Le quart d’heure qui suivit se passa rapidement et sans bruit. Dans la chambre du bas, Brogard avait été quelques instants occupé à débarrasser la table et à la dresser pour de nouveaux hôtes.
L’intérêt que ces préparatifs présentaient pour Marguerite lui fit oublier la lenteur du temps qui passait. C’était pour Percy que s’apprêtait ce semblant de souper. L’aubergiste devait avoir un certain respect pour le grand Anglais, car il paraissait prendre quelque peine pour donner à la pièce un air moins repoussant.
Il sortit même d’un recoin caché du vieux bahut quelque chose qui de prime abord ressemblait à une nappe ; mais lorsqu’il déplia cet objet, il constata qu’il était troué en maints endroits et couvert de taches, il branla la tête d’un air d’hésitation en le regardant, puis, avec le plus grand soin, il l’étendit sur la table, en cherchant à dissimuler les souillures.
Il prit une serviette, vieille et déchirée aussi, mais propre dans une certaine mesure, et il s’en servit pour essuyer consciencieusement les verres, les cuillères et les assiettes, qu’il posait sur la table.
Marguerite ne pouvait s’empêcher de sourire en surveillant tous ces préparatifs que Brogard accompagnait d’un roulement continu de jurons étouffés. Il était évident que la grande taille et la carrure de l’Anglais, ou peut-être le poids de son poing, en avaient imposé à ce libre citoyen français, car, sans cela, il n’aurait jamais daigné prendre tant de dérangement pour un de ces « sacrrrés aristos ».
Lorsque la table fut prête – autant qu’elle pouvait l’être – Brogard y jeta un coup d’œil plein d’une visible satisfaction. Il épousseta une des chaises d’un coup de sa blouse, alla remuer la marmite, jeta dans le feu un paquet de brindilles et de son pas pesant quitta la chambre.
Marguerite resta seule avec ses pensées. Elle avait étendu son manteau de voyage sur les bottes de seigle, et s’était installée assez confortablement, car la paille était fraîche, et les nauséabondes odeurs d’en bas ne lui parvenaient qu’atténuées.
À ce moment, elle était presque heureuse : heureuse, parce qu’en regardant à travers les rideaux déchirés, elle pouvait voir une chaise branlante, une nappe misérable, un verre, une assiette et une cuillère ; c’était tout. Mais ces choses muettes et vilaines semblaient lui dire qu’elles attendaient Percy : que bientôt, dans quelques minutes, dans cette salle d’auberge sordide où personne d’autre n’était attendu, elle serait seule avec lui.
Cette pensée était si douce que Marguerite ferma les yeux pour oublier tout ce qui aurait pu l’en distraire. Bientôt il serait là : elle descendrait l’escalier en courant et se montrerait à lui ; il la prendrait dans ses bras, et elle lui laisserait voir qu’elle serait heureuse de mourir pour lui, avec lui, et qu’il ne pourrait y avoir sur terre de plus grand bonheur pour elle.
Qu’arriverait-il ? Rien ne pouvait guider ses suppositions. Elle savait que Sir Andrew avait raison en disant que Percy accomplirait tout ce qu’il avait décidé de faire ; qu’elle-même – maintenant qu’elle était là – ne pouvait que le prévenir, l’inciter à la prudence en lui faisant savoir que Chauvelin était sur ses traces. Après l’avoir mis sur ses gardes, elle serait obligée de le voir la quitter pour remplir sa mission téméraire ; elle ne pourrait même pas, d’un regard ou d’un mot, chercher à le retenir. Elle aurait à obéir, quoi qu’il lui dît de faire, même, peut-être, à s’effacer et à attendre dans une angoisse inexprimable, pendant que lui irait à la mort.
Malgré son horreur, tout cela lui paraissait moins affreux à supporter que la pensée que jamais il ne saurait combien elle l’aimait – ceci au moins lui serait épargné ; la chambre sordide elle-même, qui paraissait attendre son mari, lui disait qu’il serait bientôt là.
Tout à coup, son ouïe délicate perçut un bruit de pas éloignés – se rapprochant ; son cœur tressauta de joie ! Était-ce enfin Percy ? Non ! le pas ne lui semblait pas être aussi long, ni aussi ferme que le sien ; elle crut également entendre deux marches distinctes. Oui ! c’était bien cela ! Deux hommes avaient pris ce chemin. Deux étrangers peut-être, pour boire quelque chose, ou bien…
Elle n’eut pas le temps de continuer ses conjectures, car on appela à la porte d’un ton tranchant et du dehors une main ouvrit violemment l’huis, tandis qu’une voix rude, impérieuse, criait : « Hé ! citoyen Brogard ! Holà ! »
Il était impossible à Marguerite de voir les arrivants, mais à travers l’un des trous du rideau, elle pouvait surveiller une partie de la chambre.
Elle entendit Brogard sortir de la pièce du fond, traînant ses savates et déroulant son chapelet de jurons. Cependant, en apercevant les étrangers, il s’arrêta dans le milieu de la salle, bien en vue de Marguerite, les regarda avec un mépris encore plus foudroyant que celui qu’il avait accordé aux hôtes précédents, puis il grommela : « Sacrrrée soutane ! »
Marguerite sentit son cœur s’arrêter soudainement, ses grands yeux dilatés s’étaient attachés sur l’un des nouveaux venus qui, à cet instant, avait fait un pas en avant vers l’aubergiste. Il portait la soutane noire, le chapeau à larges bords et les souliers à boucles habituels aux prêtres français, mais quand il se trouva en face de l’hôtelier, il ouvrit son vêtement pendant une seconde, découvrant l’écharpe tricolore officielle, dont la vue seule eut pour effet de transformer immédiatement l’attitude méprisante de Brogard en une obséquiosité rampante.
C’était l’aspect de ce curé français qui paraissait glacer le sang dans les veines de Marguerite. Il lui était impossible de voir la figure cachée par le grand chapeau, mais elle reconnaissait les mains minces et osseuses, la légère inclinaison du dos, le maintien général de l’homme ! C’était Chauvelin !
L’horreur de la situation frappa la jeune femme comme d’un choc physique aigu ; l’affreuse déception, l’effroi de ce qui allait arriver lui faisait perdre le sens, et il lui fallut faire un effort surhumain, pour ne pas tomber évanouie, écrasée sous ce coup.
– Une assiette de soupe et une bouteille de vin, commanda Chauvelin, puis tu débarrasseras le plancher. Tu comprends, n’est-ce pas ? je veux être seul.
En silence, et sans grommeler cette fois, Brogard obéit. Chauvelin s’assit à la table qui avait été préparée pour le grand Anglais, et l’aubergiste s’occupa de lui avec obséquiosité, lui servant la soupe et lui versant du vin. L’homme qui était entré avec Chauvelin et que Marguerite ne pouvait voir, attendait debout près de la porte.
Brogard disparut dans l’autre chambre sur un signe brusque du diplomate qui ensuite appela de la main l’homme qui l’accompagnait. Au premier coup d’œil, Marguerite reconnut dans celui-ci Desgas, le secrétaire particulier et le factotum de Chauvelin, qu’elle avait souvent rencontré autrefois à Paris. Il traversa la salle et pendant quelques instants écouta avec attention à la porte qu’avait franchie Brogard.
– Il n’écoute pas ? demanda Chauvelin brièvement.’– Non, citoyen.
Pendant une seconde Marguerite craignit que le rusé Français ne donnât à Desgas l’ordre de fouiller la place. Heureusement Chauvelin paraissait plus pressé de parler à son secrétaire qu’effrayé des espions, car il le rappela de suite à côté de lui.
– Le schooner anglais ? questionna-t-il.
– Nous l’avons perdu de vue au coucher du soleil, citoyen, répondit Desgas, mais à ce moment-là il filait à l’est vers le cap Gris-Nez.
– Ah ! bien – et à propos, le capitaine Jutley, qu’a-t-il dit ?
– Il m’a assuré, citoyen, que tous les ordres que tu lui avais envoyés la semaine dernière avaient été exécutés. Des patrouilles ont parcouru nuit et jour toutes les routes qui mènent à cet endroit-ci : la plage et les falaises ont été gardées et visitées avec le plus grand soin.
– Sait-il où est située cette hutte du père Blanchard ?
– Non, citoyen, personne ne paraît connaître rien qui porte ce nom. Il y a naturellement tout le long de la côte une quantité de cabanes de pêcheurs… mais…
– C’est bien. Et pour cette nuit ? interrompit Chauvelin agacé.
– Les chemins et la plage sont parcourus par des patrouilles, comme toujours, citoyen, et le capitaine Jutley attend de nouveaux ordres.
– Alors, retourne le trouver de suite. Dis-lui de renforcer les différentes patrouilles ; surtout celles de la plage – tu comprends ?
Chauvelin parlait rapidement et allait au fait ; chaque mot qu’il prononçait résonnait dans le cœur de Marguerite comme le glas funèbre de ses plus chères espérances.
– Les hommes, continua-t-il, ont à faire la plus grande attention possible à toute personne qui se trouverait à pied, à cheval ou en voiture, sur les routes ou le long de la côte, et tout particulièrement à un grand individu qu’il est inutile que je décrive plus longuement parce qu’il sera sans doute déguisé, mais il lui est difficile de cacher sa taille, si ce n’est en se courbant. Tu as compris ?
– Parfaitement, citoyen.
– Aussitôt qu’un des hommes aura aperçu un étranger, il s’adjoindra un camarade et tous les deux ne le perdront pas de vue. L’homme qui laissera échapper le grand inconnu, après l’avoir aperçu, payera sa négligence de sa vie ; un soldat viendra à cheval, au galop, me faire un rapport. Est-ce clair ?
– Absolument clair, citoyen.
– Très bien. Pars, vois à l’instant Jutley. Vois à ce que les renforcements des patrouilles se mettent de suite en mouvement et demande au capitaine de te donner une demi-douzaine d’hommes et amène-les ici avec toi. Tu peux être de retour dans dix minutes. Va.
Desgas salua et sortit.
Tandis que Marguerite, épouvantée, écoutait les ordres que Chauvelin donnait à son subalterne, l’ensemble du plan que l’agent formait pour se saisir du Mouron Rouge lui devenait horriblement clair. Le diplomate voulait que les fugitifs fussent laissés en une fausse sécurité, attendant que dans leur retraite cachée, Percy les rejoignît. Alors l’audacieux conspirateur devait être entouré, et pris en flagrant délit d’aide et de secours à des royalistes, traîtres à la République. Grâce à cette précaution, si sa capture faisait du bruit à l’étranger, le gouvernement anglais ne pourrait même pas protester légalement en sa faveur ; puisqu’il aurait comploté avec les ennemis du gouvernement français, la République aurait le droit de le condamner à mort.
La fuite lui serait impossible, à lui et à ses protégés. Toutes les routes étant gardées et surveillées, le piège se trouvait bien tendu ; le filet, largement ouvert, allait se resserrer peu à peu, jusqu’à ce qu’il se refermât sur le Mouron Rouge, que son habileté presque fabuleuse n’aiderait plus cette fois à passer au travers des mailles.
Desgas était sur le point de sortir, quand Chauvelin le rappela. Marguerite se demanda vaguement quel nouveau plan diabolique il pouvait bien avoir formé pour se saisir d’un homme brave, qui était seul contre cinquante autres. Elle le regarda tandis qu’il se retournait pour parler à son secrétaire ; elle ne pouvait apercevoir que sa figure sous son large chapeau de curé. Il y avait à ce moment écrit sur cette physionomie maigre et pâle, dans ces petits yeux, une haine si terrible, une méchanceté si infernale, que cette vue tua le dernier espoir dans le cœur de Marguerite, car elle voyait que, de cet homme, on ne pouvait attendre aucune pitié.
– J’avais oublié, répétait Chauvelin, avec un ricanement étrange, en frottant l’une contre l’autre ses mains osseuses semblables à des serres d’oiseau de proie, en un geste de satisfaction infernale. Le grand étranger voudra peut-être se défendre. Dans aucun cas, il ne faudra tirer, rappelle-le-toi bien, si ce n’est à la dernière extrémité. Je désire avoir cet insulaire en vie… si possible.
Il rit, de la façon dont Dante nous a décrit le rire des démons à la vue des tortures des damnés. Marguerite crut qu’elle avait maintenant connu toute la gamme d’horreur et d’angoisse qu’un cœur humain peut supporter ; cependant, lorsque Desgas quitta cette maison, et qu’elle se trouva seule dans cette chambre sordide, avec cet être pour compagnon, il lui sembla que cette nouvelle torture surpassait tout ce qu’elle avait enduré jusque-là. Il continua à rire et à ricaner pendant un instant, se frottant les mains, se réjouissant d’avance de son triomphe.
Ses plans étaient bien dressés, ils réussiraient sûrement ! Pas la moindre fente par où l’homme le plus audacieux, le plus rusé, pût échapper ! Toutes les routes gardées, tous les coins surveillés, et dans une hutte isolée, quelque part sur la côte, une petite troupe de fugitifs, attendant leur sauveur, et le menant à la mort – non ! à pire que la mort. Ce démon-là, sous l’habit d’un saint homme, était trop infernal pour permettre à un courageux gentilhomme de mourir de la mort rapide et soudaine d’un soldat tombant au champ d’honneur.
Avant tout, il désirait avoir entre les mains cet ennemi habile, qui s’était si longtemps joué de lui, et qu’il n’avait pu vaincre malgré tout son pouvoir ; il voulait le dévorer des yeux, se réjouir de sa chute, lui infliger toutes les tortures morales que seule une haine féroce peut inventer. Le vaillant aigle capturé, les ailes coupées, serait condamné à supporter les morsures d’un rat. Et elle, sa femme, qui l’aimait, qui l’avait amené là, ne pouvait rien faire pour lui porter secours.
Rien, si ce n’est espérer mourir à son côté, et souhaiter d’avoir un instant rapide où elle pourrait lui dire que son amour, vrai et passionné, lui appartenait tout entier.
Chauvelin était maintenant assis contre la table ; il avait enlevé son chapeau, et Marguerite apercevait la coupe de son fin profil et de son menton pointu, tandis qu’il se penchait sur son maigre souper. Il était, semblait-il, complètement satisfait, et attendait les événements avec le plus grand calme ; il paraissait même prendre plaisir aux mets sans saveur de Brogard. Marguerite se demandait comment un être humain pouvait nourrir tant de haine contre un de ses semblables.
Soudain, tandis qu’elle suivait Chauvelin des yeux, un son lui parvint à l’oreille, qui lui glaça le cœur. Cependant ce bruit n’était pas de nature à inspirer horreur à qui que ce fût, car c’était l’écho d’une voix joyeuse et gaie chantant vigoureusement : God save the King !