, pas même celle que ma mère m’avait recommandé de dire.

L’intérêt de mon argent ne suffit plus bientôt à mes dépenses ; j’entamai le capital, au bout de deux ans j’étais ruiné, complètement ruiné.

Je ne pouvais plus vivre sans travailler ; il me fallut chercher de l’ouvrage. Je n’ai pas besoin de te dire que d’amis, je n’en avais plus. Dès qu’on avait appris que j’étais ruiné au point de n’avoir pas un sou dans ma poche, on m’avait abandonné à toutes les horreurs de la misère ; voilà l’habitude du monde.

Je dois te dire qu’en me voyant dans cette position, je fis un retour sur le passé. Je vis alors l’énormité de ma faute et pour la première fois depuis plusieurs années, je pensai aux conseils que ma mère m’avait donné sur son lit de mort.

Je me jetai à genoux et je récitai la prière favorite de ma mère : le Souvenez-vous. Je demandai à la Vierge Marie, ce refuge des pêcheurs, d’avoir pitié de moi. Je priai longtemps ; que de choses n’avais-je pas à lui demander ? Lorsque je me relevai, j’avais repris courage.

Je cherchai de l’emploi, malheureusement j’étais connu et partout où je me présentais, je recevais la même réponse : pas d’ouvrage.

Le besoin se faisant sentir, je fus contraint d’aller travailler à la journée sur les quais. Je fis connaissance avec des misérables de la pire espèce. D’un caractère changeant, sans volonté, j’oubliai les résolutions que j’avais prises de me corriger et je devins aussi vaurien qu’eux.

Ne pouvant pas suffire à mes dépenses, je volai. Un de ceux qui m’avait aidé à faire le coup, me dénonça à la police. On fit une perquisition chez moi et on y trouva les objets volés. Je fus pris, amené devant le juge et condamné à cinq ans de pénitencier.

 

*  *  *

 

Béland fit une nouvelle pose. Évidemment, il lui en coûtait de me confier le secret de ma vie. Je lui en fis la remarque en lui disant que c’était mieux pour lui de ne pas continuer. Ses jambes le faisaient horriblement souffrir. Je le priai de se tenir coi et de tâcher de prendre du repos.

– Du repos, me répondit-il, j’en prendrai bientôt et ce sera pour longtemps. D’ailleurs j’ai commencé à te conter ma vie, je tiens à continuer jusqu’au bout...

Lorsque je fus condamné au pénitencier, je n’étais pas complètement dégradé. J’avais volé parce qu’on m’y avait poussé ; j’appris plus tard qu’on m’avait fait faire ce vol, dans le but de me perdre définitivement.

J’avais encore des manières qui ne plaisaient pas à ceux avec qui je travaillais. N’ayant pas été élevé à courir les rues, j’avais conservé dans ma misère, une certaine hauteur qui me fit détester de ces misérables. Ils complotèrent ma perte et réussirent à merveille.

Mon procès, ma condamnation, tout ça passa comme un rêve.

Le jour arriva où il me fallut partir pour le pénitencier. L’on me donna pour compagnon de route un individu qui en était à son troisième voyage. C’était un voyou de profession. Je fus effrayé du cynisme de son langage ; mais je n’étais pas encore au plus beau.

On emprisonne les voleurs, les meurtriers, etc., pour les corriger. Hélas ! l’on devrait plutôt dire que c’est pour les rendre plus mauvais.

J’arrivai à Kingston le soir. Après avoir enregistré mon nom sur un livre, on me conduisit à ma cellule. En passant dans le petit corridor qui sépare les deux rangées de cellules, j’entendis les prisonniers qui se criaient les uns aux autres : en voilà un nouveau !

J’arrivai enfin à ma chambre. Ma chambre ! l’espace nécessaire pour y mettre un lit. L’on me dit de me coucher, ce que je fis sans me faire prier, car j’avais besoin de repos. J’étais brisé par le trajet que je venais de faire et je comptais bien dormir un peu pour éloigner de mon esprit tout ce que mon compagnon de route m’avait dit. Je n’eus ni repos, ni sommeil.

À peine le gardien avait-il fermé et barré la porte ou plutôt la grille en fer qui fermait ma chambre et eut-il laissé l’appartement où se trouvait les cellules, que j’entendis un bruit épouvantable. C’était mes compagnons qui secouaient avec force les grilles fermant leur cage respective. Ce bruit fut suivi de cris, de blasphèmes, de hurlements poussés par les prisonniers. Ce tapage d’enfer dura jusqu’au matin ; j’ajouterai que ce manège fut renouvelé presque toutes les nuits, que je passai au pénitencier.

J’ai oublié de te dire qu’en arrivant, on m’avait fait changer de vêtement ; j’avais dû revêtir l’habit des prisonniers.

Je fis ce changement d’assez mauvaise grâce. Je trouvais pénible d’endosser un pantalon dont une jambe était d’étoffe rouge et l’autre d’étoffe gris clair ; un habit des mêmes couleurs et une casquette faite des mêmes étoffes taillées en pointes et disposés de manière que le gris soit suivi du rouge.

J’étais content, lorsque le matin, j’entendis le gardien qui venait ouvrir les cellules.

Ma première journée fut certainement la plus pénible de celles que je passai au pénitencier. Il me fallut dire d’où je venais et ce que j’avais fait. Comme j’avais l’air un peu timide, on me lança force quolibets, accompagnés bien souvent de coups de poing, lorsqu’on était certain que le gardien ne voyait pas.

L’on me mit à casser de la pierre ; moi qui n’avais pas beaucoup travaillé aux ouvrages forçants, je trouvai la besogne dure.

Je fus bientôt au courant des habitudes de la vie au pénitencier. Chacun des prisonniers me conta pourquoi il avait été fait prisonnier et presque tous me dirent que lorsqu’ils seraient sortis, ils sauraient bien faire leurs coups sans se faire pincer.

 

*  *  *

 

Je t’ai dit que j’avais été effrayé des propos que mon compagnon de route m’avait tenus pendant le trajet de Montréal à Kingston ; c’était peu de chose en comparaison de ce que j’ai entendu là-bas.

Veut-on voir où se trament généralement les mauvais coups qui se font ? qu’on aille au pénitencier. Les prisonniers passent leur temps à préparer des vols, des incendies, des meurtres mêmes.

Au commencement, j’étais dégoûté de leurs propos ; puis, peu à peu je cessai de voir du mal dans leurs projets, et je finis par y prendre une large part.

J’avais lu beaucoup de romans français et je n’avais pas toujours choisi les meilleurs. Bien des fois je préparai avec l’aide des souvenirs qui m’étaient restés de ces lectures, des coups épouvantables, qui ne furent pas exécutés, il est vrai, mais dont l’idée poussa certainement mes compagnons à essayer de les approcher.

Au contact de ces gens, j’avais complètement perdu les bonnes intentions de me corriger.

Je t’ai dit que j’étais arrivé à aider mes compagnons dans leurs mauvais projets. Les gardiens eurent bientôt connaissance de la chose et je fus désigné par eux, comme un être dangereux.

Ce témoignage des gardiens me les fit détester.

Un jour, un de ces hommes m’ayant parlé trop brutalement, la colère m’emporta et je lui donnai un maître coup de poing sur la figure. Le coup n’était pas fait que je le regrettais déjà. Je savais qu’un prisonnier qui ose lever la main sur un gardien, est condamné au fouet.

L’on m’enferma dans un cachot, et le soir, on m’apprit que je recevrais le lendemain matin à dix heures, dix douzaines de coups.

Cent vingt coups de fouet, appliqués comme on le fait au pénitencier, sur une peau délicate comme la mienne, c’était plus que suffisant pour me donner la mort.

J’eus peur.

Je passai la nuit sans sommeil ; j’étais debout avant le jour. À dix heures moins le quart on vint me chercher.

Sait-on vraiment ce que c’est que la peine du fouet ? Ces gens qui ont pour mission de faire la loi, ont-ils une idée des douleurs qu’endure le malheureux qui reçoit une centaine de coups de fouet ? Ah ! il faudrait que ces messieurs y passassent une fois. Il faudrait qu’avant d’élire un député, on l’envoyât passer quelque temps dans un pénitencier ; lui faire appliquer de temps à autre quelques douzaines de coups de fouet sur le dos ; lui faire connaître la conduite infâme de ces gardiens qui paraissent avoir pour mission de tourmenter les prisonniers, afin de pouvoir les battre ; ensuite peut-être y regarderait-il deux fois avant de voter des lois barbares.

Que de changements ne ferait-on pas ? Et ces changements seraient tout autant en faveur des gens respectables, que des prisonniers.

En effet, croit-on que la conduite des gardiens qui mènent les prisonniers comme des animaux ni plus ni moins ; croit-on que cette discipline que l’on donne aux forçats, les fasse devenir meilleurs ? Si réellement on le pensait, je pourrais donner le plus parfait démenti.

Le jour où j’ai reçu cent vint coups de fouet, j’ai cessé d’être un homme pour devenir une brute. Mais je ne dois pas aller trop vite ; il me faut te conter comment on m’appliqua ma punition et comment je la supportai.

 

*  *  *

 

J’avais déjà eu l’occasion de voir plusieurs de mes compagnons recevoir un aussi grand nombre de coups que moi, mais j’avoue franchement que je n’avais pu me faire une idée de l’énormité de cette tortine, c’est bien le mot.

Donc, à dix heures moins le quart, on vint me chercher.

Je n’avais pas une très bonne contenance, mais sachant que mes compagnons avaient la vue sur moi, sur moi qu’on considérait déjà comme un être supérieur, je tâchait de paraître ferme.

Tous les prisonniers étaient réunis dans l’endroit où devait avoir lieu le supplice.

En me voyant arriver entre deux gardiens, quelques-uns me regardèrent d’un air moqueur, mais la généralité paraissait attristée. J’en vis même quelques-uns dont les yeux étaient remplis de larmes. C’est que, vois-tu, plusieurs de ces malheureux n’étaient pas encore complètement corrompus ; soit qu’ils fussent nouvellement arrivés, soit qu’ils n’eussent pas encore eu à souffrir de la brutalité des gardiens ; ils leur restaient encore un peu de cœur.

On m’attacha les bras et les pieds à une échelle, après avoir eu le soin de mettre mon dos à nu.

Deux prisonniers qui avaient consenti à m’appliquer la torture en échange de leur liberté, se placèrent de chaque côté de moi.

Le chef de l’établissement donna l’ordre de commencer.

Un sifflement terrible retentit à mon oreille, et je sentis de suite les sept lanières du fouet me fendre la peau en sept endroits différents. Second sifflement, second coup. L’on m’eut enfoncé dans la peau mille épingles rougis au feu, que je n’aurais pas trouvé le supplice plus dur.

Les coups continuaient à pleuvoir sur mon pauvre dos. Le sang jaillissait de mille endroits différents. Les fouets en étaient rougis ; mes bourreaux en avaient sur la figure ; leurs mains en étaient teintes.

Encouragés par les gardiens brutaux, qui répétaient leur misérable « encore », mes bourreaux frappaient, frappaient sans cesse.

Tu n’avais plus de peau sur le dos, me dirent mes compagnons après le supplice, et nous voyions à chaque nouveau coup de fouet, un morceau de chair se détacher de ton corps et aller tomber sur tes bourreaux.

Je ne perdis pas connaissance, cependant, mais, lorsqu’après avoir eu frappé les cent vingt coups, on vint me détacher, on dut me transporter, car, je ne pouvais plus bouger.

Au lieu de me faire soigner, l’on me jeta de nouveau dans un cachot, car j’avais un mois de détention particulière, si je puis m’exprimer ainsi, en outre des cent vingt coups de fouet. Je dus revêtir une chemise de grosse toile qu’on me donna. Ce linge grossier s’attachant à la plaie vive, me causait des douleurs impossibles à décrire.

Au lieu de revenir à de bons sentiments, je perdis le peu de bonté qui me restait ; dès que je pus articuler une parole, ce fut pour blasphémer contre Dieu, ses saints et l’humanité toute entière.

C’est le résultat qu’on obtient de chacune de ces brutalités.

Lorsque je terminai ma punition, je n’avais plus que quelques mois à faire pour terminer mes cinq ans, et comme j’avais hâte de mettre à exécution le projet que j’avais préparé pendant ma détention, je fus sage.

Le jour arriva bientôt où je pus jouir encore une fois de la liberté.

 

*  *  *

 

Ma première pensée en sortant du pénitencier, fut pour le misérable qui m’avait livré à la justice et qui était la cause de mes cinq ans de détention.

Mon intention était de lui faire perdre le goût du pain ; je ne tardai pas à trouver l’occasion d’exécuter mon projet.

En partant de Kingston, je me rendis de suite à Montréal, et je me mis à la recherche de mon homme. Je dois te dire que le nom de l’individu était Pitre Latouche.

C’était un gros et grand gaillard qui n’avait pas fret aux yeux, comme on dit d’ordinaire.

Je cherchai donc Latouche dans toutes les rues de Montréal, et je ne le trouvai pas. Un de ses amis que je rencontrai dans un hôtel du coin flambant,(1) m’apprit qu’il était à Québec.

Je partis pour Québec.

En arrivant en cette ville, je fus me loger à l’hôtel de la mère Smith, rue Champlain. C’était là que s’assemblait tout ce qu’il y avait de voleur et de canaille. Je sus bientôt que Latouche était en ville et qu’il venait de temps à autre chez la mère Smith.

Soit qu’il sut que j’étais à Québec, soit pour d’autres raisons, je passai un mois sans le voir.

Je commençais à perdre patience lorsqu’un soir j’aperçus celui que je cherchais, marchant à quelques pas devant moi, et se dirigeant vers l’hôtel Smith.

Je le suivis de loin. Je savais que Latouche n’avait pas l’habitude de passer les nuits dans cet endroit et qu’il en sortait presque toujours seul, vers minuit, pour aller faire quelques mauvais coups.

Je l’attendis à quelques pas de l’hôtel. J’avais acheté en arrivant à Québec, un grand couteau, semblable à ceux dont les bouchers se servent pour dépecer les animaux, et je l’avais sur moi, ce soir-là.

À minuit, Latouche sortit de chez la Smith ; il était seul. Il faisait tellement noir qu’on ne voyait pas à dix pas devant soi.

Latouche passa près de moi en sifflant, probablement pour faire croire qu’il n’avait pas peur ; il ne me vit pas.

Je pris mon couteau de ma main droite, et je le suivis jusqu’à un endroit éloigné de toute habitation.

Sachant que quand même il crierait, personne ne l’entendrait, je pressai le pas et le rejoignis bientôt.

– Eh ! bien, lui dis-je, en lui mettant la main sur l’épaule : est-ce qu’on ne connaît pas les anciens amis par ici ?

– Il fait si noir, me répondit-il, qu’il est impossible de te voir la face. Je ne me souviens pas de toi.

– Non ? alors, je vais aider ta mémoire. Te rappelles-tu d’un nommé François Béland qui travaillait avec toi, à Montréal, il y a cinq ans ?

– Tiens, c’est toi ?

– Oui, c’est moi. Mais ne vas pas trop vite, nous avons un petit compte à régler ensemble. J’ai su ta conduite infâme. Ah ! tu croyais que ta trahison resterait impunie. Eh ! bien, détrompes-toi. Par ta faute j’ai passé cinq ans au pénitencier, par ta faute j’ai été fouetté. J’ai souffert tout cela avec un certain plaisir, car j’espérais avoir un jour l’occasion de me venger. Cette occasion je la trouve. Voici ta récompense.

En disant cela, je lui enfonçai mon couteau dans le cœur, jusqu’à la garde.

Il jeta un cri effroyable et tomba pour ne plus se relever.

Au lieu de me sauver de suite, je restai à Québec. Je changeai d’habillement, puis, comme j’avais la barbe et les cheveux longs, je me fis raser et coiffer. Je n’étais plus reconnaissable. Je me mis en pension dans un hôtel de Saint-Roch, et j’attendis pour voir ce qui allait arriver.

Le lendemain, les journaux de la ville annonçaient qu’un assassinat avait eu lieu dans la nuit, dans la rue Champlain. La victime était un nommé Pitre Latouche, bien connu de la police comme un voleur de la pire espèce. On ne connaissait pas l’auteur du crime.

Puis, ils ajoutaient que des recherches allaient être faites pour trouver le coupable.

Je crus prudent de décamper. Je partis de Québec, et me rendis aux États-Unis. Je restai trois ans à Biddeford dans l’État du Maine. Il y a un mois, trouvant un engagement pour venir à Ottawa, je l’acceptai.

La justice humaine n’a pu avoir son cours, mais Dieu a bien su me trouver. Crois-tu maintenant, Michel, que je puisse me recommander à Dieu ?

– Plus que jamais, lui répondis-je.

Je me mis à lui raconter la conversation de certains ouvriers qui avaient travaillé dans les chantiers et dont il avait entendu parler comme étant de vrais vauriens.

François Béland mourut en bon chrétien. Il n’a pu recevoir les sacrements de l’Église, mais il était trop repentant, pour que Dieu, dans sa sainte miséricorde, ne lui ait pas pardonné ses crimes...

.....................

 

Le père Michel pleurait en achevant son récit ; je dois avouer que son auditoire n’était pas moins ému que lui.

 

 

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