– Mais, madame, dit Ffoulkes en voyant que Marguerite paraissait désireuse de rappeler son hôte hargneux, je crois que nous ferions mieux de le laisser tranquille. Nous n’en apprendrons rien de plus et peut-être exciterons-nous ses soupçons. On ne peut jamais savoir s’il n’y a pas des espions aux aguets autour de ces maudites auberges.
– Que m’importe ? répliqua légèrement la jeune Française, maintenant que je sais que mon mari est sauf, et que je vais le voir dans un instant !
– Chut ! fît-il très alarmé, parce qu’elle venait de parler à haute voix, tant elle était joyeuse ; en France, les murs même ont maintenant des oreilles.
Il se leva de table vivement, fit le tour de cette chambre sordide et nue, appuya son oreille contre la porte par laquelle Brogard venait de disparaître ; il n’entendit qu’une bordée de jurons et un bruissement de pas traînants. Il escalada les marches vermoulues qui conduisaient au grenier pour s’assurer si là non plus il n’y avait pas d’espions de Chauvelin.
– Sommes-nous seuls, monsieur mon laquais ? demanda Marguerite, tandis que son interlocuteur se rasseyait à côté d’elle. Pouvons-nous parler ?
– Aussi prudemment que possible ! supplia celui-ci.
– Voyons, mon ami ! vous avez l’air triste comme un bonnet de nuit ! quant à moi, je danserais de joie ! Mais il n’y a plus aucune raison d’avoir peur. Notre bateau, le Foam Crest, est sur la côte, à moins de deux milles en mer, et mon mari sera ici, sous ce même toit, dans moins d’une demi-heure peut-être. Alors il n’y a pas sujet de nous gêner. Chauvelin et sa clique ne sont pas encore arrivés.
– C’est là justement ce que nous ignorons et ce que je crains.
– Que voulez-vous dire ?
– Il était à Douvres en même temps que nous.
– Retenu aussi par la tempête qui nous empêcha de partir.
– Parfaitement. Mais je ne vous ai pas encore avoué tout, afin de ne point vous alarmer ; j’ai vu notre personnage sur la plage, moins de cinq minutes avant que nous nous embarquions. Du moins, j’aurais juré que c’était bien lui : il était déguisé en curé, de telle sorte que Satan lui-même, son maître, l’eût à peine reconnu. À ce moment-là, je l’ai entendu débattre le prix d’un voilier qui le transporterait rapidement à Calais ; il a dû lever l’ancre moins d’une demi-heure après nous.
L’expression de joie s’était évanouie de suite du visage de Marguerite. Elle comprenait tout à coup le danger terrible que courait Sir Percy, maintenant qu’il était sur la terre de France. Chauvelin était sur ses talons : ici, à Calais, le rusé diplomate était tout-puissant ; un seul mot de lui, et Percy pouvait être découvert, arrêté, et…
Tout son sang lui parut se glacer dans ses veines ; même dans les moments d’angoisses les plus folles qu’elle avait traversés en Angleterre, elle n’avait aussi distinctement mesuré l’étendue du péril dans lequel se trouvait son mari. Chauvelin avait juré d’amener le Mouron Rouge sous le couteau de la guillotine, et maintenant ce conspirateur audacieux, dont l’anonymat avait été jusque-là la seule sauvegarde, se trouvait démasqué à son ennemi le plus acharné, le plus implacable, par les mains de sa propre femme.
En prenant au piège Lord Tony et Sir Andrew Ffoulkes dans la salle de l’auberge du Repos du Pêcheur, Chauvelin était entré en possession de tous les plans de l’expédition projetée pour le 2 octobre. À cette date Armand Saint-Just, le comte de Tournay et les autres royalistes fugitifs devaient rencontrer deux envoyés du Mouron Rouge dans un endroit, connu de la ligue, auquel on faisait allusion sous le nom de la hutte du père Blanchard.
Armand, dont les relations avec le mystérieux héros étaient encore aussi ignorées de ses compatriotes que ses sentiments d’hostilité pour la politique brutale des terroristes, avait quitté l’Angleterre la semaine précédente, emportant les instructions qui le mettraient à même de rencontrer les fugitifs et de les emmener dans un lieu sûr.
Marguerite avait compris tout cela de suite, et Sir Andrew avait confirmé ses suppositions. Elle savait également qu’au moment où Sir Percy avait appris que ses plans et ses instructions à ses lieutenants avaient été volés par Chauvelin, il était trop tard pour qu’il pût communiquer avec Armand et lui envoyer des ordres nouveaux. Les Français poursuivis allaient donc forcément être au rendez-vous à l’heure indiquée, ignorant le danger auquel s’exposaient leurs nobles sauveurs.
Blakeney qui, comme toujours, avait préparé et organisé l’expédition, ne voulut laisser aucun de ses jeunes compagnons courir le risque d’une capture presque certaine. Telle était la raison de la note rapide qu’il leur avait passée au bal de Lord Grenville : Pars demain, moi-même, seul.
Maintenant que son identité était connue par son ennemi le plus acharné, chacun de ses pas serait surveillé aussitôt qu’il aurait posé le pied en France. Il serait dépisté par les agents de Chauvelin, suivi jusqu’au moment où il atteindrait cette hutte inconnue où les fuyards l’attendaient, et là, le piège se refermerait sur lui et sur eux.
Il n’y avait qu’une heure – l’heure d’avance que Marguerite et Sir Andrew avaient sur leur ennemi – pendant laquelle ils pouvaient mettre Sir Percy en garde contre le danger et le persuader d’abandonner cette expédition follement téméraire qui ne pouvait finir que par sa mort.
Mais il y avait cette heure-là.
– Chauvelin connaît le Chat gris par les papiers qu’il a volés, dit gravement Sir Andrew, et en abordant il viendra droit ici.
– Il n’a pas encore débarqué, répliqua-t-elle ; nous avons notre heure d’avance et Percy va être là dans quelques minutes. Nous serons déjà au milieu du Pas-de-Calais avant que Chauvelin ne s’aperçoive que nous lui avons filé entre les doigts.
Elle parlait avec animation et vivacité, cherchant à communiquer à son jeune ami une part de l’espoir ardent auquel son cœur s’accrochait encore. Mais son interlocuteur remua tristement la tête.
– Encore silencieux, Sir Andrew ? fit-elle agacée. Pourquoi branlez-vous la tête et prenez-vous une figure d’enterrement ?
– Ma foi, madame, répliqua-t-il, c’est parce qu’en faisant vos plans tout roses vous en oubliez le facteur le plus important.
– Qu’entendez-vous par là ? Je n’oublie rien… Quel facteur voulez-vous dire ?
– Il a six pieds de haut, répondit Ffoulkes avec calme, et se nomme Percy Blakeney.
– Je ne comprends pas, murmura-t-elle.
– Croyez-vous que Blakeney quitterait Calais sans avoir accompli ce pourquoi il est venu ?
– C’est-à-dire…
– Il y a le vieux comte de Tournay…
– Le comte…
– Et Saint-Just et d’autres…
– Mon frère ! s’écria-t-elle avec un sanglot désespéré d’angoisse. Dieu me pardonne, je l’avais oublié !
– Ces fugitifs exilés de leur patrie, ces hommes ont la confiance la plus grande, la foi la plus inébranlable dans l’arrivée du Mouron Rouge, qui a juré sur son honneur de leur faire traverser la Manche sains et saufs.
Oui, elle l’avait oublié ! Avec le sublime égoïsme de ceux qui aiment, elle n’avait eu de pensées que pour lui pendant les dernières vingt-quatre heures.
Sa vie précieuse, le danger qu’il courait, lui, l’aimé, le héros, cela seul occupait son esprit.
– Mon frère ! murmura-t-elle, tandis qu’une à une de grosses larmes lui montaient aux yeux, au souvenir d’Armand, le compagnon chéri de sa jeunesse, l’homme pour qui elle avait commis l’action vile, qui mettait la vie de son mari dans un péril presque sans espoir.
– Sir Percy Blakeney ne serait pas le chef honoré sous la bannière duquel s’est rangée une troupe de gentilshommes anglais, dit fièrement Sir Andrew, s’il était capable d’abandonner ceux qui ont placé leur foi en lui. Quant à le voir manquer à sa parole, la pensée seule en est inadmissible.
Il y eut un silence. Marguerite avait enfoui sa figure dans ses mains et laissait les larmes couler lentement à travers ses doigts tremblants. Le jeune homme ne dit rien, son cœur souffrait de voir cette jolie femme dans un chagrin aussi violent. Depuis le début de cette aventure, il avait compris la terrible impasse dans laquelle l’acte irréfléchi de Lady Blakeney les avait tous conduits. Il connaissait si bien son ami et son chef, son audace insensée, sa bravoure folle, son culte de la parole donnée. Ffoulkes savait que Sir Percy affronterait tous les dangers, courrait tous les périls plutôt que d’y forfaire, et même Chauvelin serait-il sur ses talons, il ferait une dernière tentative, quelque désespérée qu’elle pût être, pour sauver ceux qui s’étaient confiés à lui.
– Oui, Sir Andrew, dit enfin Marguerite, faisant un courageux effort pour sécher ses larmes, vous avez raison, ce serait se couvrir de honte que de chercher à le dissuader d’accomplir son devoir. Je ne le ferais pas. Ce serait, comme vous le dites, parler en vain. Puisse le Ciel lui donner la force et le pouvoir d’échapper à ceux qui le poursuivent ! ajouta-t-elle avec ferveur. Il ne vous refusera peut-être pas de vous laisser partager sa noble tâche ; à vous deux vous aurez autant de ruse que de valeur ! Que Dieu vous garde ! en attendant, je pense qu’il ne faut pas perdre de temps. Je reste persuadée que son salut dépend pour lui de savoir que Chauvelin le suit à la piste.
– Sans doute, car il a des ressources extraordinaires à sa disposition. Aussitôt qu’il connaîtra le danger, il sera plus prudent, son ingéniosité est prodigieuse.
– Alors que diriez-vous d’un voyage de reconnaissance dans la ville, pendant que j’attendrais ici son arrivée ; vous pourriez par hasard trouver la trace de Sir Percy, et ainsi économiser beaucoup de temps précieux. Si vous le rencontrez, dites-lui de se mettre sur ses gardes : son ennemi est sur ses talons !
– Mais vous êtes là pour attendre dans un bien vilain bouge.
– Oh, que m’importe ! Mais vous pourriez demander à notre hôte rustique, s’il lui serait possible de me donner une autre chambre, où je pourrais séjourner sans être exposée aux regards curieux des allants et venants. Donnez-lui aussi quelque argent, afin qu’il ne manque pas de me prévenir quand le grand Anglais reviendra.
Elle parlait avec le plus grand calme, presque gaiement, tout en réfléchissant à ses plans et en se préparant au pire ; elle ne montrerait plus de faiblesse, elle se prouverait à elle-même qu’elle était digne de celui qui était sur le point de donner sa vie pour sauver ses semblables.
Sir Andrew obéit sans faire de réflexions. D’instinct, il sentait que c’était elle qui avait maintenant l’esprit le plus ferme ; il était prêt à s’abandonner à la direction de cette femme, à se contenter d’être le bras qui agirait, tandis qu’elle serait la tête qui dirigerait.
Il alla vers la porte qui conduisait à la pièce dans laquelle avaient disparu Brogard et sa femme, il frappa : comme toujours, il reçut pour réponse une salve de jurons.
– Hé ! l’ami Brogard, dit le jeune homme sur un ton qui n’admettait pas la réplique. Ma maîtresse désirerait se reposer quelques instants ici. Pourrais-tu lui donner une autre chambre ? Elle voudrait être seule.
Il prit dans sa poche quelques pièces d’or et les fit sonner dans sa main. Brogard avait ouvert la porte et écoutait la demande du gentilhomme avec sa grossière apathie coutumière. Dès qu’il aperçut les guinées, son attitude nonchalante se redressa un peu ; il enleva sa pipe de sa bouche et se traîna à travers le taudis. Par-dessus son épaule, il montra du doigt le grenier qui s’ouvrait dans le mur.
– Elle peut attendre là ! dit-il en grognant, c’est confortable, et puis je n’ai pas d’autre endroit à lui donner.
– Il ne pourrait rien y avoir de mieux, dit Marguerite en anglais ; de suite, elle avait vu quel avantage elle serait capable de tirer de cet emplacement, où on ne pourrait l’apercevoir.
– Donnez-lui l’argent, Sir Andrew, je serai tout à fait bien là-haut ; je verrai tout sans être vue.
Elle fit un signe de tête à Brogard, qui voulut bien monter dans la soupente pour secouer la paille qui l’encombrait.
– Puis-je vous supplier de ne rien faire à la légère, dit Sir Andrew, quand Marguerite se prépara à son tour à monter l’échelle branlante. Rappelez-vous que ce pays est infesté d’espions. Je vous en prie, ne vous faites pas voir à Sir Percy, à moins que vous ne soyez absolument certaine que vous êtes seule avec lui.
Tout en parlant, il sentait combien cette précaution était inutile : Marguerite avait l’esprit aussi calme et aussi net qu’un homme. Il n’y avait aucune raison de craindre qu’elle fît une chose inconsidérée.
– Non, non, fit Marguerite en cherchant à paraître gaie, je puis vous le promettre sincèrement. Je ne mettrai pas en danger la vie de mon mari, ou même la réussite de ses plans, en lui parlant devant des étrangers. Soyez sans crainte, je chercherai l’occasion, et je lui serai utile de la façon qui, à mon avis, conviendra le mieux.
Brogard était redescendu et Marguerite était sur le point de grimper dans sa retraite.
– Je n’ose point vous baiser la main, madame, depuis que je suis votre laquais, dit Ffoulkes, quand elle posa le pied sur la première marche, mais je vous prie de prendre courage. Si d’ici une demi-heure je ne rencontre pas Blakeney, je reviendrai, m’attendant à le trouver ici.
– Oui, c’est ce qu’il y a de mieux à faire. Nous pouvons sans crainte attendre une demi-heure, Chauvelin ne peut être ici plus tôt. Dieu veuille que vous ou moi ayons vu Percy avant cela ! Bonne chance, mon ami ! N’ayez aucune crainte à mon sujet.
Avec légèreté, elle gravit l’escalier de bois vermoulu qui conduisait au grenier. L’aubergiste ne faisait plus attention à elle. Elle pouvait s’arranger à sa guise. Sir Andrew la surveilla jusqu’au moment où elle eut atteint la soupente, et où elle s’assit sur la paille. Elle tira devant elle le rideau déchiré, et le jeune homme remarqua qu’elle était particulièrement bien placée là pour tout voir et entendre, en restant inaperçue.
Il avait largement payé Brogard ; le grossier cabaretier n’avait donc aucune raison de la trahir.
Sir Andrew se prépara alors à s’en aller. Arrivé à la porte, il se retourna pour regarder vers la mansarde. À travers les trous des rideaux, les jolis yeux de Marguerite le suivaient, et il fut heureux de voir qu’ils paraissaient calmes et même souriants. Avec un dernier signe d’adieu à l’adresse de la jeune femme, il s’éloigna dans la nuit.