L’après-midi tirait rapidement à sa fin, un long et frais crépuscule d’été jetait un voile de brouillard sur le paysage vert du comté de Kent.
Le Day Dream avait hissé ses voiles, et Marguerite Blakeney se tenait seule au bord de la falaise, depuis plus d’une heure, à regarder ce grand oiseau blanc qui, si rapidement, emportait au loin le seul être qui s’inquiétât d’elle ; le seul homme qu’elle osât aimer, en qui elle eût confiance.
À une courte distance sur la gauche, les lumières de la salle du Repos du Pêcheur piquaient le brouillard de points jaunes et brillants ; de temps à autre, dans son énervement, Marguerite croyait percevoir, venant de là, le son de conversations joyeuses et même le rire perpétuel et niais de son mari, qui continuellement résonnait à ses oreilles.
Sir Percy avait eu la délicatesse de la laisser complètement seule. Elle supposait que, bonhomme un peu épais comme il l’était, il avait néanmoins compris qu’elle préférait rester seule, tandis que ces voiles disparaissaient dans la brume de l’horizon lointain. Lui, dont les notions de convenances et de décorum étaient si tyranniques, n’avait même pas exigé qu’un valet restât à portée de la voix. Marguerite lui en était reconnaissante ; elle cherchait toujours à lui être reconnaissante de ses attentions, qui étaient multiples, et de sa générosité, qui était réellement sans bornes. Elle essayait même parfois de dompter les sentiments amers et sarcastiques, qui, malgré elle, lui faisaient dire des choses cruelles et insultantes dans l’espoir vague de le blesser.
Oui ! elle souhaitait souvent de le blesser, pour lui faire sentir qu’elle aussi le méprisait ; qu’elle aussi avait oublié que, en un autre temps, elle avait été sur le point de l’aimer ! Aimer ce fat imbécile ! dont les pensées semblaient ne pas pouvoir s’élever au-dessus d’un nœud de cravate ou de la coupe nouvelle d’un manteau. Bah ! Et cependant… de vagues souvenirs doux, en harmonie avec cette calme soirée d’été, lui revenaient à la mémoire, portés par la brise de la mer sur des ailes invisibles : les premiers jours où il l’adora, il avait l’air de lui être dévoué comme un esclave, et il y avait dans cet amour une certaine intention discrète qui l’avait fascinée.
Tout à coup, cet amour, cette dévotion qu’à travers ses assiduités elle avait regardée comme la docilité fidèle d’un chien, sembla s’éteindre complètement. Vingt-quatre heures après la petite cérémonie simple dans la vieille église Saint-Roch, elle lui avait fait un aveu : comment, un jour elle s’était laissée aller à parler de choses qui touchaient le marquis de Saint-Cyr devant quelques hommes, ses amis, qui avaient usé de ces informations étourdies contre l’infortuné marquis et l’avaient envoyé, lui et les siens, à la guillotine.
Elle haïssait le malheureux gentilhomme. Autrefois, Armand, son frère chéri, avait aimé Angèle de Saint-Cyr ; mais Saint-Just était un plébéien et le marquis un aristocrate plein de l’orgueil et des préjugés arrogants de sa caste. Un jour, Armand, l’amoureux timide et respectueux, s’avisa d’envoyer une petite pièce de vers, ardente, enthousiaste, passionnée, à l’idole de ses rêves. La nuit suivante, aux portes de Paris, il était pris dans un guet-apens par les gens de la famille de Saint-Cyr et fouetté ignominieusement, battu presque à mort comme un chien, parce qu’il avait osé lever les yeux sur la fille d’un gentilhomme.
L’incident était l’un de ceux qui, à cette époque, quelque deux ans avant la Révolution, se produisaient fréquemment en France. Des affaires de ce genre, somme toute, conduisent aux représailles sanglantes comme celles qui, les années suivantes, envoyèrent la plupart de ces têtes hautaines sous le couteau de la guillotine.
Marguerite se souvenait de tout cela : ce que son frère avait dû souffrir dans son amour-propre d’homme avait dû être affreux ; ce qu’elle avait souffert avec lui et à cause de lui, n’était pas moins affreux.
Le jour de la revanche arriva ; Saint-Cyr et ses pareils avaient trouvé leurs maîtres dans ces plébéiens qu’ils avaient méprisés. Armand et Marguerite, tous deux des êtres intelligents et d’esprit ouvert, avaient adopté, avec l’enthousiasme de leur âge, les doctrines utopiques de la Révolution, tandis que le marquis de Saint-Cyr et sa famille luttaient pied à pied pour conserver les privilèges qui, dans l’échelle sociale, les avaient placés au-dessus de leurs semblables. Marguerite gardait toujours cuisant le souvenir de l’insulte faite à son frère. Impulsive, irréfléchie, inconséquente dans son langage, il lui arriva d’entendre dans son entourage que les Saint-Cyr étaient en correspondance secrète avec l’Autriche, dans l’espoir d’obtenir de l’Empereur quelque secours pour dompter la révolution grandissante dans leur pays.
Dans ce temps-là, une seule dénonciation suffisait ; quelques paroles étourdies de Marguerite concernant le marquis de Saint-Cyr portèrent leurs fruits en vingt-quatre heures. Il fut arrêté, on fouilla dans ses papiers : des lettres de l’empereur d’Autriche, promettant d’envoyer des troupes contre la populace parisienne, furent trouvées dans son bureau. Il fut accusé de trahison envers la nation et envoyé à la guillotine, tandis que sa famille, sa femme et ses fils, partageaient son horrible sort.
Marguerite, terrifiée des conséquences de sa légèreté, essaya en vain de sauver ces malheureux : sa coterie, les chefs du mouvement révolutionnaire, la proclamèrent tous une héroïne : et, lorsqu’elle épousa Sir Percy Blakeney, elle ne comprenait peut-être pas complètement avec quelle sévérité il jugerait la faute qu’elle avait commise sans le savoir et dont elle avait encore tant de remords. Elle s’en confessa sincèrement à son mari, persuadée que le pouvoir illimité qu’elle croyait avoir sur lui, et surtout l’amour aveugle qu’il avait pour elle, feraient rapidement oublier ce qui aurait pu blesser une conscience anglaise.
Il est certain qu’au moment de la confidence, il n’y parut pas attacher grande importance, et c’est à peine s’il sembla comprendre le sens de ses paroles ; mais ce qui est plus certain encore, c’est que, jamais depuis lors, elle ne put découvrir le plus petit signe de cette passion que, naguère, elle avait crue si indestructible.
Et, petit à petit, ils en étaient arrivés à aller à la dérive, chacun de son côté, et Sir Percy paraissait avoir rejeté sa tendresse pour elle comme il aurait fait d’un gant hors d’usage. Elle essaya de la réveiller en exerçant son esprit railleur aux dépens de l’intelligence lourde de son mari ; elle voulut exciter sa jalousie, ne pouvant ranimer son amour ; elle chercha à aiguillonner sa susceptibilité, mais tout fut en vain : il resta le même, toujours résigné, nonchalant, endormi, toujours courtois, toujours gentilhomme. Elle avait tout ce que le monde et un mari riche pouvaient donner à une jolie femme, et cependant, par ce beau crépuscule d’été, lorsque les voiles blanches du Day Dream furent finalement cachées par les ombres du soir, elle se sentit plus seule que le pauvre vagabond qui s’en allait lassé, le long de la falaise rocailleuse.
Avec un soupir lourd de tristesse, Marguerite tourna le dos à la mer et aux rochers et, lentement, s’en revint vers le Repos du Pêcheur.
En se rapprochant, le bruit des rires gais, des exclamations joyeuses, se fit plus sonore et plus distinct. Elle pouvait reconnaître l’organe agréable de Sir Andrew Ffoulkes, les éclats de rire bruyants de Lord Antony, et, de temps en temps, les commentaires sans vivacité de son mari. Elle s’aperçut de la solitude de la route, de l’obscurité grandissante, et pressa le pas… Au même instant elle remarqua un étranger qui venait rapidement vers elle. Marguerite ne leva pas les yeux, elle n’éprouvait pas la moindre crainte, car l’auberge était à portée de la voix.
L’inconnu s’arrêta lorsqu’il la vit approcher, et, juste au moment où elle fut sur le point de passer devant lui, il dit très tranquillement :
– Citoyenne Saint-Just.
Marguerite poussa un petit cri d’étonnement, en entendant son nom de jeune fille prononcé si près d’elle. Elle regarda le nouveau venu et, cette fois, avec une exclamation de joie réelle, elle lui tendit amicalement les deux mains.
– Chauvelin !
– Lui-même, citoyenne, pour vous servir, fit l’étranger en lui baisant galamment la main.
Elle se tut pendant quelques secondes, en examinant avec un plaisir évident la petite silhouette, peu séduisante pourtant, qui se tenait devant elle.
Chauvelin était alors au déclin de la trentaine ; c’était un homme intelligent, d’aspect rusé, avec dans ses yeux profonds une expression curieuse qui ressemblait à celle du renard. C’était lui, l’étranger que nous avions vu une heure plus tôt boire à la santé de M. Jellyband.
– Chauvelin… mon ami… dit Marguerite avec un joli petit soupir de satisfaction, je suis tout à fait ravie de vous voir.
Il était naturel que Marguerite, isolée au milieu de sa grandeur et de ses amis empesés, eût plaisir à rencontrer une figure qui lui rappelât le temps heureux où elle régnait en souveraine sur le cercle intellectuel de la rue Richelieu. En tout cas, elle ne remarqua pas le sourire ironique qui flottait sur les lèvres pincées de Chauvelin.
– Mais dites-moi, ajouta-t-elle gaiement, qu’est-ce que vous pouvez bien faire ici ?
Elle avait repris sa marche vers l’auberge, Chauvelin se retourna et l’accompagna.
– Je pourrais vous retourner le compliment, belle dame. Et vous, que devenez-vous ?
– Oh, moi… fit-elle en haussant les épaules, je m’ennuie, mon ami, voilà tout.
Ils étaient arrivés à la porte de l’hôtellerie, mais Marguerite semblait n’avoir pas envie d’entrer. La brise du soir était exquise après la tempête, et elle avait trouvé un compagnon qui apportait avec lui un peu de l’air léger de Paris, qui connaissait bien Armand, qui pouvait lui parler de la joyeuse et brillante phalange qu’elle avait laissée derrière elle.
Elle s’arrêta sous le joli porche, tandis que par les petites fenêtres étincelantes de la salle de l’auberge arrivaient le bruit des rires, des appels à Sally, des demandes de bière, le claquement des couvercles, le roulement des dés, mélangés au rire niais et sans gaieté de Sir Percy Blakeney. Chauvelin se tenait à côté d’elle, ses yeux rusés, pâles et jaunes attachés à la gracieuse figure de son interlocutrice, qui avait l’air si douce et si jeune dans ce calme crépuscule.
– Vous m’étonnez, citoyenne, dit-il tranquillement, en prenant une pincée de tabac.
– Sais-je pourquoi ? Ma foi, mon petit Chauvelin, j’aurais cru que, avec votre pénétration ordinaire, vous auriez deviné qu’une atmosphère de brouillards et de vertus rigides ne pouvait convenir à Marguerite Saint-Just.
– Oh, la, la ! est-ce si terrible que cela ? demanda-t-il en feignant la consternation.
– Parfaitement, et même pire.
– C’est étrange ! et moi qui pensais qu’une jolie femme devait trouver la vie de campagne en Angleterre tout particulièrement pleine d’attraits.
– Oui, et moi je le croyais aussi. Les jolies femmes, ajouta-t-elle avec un soupir, devraient s’amuser en Angleterre, puisque toutes choses agréables leur sont défendues, même celles qu’elles font tous les jours.
– Est-ce bien vrai ?
– Vous ne vous le figureriez pas, mon petit Chauvelin, eh bien ! je passe souvent une journée entière, une journée entière, vous dis-je ! sans avoir une seule tentation.
– Alors il n’y a rien d’étonnant à ce que la femme la plus fine d’Europe soit assaillie par l’ennui.
Elle rit de l’un de ses rires mélodieux et cristallins.
– Ce doit être épouvantable, n’est-ce pas ? dit-elle malicieusement, ou sans cela, aurais-je eu tant de plaisir à vous revoir ?
– Et cela moins d’un an après un romanesque mariage d’amour… c’est justement là qu’est le point faible… alors cette idyllique folie n’a pas vécu plus que l’espace de… quelques semaines.
– Les folies idylliques ne durent jamais, mon petit Chauvelin… Elles nous tombent dessus comme la rougeole… et on en guérit aussi rapidement.
Chauvelin aspira une autre pincée de tabac ; il paraissait fort adonné à cette pernicieuse habitude si fréquente à cette époque, peut-être aussi était-il d’avis que le geste de priser dissimulait plus aisément les regards rapides et pénétrants avec lesquels il cherchait à déchiffrer l’âme des personnes qu’il rencontrait.
– Il n’y a rien d’étonnant, répéta-t-il galamment, que le cerveau le plus actif d’Europe soit assailli d’ennui.
– Je pensais que vous aviez une ordonnance contre cette maladie, mon petit Chauvelin.
– Comment puis-je espérer réussir là où Sir Percy a échoué ?
– Si nous laissions Sir Percy en dehors de la question pour le moment, mon bon ami ? fit-elle sèchement.
– Ah ! belle dame, pardonnez-moi, mais c’est ce que nous ne pouvons faire – une fois encore les yeux de Chauvelin, aussi aigus que ceux d’un renard sur le qui-vive, lançaient un regard rapide à Marguerite. J’ai contre la pire forme de l’ennui une ordonnance excellente que j’aurais été heureux de vous soumettre. Mais…
– Mais quoi ?
– Il y a Sir Percy.
– Qu’a-t-il à faire là-dedans ?
– Beaucoup, je crains. L’ordonnance que je vous donnerais, ma blonde amie, porte un nom très plébéien : travailler.
– Travailler ?
Chauvelin fixa Marguerite longuement pour la scruter ; ses yeux perçants et pâles paraissaient lire toutes les pensées de la jeune femme. Ils étaient seuls tous deux ; l’air du soir était tout à fait calme, et leur chuchotement doux se perdait dans le bruit qui venait de la salle de l’auberge. Cependant le Français fit quelques pas en avant du porche et vivement regarda autour de lui avec soin, puis, assuré que personne n’écoutait, il revint à côté de Marguerite.
– Voudriez-vous rendre un petit service à la France, citoyenne ?
Ses manières avaient tout à coup changé, sa physionomie allongée de renard prenait une expression d’insistance particulière.
– Mon Dieu ! répliqua-t-elle d’un ton dégagé, comme vous avez l’air soucieux tout à coup… Le fait est que je ne sais pas si je rendrais à la France ce petit service, en tout cas cela dépendrait du genre de service qu’elle ou vous réclameriez.
– Avez-vous entendu parler du Mouron Rouge, citoyenne Saint-Just ? demanda Chauvelin brusquement.
– Entendu parler du Mouron Rouge, répondit-elle avec un long rire joyeux. Ma foi, mon ami, nous ne parlons plus que de lui… Nous avons des chapeaux au Mouron Rouge, nos chevaux s’appellent Mouron Rouge, au dîner du prince de Galles, l’autre soir, nous avons eu un soufflé au Mouron Rouge… il y a quelques jours, je commandais à la couturière une robe bleue avec des garnitures vertes, et je veux être pendue si elle ne l’a pas appelée Au Mouron Rouge !
Chauvelin n’avait pas bougé pendant qu’elle bavardait, il n’essaya pas de l’arrêter quand sa voix musicale et son rire puéril s’en allèrent réveiller l’écho dans l’air calme du soir. Mais il resta sérieux et solennel tandis qu’elle riait, il n’éleva pas le ton de sa voix claire, tranchante et dure pour lui dire :
– Eh bien ! citoyenne, puisque vous avez entendu parler de ce personnage énigmatique, vous devez savoir que l’homme qui cache son identité sous ce pseudonyme étrange est l’ennemi le plus acharné de notre République, de la France, et des hommes comme Armand Saint-Cyr.
– Là ! fit-elle avec un drôle de petit soupir, j’en jurerais bien… la France a tant d’ennemis acharnés pour le quart d’heure…
– Mais vous, citoyenne, vous êtes la fille de France et vous devriez être prête à l’aider lorsqu’elle est dans un péril mortel.
– Mon frère Armand dévoue sa vie à sa patrie, répliqua-t-elle fièrement ; quant à moi, je ne puis rien faire… ici, en Angleterre.
– Vous, vous… – Il se fit encore plus suppliant et son visage de renard semblait être devenu tout à coup impressionnant et plein de dignité. – Ici en Angleterre, citoyenne… vous seule pouvez nous aider… Écoutez-moi ! J’ai été envoyé ici pour représenter le gouvernement de la République ; je présente demain mes lettres de créance à M. Pitt. L’une de mes obligations est de découvrir tout ce qui a rapport à cette ligue du Mouron Rouge, qui est devenue une menace constante pour notre pays, depuis qu’elle s’est mise à aider nos maudits aristocrates, traîtres à leur pays, ennemis du peuple, à échapper au châtiment qu’ils méritent. Vous le savez aussi bien que moi, citoyenne, que, une fois passé le détroit, ces émigrés français cherchent à exciter l’opinion contre la République… ils sont prêts à s’allier à n’importe quel ennemi assez hardi pour nous attaquer…
» Durant les derniers mois, nombre de ces émigrés, les uns suspects de trahison, d’autres condamnés par le Tribunal révolutionnaire, ont réussi à traverser le détroit. Leur évasion était organisée et effectuée avec l’aide de cette société de jeunes freluquets anglais, dirigée par un homme dont le cerveau est aussi plein de ressources que son identité est mystérieuse. Malgré les efforts les plus acharnés de mes agents, je n’ai pu le découvrir ; tandis que les autres ne sont que les bras qui agissent, c’est lui, la tête, qui, sous le voile d’un anonymat étrange, travaille avec calme et décision à perdre la France. Je veux atteindre cette tête, et c’est pour cela que je demande votre assistance ; je puis ensuite atteindre le reste de la troupe ; c’est un jeune gaillard de la société anglaise, j’en suis certain… Trouvez-moi cet homme, citoyenne, trouvez-le pour la France !
Marguerite avait écouté Chauvelin sans dire un mot, sans bouger, osant à peine respirer. Elle lui avait précédemment dit que ce mystérieux héros de roman était le sujet de conversation du cercle élégant dont elle faisait partie ; déjà avant cela, son cœur et son imagination avaient été remués à la pensée de cet homme courageux qui, sans se faire connaître, avait arraché des centaines de vie à un sort terrible. Elle n’avait que peu de sympathie pour ces aristocrates hautains, dont la comtesse de Tournay de Basserive était un exemple si typique ; mais, bien que républicaine et libérale par principe, elle haïssait et méprisait les méthodes que la jeune République avait choisies pour s’affermir. Elle avait quitté Paris depuis quelques mois ; le bruit des horreurs et des effusions de sang de la Terreur, qui avaient leur apogée dans les massacres de Septembre, n’avait traversé la Manche et n’était arrivé à elle que comme un faible écho. Robespierre, Danton, Marat, elle ne les avait pas connus sous leur aspect de justiciers sanguinaires, d’implacables fournisseurs de la guillotine. Malgré ses sympathies républicaines, son âme reculait d’horreur devant ces excès de la Révolution, à laquelle elle craignait qu’un jour son frère Armand, républicain modéré comme il l’était, ne fût sacrifié en holocauste.
Lorsque pour la première fois elle avait entendu parler de cette bande de jeunes enthousiastes qui, par amour pour leurs semblables, arrachaient des femmes, des enfants, des hommes jeunes et vieux à une mort affreuse, son cœur s’était rempli de fierté pour eux, et maintenant, pendant que Chauvelin parlait, ses pensées allaient au noble et mystérieux chef de cette héroïque petite troupe qui, quotidiennement, risquait sa vie, librement et sans ostentation, pour le bien de l’humanité.
Ses yeux étaient humides quand l’ambassadeur eut fini de parler ; la dentelle de son fichu se soulevait sous l’effort de sa respiration rapide et haletante, elle n’entendait plus le bruit des buveurs dans l’auberge, elle ne faisait plus attention à la voix de son mari, ni à son rire niais, toute son âme errait à la recherche du héros mystérieux. Ah ! c’était un homme qu’elle aurait pu aimer, s’il s’était trouvé sur son chemin ; tout en lui attirait une imagination romanesque, sa personnalité, sa force, sa bravoure, la fidélité de ceux qui servaient la même noble cause sous ses ordres, et par-dessus tout, cet anonymat qui lui faisait une couronne et comme une auréole de gloire chevaleresque.
– Découvrez-le pour la France, citoyenne.
La voix de Chauvelin contre son oreille la rappela de ses rêves. Le héros mystérieux avait disparu ; à peine à vingt mètres d’elle, un homme à qui elle avait juré foi et fidélité, buvait et riait.
– Là ! là ! Chauvelin, dit-elle en reprenant son air léger, vous êtes étonnant ! Où diable dois-je le chercher ?
– Vous allez partout, citoyenne, dit Chauvelin qui se faisait insinuant. Lady Blakeney est le pivot du Londres mondain, m’a-t-on dit… vous voyez tout… vous entendez tout.
– Tout doux, mon ami, répliqua Marguerite en se redressant de toute sa hauteur et en regardant avec un léger mépris le petit bonhomme d’aspect malingre qui se trouvait devant elle. Tout doux ! vous paraissez oublier qu’entre Lady Blakeney et la commission que vous me donnez, il y a les six pieds de Sir Percy Blakeney et une longue lignée d’ancêtres.
– C’est pour le bien de la France, citoyenne.
– Fi, monsieur, en tout cas, vous dites des absurdités ; si même vous connaissiez ce Mouron Rouge, vous ne pourriez rien lui faire à lui, un Anglais !
– Je m’y serais risqué, dit Chauvelin avec un sourire sec, amer. De toute façon, nous pourrions l’envoyer à la guillotine d’abord pour refroidir son ardeur ; ensuite, lorsqu’il y aurait un embarras diplomatique à son sujet, nous pourrions bien faire des excuses, humblement, au gouvernement anglais et, si c’était nécessaire, offrir une compensation pécuniaire à la famille.
– Ce que vous proposez est horrible, Chauvelin, fit-elle, en s’écartant de lui comme d’un insecte malfaisant. Qui que cet homme puisse être, il est noble et courageux, et jamais, vous m’entendez, jamais je ne prêterai la main à une pareille vilenie !
– Vous préférez être insultée par tous les aristocrates français qui viennent dans ce pays-ci ?
Le diplomate avait visé juste en décochant cette petite flèche. Les joues roses de Marguerite pâlirent légèrement et elle se mordit la lèvre pour ne pas lui laisser voir qu’il avait fait mouche.
– Là n’est pas la question, dit-elle enfin avec indifférence. Je puis me défendre moi-même, mais je refuse de me prêter à aucune besogne malpropre pour vous ou pour la France. Vous avez d’autres moyens à votre disposition, usez-en, mon ami.
Et sans un autre regard pour Chauvelin, elle tourna sur ses talons et rentra dans l’auberge.
– Ce n’est pas votre dernier mot, citoyenne, fit-il, lorsqu’un jet de lumière venant du couloir éclaira la silhouette gracieuse et richement vêtue de la Française ; nous nous rencontrerons à Londres, j’espère !
– Nous nous verrons à Londres, lui répondit-elle par-dessus l’épaule, mais c’est là mon dernier mot.
Elle ouvrit la porte de la salle et disparut à ses yeux, tandis qu’il restait quelques secondes sous le porche à prendre une pincée de tabac. Il avait reçu une rebuffade et un affront, mais son visage rusé de renard ne paraissait ni démonté ni désappointé. Au contraire un sourire étrange, ironique et satisfait, plissait les coins de ses lèvres minces.