Quand Marguerite rentra dans sa chambre, elle y trouva sa suivante très inquiète.
– Votre Seigneurie sera bien fatiguée, dit la pauvre femme, les yeux gros de sommeil. Il est plus de cinq heures.
– Oh, oui, je crois que je serai lasse au moment de me lever, fit gentiment Marguerite ; mais, Louise, vous me paraissez exténuée, c’est pourquoi il faut remonter chez vous. Je me mettrai au lit seule.
– Mais, milady…
– Ne discutez pas, Louise, mais allez dormir. Donnez-moi une robe de chambre et laissez-moi.
Louise était trop heureuse d’obéir. Elle aida sa maîtresse à se débarrasser de sa somptueuse robe de bal, et l’enveloppa dans un peignoir souple.
– Votre Seigneurie ne désire rien d’autre ? demanda-t-elle quand elle eut fini.
– Non, rien du tout. Éteignez la lumière en sortant.
– Oui, milady ; bonne nuit, milady.
– Bonsoir, Louise.
Lorsque la femme de chambre s’en fut allée, Marguerite tira les rideaux et ouvrit les fenêtres toutes grandes. Le jardin, et au-delà la rivière, étaient inondés de lumière rose. Dans le lointain, à l’est, les rayons du soleil levant avaient changé l’aube rosée en un bouillonnement d’or, le parterre était maintenant désert, et Marguerite regardait en dessous d’elle la terrasse où, quelques minutes plus tôt, elle avait cherché à reconquérir un homme dont elle avait autrefois possédé l’amour.
Il était curieux qu’au milieu de toutes ces émotions, de son anxiété au sujet d’Armand, elle ne fût plus à ce moment consciente que d’une chose : un désespoir aigu.
Elle souffrait dans tous ses nerfs du désir intense d’être aimée d’un être qui l’avait repoussée, qui avait résisté à sa tendresse, qui était resté froid à son appel, et qui n’avait pas répondu à son élan de passion ; et cependant sa propre ardeur lui avait fait croire et espérer que les anciens jours de bonheur écoulés à Paris n’étaient pas entièrement morts et oubliés.
Comme tout cela était étrange ! Elle l’aimait encore. Elle revivait ces mois de malentendu et de solitude, et elle comprenait qu’elle n’avait jamais cessé de l’aimer ; elle sentait, qu’au fond de son cœur, toujours elle avait eu l’impression vague que les plaisanteries sottes de son mari, son rire niais, sa nonchalance paresseuse n’étaient qu’un masque ; que, sous ce masque, il y avait toujours l’homme vrai, l’homme robuste, passionné, volontaire – celui auquel elle avait appartenu tout entière, celui dont la tendresse l’avait fascinée, dont la personnalité l’avait attirée, depuis qu’elle avait senti que sous cet esprit lourd en apparence, il y avait quelque chose qu’il dissimulait à tous et surtout à elle.
Le cœur d’une femme est un problème si compliqué à résoudre ; il n’est pas jusqu’à son possesseur qui ne soit souvent incapable de trouver la solution de cette énigme.
Marguerite, « la femme la plus fine d’Europe », était-elle réellement amoureuse d’un niais ? Était-ce de l’amour, qu’elle avait ressenti pour lui l’année précédente, lorsqu’elle l’avait épousé ? Était-ce de l’amour qu’elle ressentait, maintenant qu’elle avait compris qu’il l’aimait encore, mais que plus jamais il ne redeviendrait son esclave, son amant passionné et ardent ?
Non ! Marguerite elle-même n’aurait pu le dire, en ce moment surtout ; peut-être sa fierté lui avait-elle fermé l’esprit à une compréhension meilleure de ses propres sentiments. Mais ce dont elle ne doutait point, c’est qu’elle voulait à tout prix ressaisir ce cœur opiniâtre. Elle savait qu’elle le conquerrait une fois de plus… et qu’ensuite, elle ne le perdrait plus… Elle le conserverait, elle conserverait sa tendresse, la mériterait ; elle était sûre qu’il n’y avait plus de bonheur possible pour elle sans l’amour de cet homme.
Les idées et les émotions les plus contradictoires lui couraient follement dans l’esprit. Elle en était si absorbée qu’elle laissa passer le temps ; peut-être, exténuée de cette longue veillée énervante, avait-elle fermé les yeux et s’était-elle endormie d’un sommeil agité où des rêves rapides ne semblaient être que la continuation de ses pensées inquiètes – quand, tout à coup, elle fut tirée de son rêve ou de ses réflexions par un bruit de pas devant sa porte.
Alarmée, elle se leva, tendit l’oreille : la maison était aussi calme que toujours, les pas s’en étaient allés. Par les fenêtres grandes ouvertes les éclatants rayons de soleil levant inondaient la chambre de lumière. Elle regarda l’horloge ; il était six heures et demie, trop tôt pour que le personnel fût debout.
Elle devait s’être inconsciemment laissée aller à dormir. Le bruit des pas, et aussi celui de mots dits à voix basse l’avait éveillée ; qu’est-ce que cela pouvait être ?
Doucement, sur la pointe des pieds, elle traversa la pièce et ouvrit la porte pour écouter ; pas un son ; rien que le calme particulier aux heures matinales où le sommeil est lourd chez tous. Mais le bruit l’avait rendue inquiète, quand tout à coup, à ses pieds, au pas de la porte, elle aperçut une chose blanche posée à terre : une lettre évidemment. C’est à peine si elle osait la toucher. Tout cela lui semblait l’œuvre d’un esprit. Cette lettre n’était certainement pas là lorsqu’elle était montée ; Louise l’aurait-elle laissé tomber ?
Au bout de quelques instants, elle se baissa, et, surprise et intriguée plus qu’on ne peut le dire, elle aperçut, sur l’enveloppe, l’écriture grande et sans personnalité de son mari. Que pouvait-il avoir à lui dire, au milieu de la nuit, qui ne pût être différé jusqu’au matin ?
Elle brisa le cachet, et lut ce qui suit :
Une circonstance des plus imprévues m’oblige à partir pour le Nord immédiatement ; c’est pourquoi je viens vous prier, madame, de ne pas me tenir rigueur si je dois me priver de l’honneur de vous faire mes adieux. Mes affaires peuvent m’y retenir une semaine environ ; je ne jouirai donc point du privilège d’être présent à la réception que Votre Seigneurie fera mercredi ; c’est dans ces sentiments que j’ai l’honneur d’être, madame,
de Votre Seigneurie,
le très humble et très obéissant serviteur,
Percy BLAKENEY.
Il est probable que, tout à coup, Marguerite avait été frappée d’une paralysie intellectuelle analogue à celle de son mari, car elle fut obligée de lire et de relire à plusieurs reprises les quelques lignes qu’elle avait devant les yeux, avant d’être à même d’en comprendre entièrement le sens.
Elle était debout devant la porte, l’esprit vide, les nerfs tendus par une agitation et un pressentiment qu’elle ne pouvait expliquer ; entre ses doigts elle faisait inconsciemment tourner cette missive courte et mystérieuse.
Sir Percy possédait de grandes propriétés dans le Nord, c’est vrai ; souvent il y était allé seul ; il était resté absent pendant une semaine ; mais il paraissait si invraisemblable qu’entre cinq et six heures du matin un événement fortuit fût survenu qui l’obligeât à partir avec cette hâte.
Vainement elle chercha à secouer cette impression d’énervement inconnue d’elle jusqu’ici : elle tremblait des pieds à la tête. Il lui prit un désir sauvage, insurmontable, de voir son mari, de suite – pourvu qu’il ne fût point parti.
Sans penser qu’elle était vêtue très légèrement d’un saut-de-lit, et que ses cheveux étaient dénoués sur ses épaules, elle descendit en courant, traversa le vestibule jusqu’à la porte d’entrée.
Comme toujours, la porte était cadenassée et verrouillée, car les laquais n’étaient pas encore levés : mais, l’ouïe en éveil, Marguerite avait perçu les bruits de voix et de piétinements de chevaux sur les dalles.
De ses doigts nerveux et tremblants, elle ouvrit les verrous un à un en se meurtrissant les mains, en s’arrachant les ongles, car les fers étaient lourds. Peu lui importait ; elle tremblait d’angoisse à la pensée qu’elle pouvait arriver trop tard ; qu’il pouvait être parti sans qu’elle l’eût vu, sans qu’elle lui eût souhaité : « Bonne chance ! »
Elle parvint enfin à faire tourner la clef dans la serrure et à ouvrir la porte. Ses oreilles ne l’avaient point trompée : à quelques pas d’elle un valet tenait deux chevaux ; l’un des deux était Sultan, le pur-sang favori de Sir Percy et le plus rapide ; il était sellé, prêt à partir.
Un instant après, Sir Percy lui-même apparut au coin le plus éloigné de la maison et se dirigea rapidement vers le groupe. Il avait abandonné le somptueux habit qu’il portait au bal, mais comme toujours il était vêtu richement et avec élégance ; il s’était équipé d’un manteau de drap de choix, avec un jabot et des manchettes de dentelles, de grandes bottes à la Condé, et d’une culotte de peau.
Marguerite fit quelques pas en avant. Il leva les yeux et la vit, un léger pli lui barra le front.
– Vous partez ? questionna-t-elle fiévreusement. Où cela ?
– J’ai eu l’honneur d’informer Votre Seigneurie qu’une affaire urgente et des plus inattendues réclamait ma présence dans le Nord, répondit-il, avec le ton glacé et traînant qui lui était habituel.
– Mais vos hôtes… demain…
– J’ai prié Votre Seigneurie de présenter mes humbles excuses à Son Altesse Royale. Vous êtes une excellente maîtresse de maison, milady, je suis persuadé que je ne manquerai à personne.
– Mais vous auriez dû certainement remettre votre voyage jusqu’après notre réunion…, dit-elle, parlant toujours d’une façon agitée et nerveuse. Vos affaires ne sont pas si urgentes et vous ne m’en avez rien dit tout à l’heure.
– Comme j’avais l’honneur de vous le dire, madame, mes affaires sont aussi urgentes qu’inattendues… Puis-je vous demander la permission de vous quitter… Ne pourrais-je rien faire pour vous à Londres… à mon retour ?…
– Non, non… merci… rien du tout… mais je vous reverrai bientôt ?
– Oui, très prochainement.
– Avant la fin de la semaine ?
– Je ne puis vous le promettre.
Évidemment il cherchait à s’en aller tandis que Marguerite usait de tous les moyens pour chercher à le conserver auprès d’elle une ou deux minutes de plus.
– Percy, fit-elle, dites-moi pourquoi vous vous en allez ? Étant votre femme, j’ai certainement le droit de le savoir. Vous n’avez pas été appelé dans le Nord. J’en suis sûre. Vous n’avez pas reçu de lettre, il n’est pas arrivé de courrier de là-bas avant notre départ pour l’Opéra, et rien ne vous attendait lorsque nous sommes rentrés du bal… vous n’allez pas dans le Nord, j’en suis convaincue… il y a quelque mystère… et…
– Non, il n’y a pas de mystère, madame, répliqua-t-il avec un accent d’impatience. Mes affaires ont quelques rapports avec Armand… Voilà ! maintenant me permettez-vous de vous quitter ?
– Avec Armand ?… Mais vous ne courrez pas de danger ?
– Du danger ? moi ?… Non, milady, votre sollicitude m’honore. Comme vous le disiez, j’ai quelque influence, et j’ai l’intention de m’en servir avant qu’il ne soit trop tard.
– Vous me permettez au moins de vous en remercier ?
– Point n’en est besoin, madame, fit-il froidement. Ma vie est à votre service, et je suis déjà plus que récompensé.
– Et la mienne sera à vos ordres, Sir Percy, si vous voulez l’accepter, en échange de ce que vous ferez pour Armand, dit-elle en lui tendant passionnément les deux mains. Je ne vous retiens plus… mes pensées vous suivent… bon voyage !
Combien elle était séduisante dans ce soleil matinal, ses cheveux ardents lui tombant en cascades sur les épaules ! Sir Percy se pencha très bas et lui baisa la main ; elle sentit que les lèvres de son mari étaient brûlantes et son cœur tressaillit de joie et d’espoir.
– Vous reviendrez ? fit-elle avec tendresse.
– Oui, bientôt, répondit-il en plongeant un long et ardent regard dans les yeux bleus de Marguerite.
– Et… vous n’oublierez pas ?… demanda-t-elle tandis qu’elle lui rendait un regard plein de promesses.
– Je n’oublierai jamais, madame, que vous m’avez fait l’honneur de commander mes services.
Les mots étaient froids et cérémonieux, mais cette fois ils ne la glacèrent point. Son cœur de femme avait lu dans celui de son mari, à travers le masque impassible que son orgueil l’obligeait encore à porter.
Il s’inclina à nouveau et lui demanda la permission de la quitter. Elle se retira sur le côté pour le laisser se mettre en selle, puis, pendant qu’il passait la grille au galop, elle agita une dernière fois la main en signe d’adieu.
Un tournant de la route le fit bientôt disparaître à sa vue. Le domestique de confiance qui accompagnait Sir Percy avait quelque difficulté à se tenir à son allure, car Sultan volait littéralement sur la route, partageant l’agitation de son maître. Avec un soupir presque heureux, Marguerite se retourna et rentra dans la maison. Elle revint dans sa chambre très fatiguée.
Son cœur lui semblait s’être apaisé en un instant, et, bien qu’il souffrît encore d’un désir indéfini, un espoir vague et délicieux le calmait comme un baume.
Elle n’avait plus d’inquiétude pour son frère ; elle avait une confiance absolue dans l’énergie et le pouvoir de l’homme qui venait de partir, déterminé à aider Armand. Elle s’étonna qu’elle eût jamais pu le regarder comme un sot ; évidemment cette apparence niaise n’était qu’un masque destiné à cacher la blessure amère qu’elle avait infligée à son amour et à son dévouement. La passion l’avait maîtrisé, et il ne voulait pas lui laisser voir combien elle lui était encore chère et combien elle l’avait fait souffrir.
Mais maintenant tout allait s’arranger ; elle écraserait sa propre fierté, elle se ferait humble devant lui, elle lui dirait tout, elle lui confierai tout ; et ils reverraient ces jours heureux, où ils s’en allaient tous deux à l’aventure dans la forêt de Fontainebleau, lui, parlant peu, – car il avait toujours été un silencieux, – elle, sentant que près d’un cœur aussi fort, elle trouverait toujours le repos et le bonheur.
Plus elle pensait aux événements de la nuit passée, moins elle avait peur de Chauvelin et des plans qu’il avait dressés. Il n’avait pas réussi dans la tentative qu’il avait faite pour découvrir l’identité du Mouron Rouge, elle en était sûre. Lord Fancourt et Chauvelin lui avaient affirmé qu’il n’y avait personne dans la salle à manger à une heure, personne excepté le Français lui-même et Percy – oui ! Percy ! elle aurait pu le lui demander, si elle y avait pensé ! En tout cas, elle ne craignait plus que ce héros inconnu et courageux tombât dans les pièges de l’agent de la République et elle ne serait de toute façon pas responsable de sa mort.
Armand était encore en danger, sans doute, mais Percy ne lui avait-il pas donné sa parole de le sauver ? Et, lorsque Marguerite vit partir son mari, pas un instant il ne lui vint à l’idée que le succès pouvait ne point couronner une entreprise qu’il tentait. Lorsque son frère serait en sûreté chez elle, elle ne lui permettrait plus de retourner en France.
Elle se sentait presque heureuse, et après avoir soigneusement refermé ses rideaux pour se protéger contre les rayons du soleil levant, elle se mit enfin au lit, inclina la tête sur l’oreiller, et rapidement, comme un enfant harassé de fatigue, s’endormit d’un sommeil calme et profond.