Une fois hors de la salle bruyante, seule dans le couloir obscur, Marguerite Blakeney sembla respirer plus librement. Elle poussa un long soupir, comme si en franchissant ce seuil elle venait de déposer le poids accablant de la surveillance constante à laquelle elle se soumettait ; elle laissa quelques larmes couler sur ses joues.
Au-dehors, la pluie avait cessé et, à travers les nuages qui passaient rapides, un soleil de fin d’orage jetait quelques rayons pâles sur la belle rive blanche du pays de Kent et sur les maisons irrégulières et bizarres qui se groupaient autour de l’embarcadère de l’Amirauté. Marguerite alla jusqu’au porche et regarda la mer ; se détachant sur le ciel bigarré, un schooner gracieux, les voiles blanches tendues, se balançait doucement sous la brise. C’était le Day Dream, le voilier de Sir Percy, qui était prêt à emporter Armand Saint-Just en France, au milieu de cette révolution violente, sanguinaire, qui renversait une monarchie, sapait une religion, détruisait une société, pour chercher à reconstruire sur les ruines de la Tradition une nouvelle Utopie dont quelques hommes rêvaient, mais que personne n’avait le pouvoir d’établir solidement.
Dans le lointain, des silhouettes d’hommes approchaient du Repos du Pêcheur : l’un, d’un certain âge, portait un étrange collier de barbe grise autour de son menton rond et massif et marchait avec ce balancement spécial qui toujours indique un marin ; l’autre, jeune, mince, était élégamment vêtu d’un manteau sombre à collets nombreux ; il était complètement rasé et ses cheveux bruns étaient rejetés en arrière, dégageant un front noble.
– Armand ! fit Marguerite Blakeney, en le voyant venir au loin, et un sourire heureux illumina ses larmes.
Un instant après, frère et sœur étaient dans les bras l’un de l’autre, tandis que le vieux capitaine se tenait respectueusement de côté.
– Combien de temps avons-nous, Briggs, avant que M. Saint-Just ait à se rendre à bord ? s’enquit Lady Blakeney.
– Nous devrions lever l’ancre d’ici une demi-heure, Votre Seigneurie, répondit le vieillard en portant la main à son front.
Marguerite passa son bras sous celui de son frère et l’emmena vers les falaises.
– Une demi-heure, dit-elle, en regardant la mer, dans une demi-heure tu seras loin de moi, Armand ! Oh ! Je ne puis pas croire que tu partes ! Ces derniers jours, tandis que Percy n’était pas là et que je t’ai eu tout entier à moi seule, ont passé comme un rêve.
– Je ne m’en vais pas loin, ma chérie ; un court détroit à traverser, quelques lieues de route, je puis revenir bientôt.
– Non, ce n’est pas la distance, Armand, mais cet horrible Paris… à présent…
Ils étaient arrivés au bord du rocher. La brise de la mer faisait voler les cheveux de Marguerite sur son visage, et les bouts de son fichu de dentelle ondulaient autour d’elle comme un serpent blanc et souple. Ses yeux cherchaient à percer la brume derrière laquelle reposaient les côtes de France, cette France sévère et inexorable, qui exigeait son tribut de chair humaine, sa taxe de sang des plus nobles de ses fils.
– Notre beau pays, Marguerite, dit Armand qui paraissait avoir deviné sa pensée.
– Ils vont trop loin, Armand ; tu es républicain, je le suis aussi… nous partageons les mêmes sentiments, le même enthousiasme pour la liberté et l’égalité… mais, toi aussi, tu dois trouver qu’ils vont trop loin.
– Chut, fit instinctivement Armand, en regardant autour de lui avec appréhension.
– Ah ! tu vois, tu ne trouves pas qu’il est prudent de parler de ces choses-là, et pourtant nous sommes en Angleterre.
Elle s’attacha à lui avec une affection violente, presque maternelle.
– Ne t’en va pas, Armand ! supplia-t-elle, ne t’en retourne pas ! que ferais-je si… si… si…
Sa voix était secouée de sanglots ; ses yeux bleus, tendres et aimants, imploraient le jeune homme qui, à son tour, la regarda avec fermeté.
– Tu serais en tous les cas ma courageuse sœur, tu te souviendrais que ce n’est pas au moment où la France est en péril que ses fils doivent la fuir.
Il parlait encore et sur le visage de sa sœur réapparaissait un sourire doux et juvénile, d’autant plus émotionnant qu’il semblait noyé dans les larmes.
– Oh ! Armand ! Je souhaiterais quelquefois que tu ne possèdes pas tant de vertus sublimes… Quelques vices mignons sont beaucoup moins dangereux et gênants, je t’assure. Mais tu seras prudent ?
– Autant que possible… je te promets.
– Rappelle-toi, chéri, que je n’ai que toi pour… pour m’aimer.
– Non, ma douce petite sœur, tu as maintenant d’autres attaches : Percy t’aime.
Un regard étrangement soucieux passa dans les yeux de Marguerite lorsqu’elle murmura :
– Il m’a aimée… autrefois.
– Mais, sûrement…
– Là ! là ! mon ami, ne te tourmente pas de moi. Percy est un homme excellent…
– Non, interrompit-il énergiquement, je veux me tourmenter à ton sujet. Margot, écoute-moi ; je n’ai pas réveillé ces souvenirs plus tôt ; chaque fois que je voulais te questionner, il me semblait que quelque chose m’arrêtait. Mais, en tout cas, je sens que je ne puis m’en aller et te laisser maintenant sans éclairer mes doutes. Si tu ne le veux pas, tu ne seras pas obligée de me répondre, ajouta-t-il, car il venait de remarquer tout à coup, dans les yeux de sa sœur, une expression de dureté et d’appréhension.
– Eh bien ?
– Est-ce que Sir Percy sait que… je veux dire, sait-il la part que tu as prise dans l’arrestation du marquis de Saint-Cyr ?
Elle rit d’un rire sans gaieté, amer, méprisant, qui sonnait comme une note fausse dans la musique de sa voix.
– Tu veux dire s’il sait que j’ai dénoncé le marquis de Saint-Cyr au tribunal, qui, finalement, l’a envoyé, lui et toute sa famille, à la guillotine ? Oui, mon mari le sait… je le lui ai dit après notre mariage.
– Lui as-tu raconté les circonstances accessoires qui te déchargeaient si complètement de tout blâme ?
– Il était trop tard pour parler de circonstances atténuantes ; il avait entendu l’histoire en d’autres bouches, ma confession vint trop tard, sembla-t-il. Je ne pouvais plus plaider les circonstances atténuantes ; je ne pouvais pas m’abaisser à chercher à m’expliquer…
– Et ?
– Et maintenant, Armand, j’ai la satisfaction de savoir que le plus grand imbécile d’Angleterre a le plus complet mépris pour sa femme.
Elle parla cette fois avec une amertume violente, et Armand Saint-Just, qui avait pour elle une si grande affection, s’aperçut qu’il avait posé un doigt maladroit sur une plaie douloureuse.
– Mais Sir Percy t’aimait, Margot ?
– M’aimait ? Oui, Armand, il m’aimait, oui, à un certain moment, ou sans cela je ne l’aurais pas épousé. Je suis persuadée – elle parlait très vite comme si enfin elle était heureuse de se décharger d’un poids qui l’écrasait depuis plusieurs mois – je suis persuadée que toi-même, comme tous les autres, tu pensais que j’épousais Sir Percy à cause de sa fortune, mais je t’assure, mon ami, qu’il n’en était rien. Il paraissait m’adorer avec une telle intensité de passion, que je me suis laissé toucher. Je n’avais jamais aimé personne, comme tu le sais ; j’avais vingt-quatre ans et j’en concluais qu’aimer n’était pas dans ma nature. Mais toujours il m’avait semblé que ce devait être délicieux que d’être adorée aveuglément, passionnément, complètement… et le fait même que Percy était lourd et bête était une attraction de plus pour moi, car je pensais qu’il m’en appartiendrait davantage. Un homme intelligent aurait d’autres préoccupations, un homme ambitieux d’autres espoirs… Je croyais qu’un idiot m’adorerait et que là se bornerait son horizon. J’étais prête à répondre à sa passion, Armand ; je me serais laissé aimer et j’aurais donné en retour une affection sans bornes…
Elle poussa un soupir, il y avait un infini de désillusions dans ce soupir. Saint-Just ne l’avait pas interrompue, il l’écoutait tout en laissant sa pensée courir en liberté. Il était terrible de voir une femme aussi jeune et aussi belle, qui, à peine au seuil de l’existence, avait déjà perdu l’espoir, perdu les illusions, et vu s’évanouir tous ces rêves dorés et fantastiques qui auraient dû faire de sa jeunesse une fête perpétuelle.
Cependant, bien qu’il eût pour sa sœur une grande tendresse, il comprit peut-être ; il avait étudié les hommes dans beaucoup de pays, des hommes de tous les âges, de toutes les conditions sociales ou intellectuelles, et il devina ce que Marguerite n’avait pas dit. Il est certain que Sir Percy était borné d’esprit, mais dans son esprit lent, il y avait cependant place pour cette fierté inhérente à tout descendant d’une longue lignée de gentilshommes anglais. Un Blakeney était mort sur le champ de bataille de Bosworth, un autre avait sacrifié vie et fortune à la cause des Stuarts ; et son orgueil patricien, que le républicain Armand considérait comme dépourvu de sens, plein de préjugés, avait dû être piqué au vif en apprenant la faute qui salissait la robe de Lady Blakeney. Elle était jeune, mal conseillée peut-être, Armand le savait ; et ceux qui avaient profité de sa jeunesse, de son caractère impulsif, de son imprudence, le savaient encore mieux ; mais Blakeney était lourdaud, il n’entendait pas raison, il s’attachait uniquement aux faits : Lady Blakeney avait dénoncé un compatriote à un tribunal qui ne connaissait pas de pardon ; le mépris qu’il ressentait pour cette action, bien qu’elle l’eût commise à son insu, avait tué un amour dans lequel la sympathie et l’intelligence n’avaient jamais eu aucune part.
Quant à Saint-Just, même à cet instant, sa sœur était pour lui une énigme. La vie et les sympathies ont des caprices si inattendus ! Le cœur de Marguerite se serait-il éveillé à la tendresse quand son mari avait cessé d’aimer ? D’étranges extrêmes se rencontrent sur le chemin de l’amour ; cette femme qui avait eu à ses pieds la moitié de l’Europe intellectuelle, avait-elle placé son affection sur un niais ?
Marguerite regardait le soleil se coucher, Armand ne pouvait apercevoir son visage, mais il lui sembla que quelque chose brillait dans la lumière du soir et tombait de ses yeux sur son léger fichu de dentelle.
Mais il ne pouvait poursuivre ce sujet avec elle. Il connaissait si bien sa nature originale, passionnée, et il savait combien de réserve se cachait derrière ses façons franches et ouvertes.
Ils avaient toujours vécu ensemble, car leurs parents étaient morts quand Armand était un jeune homme et Marguerite une enfant. Il l’avait protégée jusqu’à son mariage ; il avait été son appui pendant ces années brillantes passées dans l’appartement de la rue de Richelieu, et c’est avec beaucoup de chagrin et non sans appréhension qu’il l’avait vue entrer dans cette nouvelle vie en Angleterre.
Pour la première fois depuis cet événement, il avait vécu près d’elle et s’était aperçu que quelques mois de séparation semblaient avoir déjà élevé un mur entre elle et lui ; ils avaient toujours l’un pour l’autre la même affection profonde, intense ; il paraissait cependant que chacun eût aujourd’hui un verger secret où l’autre n’osait pas pénétrer. Il y avait beaucoup de choses que Saint-Just ne pouvait pas dire à sa sœur ; l’aspect politique de la Révolution française changeait presque chaque jour, peut-être ne comprendrait-elle pas comment ses vues et ses sympathies pouvaient changer, puisque les excès commis par ceux qui avaient été ses amis grandissaient en horreur et en intensité ; Marguerite ne pouvait pas ouvrir à son frère les replis de son cœur, elle les connaissait à peine elle-même, elle savait seulement qu’au milieu de son luxe elle se sentait seule et malheureuse.
Et maintenant qu’Armand s’en allait, elle craignait pour la sûreté de son frère, elle avait soif de sa présence. Elle ne voulait pas gâter ces dernières minutes si tristes et si douces en l’entretenant de ses peines. Elle prit son bras et l’emmena lentement le long de la falaise, puis vers la plage ; ils avaient tant de choses à se dire qui poussaient hors de leur verger secret !