Le soleil était déjà très haut lorsque Marguerite se réveilla, reposée par un sommeil prolongé. Louise lui avait apporté une tasse de lait et une corbeille de fruits, et ce fut de bon appétit qu’elle prit ce déjeuner frugal.
Tandis qu’elle grignotait son raisin, une foule de pensées rapides lui traversaient l’esprit ; et beaucoup d’entre elles galopaient à la suite de la longue silhouette de son mari, que cinq heures auparavant elle avait vu s’éloigner à cheval.
Pour répondre à ces questions pressantes, Louise lui apporta la nouvelle que le palefrenier était rentré menant Sultan en main, et qu’il avait laissé Sir Percy à Londres. Le domestique supposait que son maître était sur le point de s’embarquer sur son schooner qui était à l’ancre près de London Bridge. Sir Percy, disait-il, était allé jusque-là à cheval, puis avait rencontré Briggs, le capitaine du Day Dream, et avait renvoyé à Richmond son valet avec Sultan.
Ces nouvelles laissèrent Marguerite plus perplexe que jamais. Où Sir Percy pouvait-il bien s’en aller avec le Day Dream ? Au secours d’Armand, avait-il dit. Oui ! Sir Percy avait de tous côtés des amis influents. Peut-être s’en allait-il à Greenwich ou bien… mais Marguerite cessa de chercher des hypothèses, tout allait s’expliquer dans peu de jours, puisqu’il avait dit qu’il reviendrait et qu’il n’oublierait pas.
Elle avait devant elle une longue journée de calme ; elle attendait la visite de son ancienne compagne de pension, de la petite Suzanne de Tournay. Avec la joyeuse malice d’enfant gâtée qu’elle affectait souvent, elle avait demandé la nuit précédente à la comtesse de lui envoyer sa fille, et ce, en présence du prince de Galles. Son Altesse Royale avait bruyamment approuvé cette invitation, et avait déclaré qu’Elle se ferait un plaisir de rendre visite aux deux jeunes femmes dans le courant de l’après-midi. La comtesse n’avait pas osé refuser, et elle s’était laissé arracher par surprise la promesse d’envoyer sa petite Suzanne passer une longue journée à Richmond avec son amie.
Marguerite attendait avec impatience la jeune Française ; elle désirait tant bavarder avec elle de ses anciens jours de couvent ; il lui semblait que la compagnie de Suzanne lui serait plus agréable que toute autre ; ensemble, elles se promèneraient à l’aventure dans le beau vieux jardin ou dans le parc aux daims, ou bien s’en iraient en musant le long de la rivière.
Mais Suzanne n’était pas encore arrivée, et Marguerite, toute prête, était sur le point de descendre. Ce matin-là on l’eût prise pour une jeune fille dans sa robe de mousseline, toute simple, ornée seulement d’une large ceinture bleue, nouée autour de sa taille mince, et d’un joli fichu croisé sur lequel elle avait piqué quelques roses rouges tardives.
Elle traversa l’antichambre qui précédait ses appartements particuliers et s’arrêta un instant en haut du vieil escalier de chêne qui menait aux salons du rez-de-chaussée. À sa gauche s’ouvrait la partie du château réservée à son mari, toute une suite de pièces dans lesquelles elle n’était presque jamais entrée.
Il y avait là une chambre à coucher, un cabinet de toilette, un salon, et tout à l’autre bout du palier un petit cabinet de travail, toujours soigneusement fermé à clef lorsque Sir Percy n’y était pas. Un valet de confiance, Frank, avait soin de cette pièce, et personne n’était autorisé à y entrer. Milady elle-même n’avait jamais eu l’idée de le faire, et les domestiques n’avaient naturellement jamais osé enfreindre cette sévère consigne.
Bien souvent, avec l’attitude de mépris bienveillant que Marguerite avait adoptée vis-à-vis de son mari, elle l’avait plaisanté sur le secret qui entourait son cabinet de travail. En riant, elle avait toujours déclaré qu’il écartait systématiquement tous les curieux de ce lieu de retraite, de peur qu’on ne découvrît combien il y avait peu de besogne accomplie entre ces quatre murs : le meuble le plus en vue devait être, disait-elle, un confortable fauteuil où Sir Percy pouvait faire des siestes agréables.
Lady Blakeney se remémorait tous ces souvenirs pendant cette belle matinée d’octobre, en jetant un coup d’œil dans la galerie. Frank devait être occupé dans la chambre de son maître, car la plupart des portes étaient ouvertes, et en particulier celle de la pièce mystérieuse.
Tout à coup, il prit à la jeune femme une curiosité brûlante, puérile, de jeter un regard dans le sanctuaire de son mari. La défense d’y pénétrer ne s’appliquait naturellement pas à elle et Frank n’oserait pas s’opposer à son entrée. Malgré tout, elle espérait que le domestique serait occupé dans quelque autre chambre, et qu’elle pourrait, sans que personne le sût et sans être grondée, y lancer un coup d’œil rapide.
Sans bruit, sur la pointe des pieds, elle traversa le palier, et comme la femme de Barbe-Bleue, tremblante d’énervement et de curiosité, elle s’arrêta sur le seuil, étrangement irrésolue et troublée.
La porte était entrebâillée, et Marguerite ne pouvait rien voir à l’intérieur de la pièce ; elle poussa timidement le battant ; pas un son : Frank n’était pas là, elle entra sans hésiter.
Tout de suite, elle fut frappée par la simplicité sévère de tout ce qui l’entourait : les tentures sombres et épaisses, les lourds meubles de chêne, les quelques cartes accrochées au mur, rien de cela ne lui rappelait l’homme du monde indolent, l’amateur de courses, le dandy, le roi de la mode – tout ce qui enfin personnifiait aux yeux du monde Sir Percy Blakeney.
Il n’y avait, là en tous les cas, aucun signe de départ précipité. Tout était en place, pas un papier ne traînait sur le tapis, pas une porte d’armoire, pas un tiroir n’était ouvert. Les rideaux étaient tirés et par les fenêtres grandes ouvertes l’air frais du matin arrivait à flots.
En face du jour, à la meilleure place, s’érigeait un bureau massif et d’aspect sérieux qui paraissait avoir eu déjà un long usage. Au mur, à gauche de ce bureau, couvrant presque tout le panneau, du plancher au plafond, était accroché un portrait de femme, grandeur nature, somptueusement encadré et délicieusement peint, signé du nom de Boucher : c’était la mère de Sir Percy.
Marguerite connaissait très peu de chose d’elle, si ce n’est qu’elle était morte sur le continent, faible d’esprit aussi bien que de corps, alors que Percy n’était encore qu’un enfant. Elle devait avoir été bien jolie femme dans son temps, lorsque Boucher l’avait peinte, et, en regardant ce portrait, Marguerite fut frappée de la ressemblance extraordinaire qui existait entre la mère et le fils. C’était le même front bas et carré, couronné d’une épaisse chevelure blonde et soyeuse, les mêmes yeux bleus profonds et légèrement paresseux, sous les sourcils droits, et, dans ces yeux, la même apparence nonchalante cachait la même intensité de passion, qui, dans le vieux temps avant leur mariage, éclairait si souvent la physionomie de Sir Percy, et que Marguerite avait à nouveau remarquée la nuit dernière à l’aube, lorsqu’elle s’était penchée tout contre lui, et qu’elle avait laissé sa voix prendre un accent de tendresse. Elle étudia le portrait, parce qu’il l’intéressait, ensuite, elle se retourna et regarda le volumineux bureau. Il était couvert d’une pile de papiers, tous liés avec ordre et réunis en dossiers, ce qui leur donnait l’air de factures et de reçus rangés avec une méthode parfaite. Jamais auparavant, Marguerite n’avait été frappée – jamais d’ailleurs elle n’avait, hélas ! trouvé utile de s’en enquérir – de la façon impeccable dont Sir Percy administrait la fortune énorme que son père lui avait laissée, lui que tout le monde croyait totalement dépourvu d’intelligence.
Depuis qu’elle était entrée dans cette chambre simple et bien rangée, elle avait eu tant de sujets de surprise, que cette preuve évidente de la puissance de l’esprit pratique de son mari ne lui causa qu’un étonnement passager ; mais cela l’ancra dans l’opinion, certaine pour elle désormais, qu’avec ces niaiseries qu’il disait dans le monde, ces manières de fat, ces conversations ridicules, il ne se bornait pas seulement à porter un masque, mais qu’il jouait une comédie très étudiée.
Marguerite s’en étonna à nouveau. Pourquoi prenait-il cette peine ? Pourquoi, lui qui était un homme sensé et sérieux, voulait-il passer aux yeux de ses concitoyens pour un nigaud sans cervelle ? Peut-être désirait-il cacher son amour pour une femme qui le méprisait… mais, sans aucun doute, il eût pu arriver à ce résultat avec moins d’humiliations et d’efforts, qu’en assumant constamment un rôle qui ne lui était pas naturel.
Elle regarda tout autour d’elle, sans but cette fois ; elle était horriblement intriguée, une terreur sans nom la prenait devant tout ce mystère inexplicable. Elle se sentit tout à coup glacée et mal à l’aise dans cette pièce sévère. Sur les murs, pas un tableau, à part le portrait de Boucher et deux cartes, toutes deux de régions françaises, l’une de la côte de la Manche, l’autre des environs de Paris. Elle se demanda ce que Sir Percy pouvait en faire.
Son cerveau commençait à la faire souffrir, elle voulut sortir de cette chambre étrange de Barbe-Bleue dans laquelle elle était entrée, et dont elle ne pouvait trouver l’énigme. Elle désirait que Frank ne la trouvât pas là ; et après un dernier coup d’œil à tout ce qui l’entourait, elle se dirigea vers la porte. Dans ce mouvement, son pied heurta un objet de petite dimension qui semblait se trouver à terre contre le bureau et qui maintenant roulait à travers le cabinet.
Elle se baissa pour le ramasser : c’était une épaisse bague d’or avec un chaton plat sur lequel était gravé un petit emblème.
Marguerite la retourna dans ses doigts et étudia la gravure de l’écusson. Elle représentait une petite fleur en forme d’étoile semblable à celle qu’elle avait déjà vue deux fois avant cette occasion ; une fois à l’Opéra et une autre fois au bal de Lord Grenville.