Ida

 

nouvelle

 

François Bertrand était un marchand de Joliette, en 18..

Il pouvait avoir de 50 à 55 ans.

Ce n’était pas le plus bel homme de l’endroit que mon ami François. Petit, trapu, il avait une grosse tête, une tête énorme, les yeux croches, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, des cheveux grisonnants droits comme des clous, une grande barbe blanche.

Comme il avait la barbe beaucoup plus blanche que les cheveux, les mauvaises langues prétendaient qu’il avait plus travaillé des mâchoires que de la tête.

François Bertrand naquit à Sainte-Julienne. Son père était un pauvre cultivateur qui avait élevé une grosse famille, avec un petit lopin de terre, grand comme mon nez. C’est dire, s’il était travailleur.

Debout avec sa femme, Fanchine Lorain, avant le lever du soleil, ils travaillaient tous les deux comme des mercenaires jusqu’à très tard dans la veillée.

Au fur et à mesure que les enfants grandissaient, on leur trouvait de l’ouvrage et ils aidaient à leurs parents dans les divers travaux qu’ils avaient à faire.

Disons que cette famille était heureuse malgré sa grande pauvreté.

Augustin Bertrand et Fanchine Lorain étaient de bons catholiques, pratiquant la religion. Ils élevèrent leurs enfants dans la crainte du Seigneur.

Mon ami François était le dix-septième enfant de cette brave famille. Il y en avait encore un régiment par derrière lui.

Pauvre, comme Augustin Bertrand était, il est facile de comprendre que l’éducation de ses enfants fut négligée. Je dirais de suite que pas un ne connut le chemin de l’école par y avoir été. Il les envoyait au catéchisme quand venait le temps de leur première communion et c’était tout.

François, mon ami, était le plus intelligent, comme le plus beau de la famille.

Dès qu’il eut atteint sa dixième année, il résolut de s’instruire. Ne pouvant prendre un instant sur les heures de travail, il fut forcé d’étudier la nuit. Il réussit ainsi, à apprendre à lire et à écrire.

Lorsqu’il eut atteint sa vingtième année, il vint s’établir à Joliette. Il entra comme commis dans un magasin de l’endroit et par son travail et son énergie, il réussit, au bout d’une dizaine d’années, à ouvrir un magasin à son compte.

Il avait trente ans ; il se décida à prendre femme.

On croira peut-être qu’il eut des difficultés, mais qu’on se détrompe.

En huit jours, François avait fait connaissance d’une fille, l’avait demandée en mariage et l’avait conduite à l’église où un prêtre les avait unis.

Cette jeune fille se nommait Marie Laframboise.

Elle avait vingt-cinq ans, était grande, sèche, avait une bonne figure, quoi que peu jolie en général.

Le couple était assorti.

 

*  *  *

 

Le commerce prospérait.

Marie aidait son époux du mieux qu’elle pouvait, cela exemptait un employé à payer.

À la fin de l’année, la naissance d’une petite fille vint les combler de joie et de bonheur.

La petite fut baptisée sous le nom d’Ida. Pourquoi Ida au lieu de Marie, comme sa mère, ou Fanchine comme sa grand’mère ?

On a jamais pu le savoir au juste.

Quelques malins prétendent que mon ami François lisait des romans, et qu’ayant rencontré un jour le nom Ida dans un de ses livres, il jura que si jamais Dieu lui donnait une fille, il lui donnerait ce nom.

La chose arriva comme il l’avait décidé.

Ida grandit choyée, dorlotée par son père et sa mère.

Ce pauvre François avait connu les privations. Il savait par y avoir passé lui-même, ce que souffre l’enfant du pauvre. Il prit tous les moyens pour épargner à sa fille les misères qu’il avait endurées.

Elle fut élevée avec toute la délicatesse possible.

Le commerce allant toujours de mieux en mieux, François fit faire un cours d’étude à sa fille, afin disait-il, d’en faire une demoiselle.

Au moment où commence notre récit, Ida peut avoir une vingtaine d’années.

Je surprendrai probablement mes lecteurs en leur disant que la petite n’était pas laide du tout. Au risque de ne pas être cru de quelques-unes de mes lectrices, je dirai qu’elle était même jolie.

La chose peut fort bien arriver, diantre ; n’a-t-on pas vu un père et une mère laids, affreusement laids même, avoir de jolis enfants.

Pour faire un portrait fidèle de la jeune fille, il me faudrait employer les termes des grands romanciers. Vous savez la ritournelle en question. Une taille élancée, svelte, je ne sais trop quoi, une figure de madone peinte par un grand artiste, les yeux couleur de geai, les dents ressemblant à trente-deux perles... ainsi de suite. Moi, je vous dirai tout simplement que Ida était une belle grande brune qui faisait tourner la tête à bien des garçons et qui... la tournait elle-même pour voir les garçons.

Dans ce temps-là, c’était comme à présent, les jeunes filles se laissaient regarder par les garçons et les regardaient aussi.

Mais suffit. Je pourrais me faire gronder par quelques bonnes mamans qui ne veulent pas admettre que dans leur temps, les jeunes filles n’étaient pas plus sages que celles d’aujourd’hui.

La mode d’embrasser les garçons entre deux portes, quand on va les reconduire, après la veillée, n’était pas établie, paraît-il.

Plusieurs autres manières de faire l’amour, en usage aujourd’hui, étaient inconnues dans le temps.

Mais passons.

Ida, à vingt ans, aimait de tout son cœur un jeune homme de Joliette ; elle l’aimait même depuis une couple d’années. Comment avait-elle fait la connaissance de ce jeune homme ? De la manière la plus simple.

Vous savez ou vous ne savez pas, qu’entre jeunes filles, on se rend des petits services.

Passe-moi ton frère, je te donnerai le mien.

Ida ne pouvait donner son frère, pour la bonne raison, qu’étant enfant unique de François Bertrand et de Marie Laframfoise, elle n’en avait pas. Mais elle avait rencontré dans Albertine Brindamour, une amie complaisante qui lui avait passé le sien.

Alfred Brindamour avait vingt ans et Ida Bertrand dix-huit lorsqu’ils se rencontrèrent pour la première fois.

La connaissance se fit vite. L’on en vint bientôt aux déclarations d’amour.

Ils s’aimèrent bien cordialement, sans soucis de l’avenir.

 

*  *  *

 

Madame Bertrand disait qu’à dix-huit ans, une fille est trop jeune pour s’amouracher d’un garçon. Elle ajoutait que ce ne serait pas elle qui permettrait à sa fille de se laisser fréquenter par un jeune homme, avant vingt-deux à vingt-cinq ans.

Il est bon de se rappeler que madame Bertrand avait vingt-cinq ans lorsqu’elle épousa François.

La surveillance dont Ida était environnée de la part de sa mère, devait naturellement éloigner d’elle ses admirateurs. Mais, on connaît peu les jeunes filles si on s’imagine qu’elles n’ont pas un moyen de satisfaire leurs parents, tout en les trompant.

Madame Bertrand n’aurait pas permis à un jeune homme de fréquenter sa fille à dix-huit ans, mais pouvait-elle trouver à redire à ce qu’Albertine Brindamour vint à la maison avec son frère Alfred ? Évidemment non !

Or, vous connaissez le tour. Une petite promenade ne peut que faire du bien. Albertine et son frère se rendent à la demeure de Bertrand. Albertine demande à la mère d’Ida, de permettre à sa fille de se promener avec elle. Il n’y a pas d’inconvénient à laisser sortir deux jeunes filles avec un jeune homme. La permission est accordée.

On sort, et quelle surprise ! À peine est-on rendu au premier coin, qu’on fait la rencontre d’un ami d’Alfred. Or comme cet ami connaît Albertine, cette dernière avance de deux pas, et voici deux couples qui se promènent.

Il est bon de savoir que la chose est arrangée d’avance et que la surprise n’est que pour la forme.

 

*  *  *

 

Il y avait deux ans qu’Alfred et Ida se connaissaient. La question de leur mariage avait été discutée entre eux, mais monsieur et madame Bertrand n’en savaient rien. Mes deux amoureux auraient pu continuer le même manège assez longtemps encore, n’eut été cette misérable manie de s’embrasser entre les deux portes, lorsque Alfred partait.

Je dois dire ici qu’Alfred allait parfois, seul, chez Bertrand et Ida le reconduisait généralement jusqu’à la porte.

Or, une fois, au moment où mes deux tourtereaux allaient se souhaiter le bonsoir, à leur manière, la porte s’ouvrit et François les surprit bec à bec.

On se fera difficilement une idée de l’affreuse position dans laquelle se trouvait Alfred et Ida.

Bertrand lui-même ne savait que dire. Ce fut lui cependant qui parla le premier : Ida, dit-il, montes à ta chambre. La jeune fille ne se le fit pas répéter et se sauva lestement dans sa chambre. Quand Bertrand se retourna pour parler à Alfred, ce dernier, jugeant que le moment des explications n’était pas propice, avait décampé.

Le père d’Ida était plus surpris que fâché de ce qu’il venait de voir. Il connaissait bien la famille Brindamour ; il savait que, quoique Alfred ne fut pas riche, il occupait une bonne position. Il était teneur de livres dans un magasin de l’endroit. Il trouvait qu’un mariage entre ce jeune homme et Ida était tout à fait convenable.

Ce fut presque en riant qu’il aborda son épouse, et lui raconta ce qu’il venait de voir.

Madame Bertrand jeta les hauts cris, et se mit à se lamenter sur le sort des jeunes filles qui se déshonoraient et déshonoraient leurs parents par leur mauvaise conduite.

– Je vais l’enfermer, s’écria-t-elle, et je la surveillerai assez que pareille chose ne lui arrivera plus.

– Ta, ta, ta, dit François, plus tu la contiendras, plus elle te jouera de tours. Sais-tu ce qu’il y a de mieux à faire ? Eh ! bien, s’ils s’aiment c’est de les faire marier.

– Marier, Ida se marier, mais elle n’a que vingt ans, et j’ai toujours dit qu’elle ne se marierait pas avant vingt-deux ou vingt-cinq ans.

– Tu l’as trop dis, Marie, et c’est pour cela qu’elle s’est cachée de toi.

La chose fut décidée.

Le lendemain soir, Alfred que François Bertrand avait fait mander près de lui, déclara son amour pour la jeune fille et son intention bien arrêtée de l’épouser le plus tôt possible.

– Dans ce cas-là, avait répondu François, annoncez vous-même votre mariage, à votre future. Dans un mois la noce.

Ida fut bien surprise de trouver Alfred au salon. Sa surprise fut plus grande encore lorsqu’il lui annonça leur prochain mariage.

Je n’ai pas pris part à la noce, mais on m’a dit qu’elle avait été bien belle.

 

 

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