13 L’un ou l’autre

Les quelques mots, que Marguerite était parvenue à déchiffrer sur le papier à moitié consumé, semblaient être à la lettre les paroles du destin. Partirai moi-même demain… Elle avait facilement lu cette phrase : une grosse tache, causée par la fumée de la chandelle, effaçait les lignes suivantes ; mais tout en bas de la feuille, il y avait une autre phrase, qui maintenant lui dansait devant les yeux, aussi claire et aussi distincte que si elle avait été écrite en lettres de feu. Si désirez encore me parler, serai dans la salle du souper à une heure précise. Le tout était signé du petit emblème, rapidement griffonné, la fleurette en forme d’étoile, qui lui était devenue familière. Une heure précise ! Il était maintenant près de onze heures, on dansait le dernier menuet, Sir Andrew Ffoulkes et la belle Lady Blakeney dirigeaient les couples dans ses diverses figures si gracieuses et si compliquées.

Près de onze heures ! sur la console de bronze doré, les aiguilles de la jolie pendule Louis XV paraissaient avancer avec une rapidité folle. Deux heures de plus et son sort et celui d’Armand seraient fixés. En deux heures elle devait décider si elle conserverait pour elle ce qu’elle avait appris avec tant de ruse, si elle abandonnerait son frère à son sort, ou si de propos délibéré elle trahirait cet homme courageux, qui dévouait sa vie à ses semblables, cet homme si généreux, et qui par-dessus tout n’était pas sur ses gardes. Cela lui paraissait une action horrible. Mais il y avait Armand ! Armand lui aussi était noble, brave, et lui non plus n’était pas sur ses gardes. Armand l’aimait ; volontiers, il lui aurait confié sa vie ; elle pouvait l’arracher à la mort et elle hésitait. Oh ! c’était affreux ; elle voyait les yeux de son frère, si doux, si bons, si pleins d’affection pour elle, la regarder avec reproche. « Tu aurait pu sauver ma vie, Margot ! semblaient-ils lui dire, et tu as préféré celle d’un étranger, d’un homme que tu ne connaissais pas, que tu n’avais jamais vu, et tu n’as pas voulu le compromettre, tandis que tu m’envoyais à la guillotine. »

Toutes les pensées contradictoires arrivaient en foule dans l’esprit de Marguerite, pendant que, le sourire aux lèvres, elle glissait à travers le gracieux dédale du menuet. Elle remarqua, avec ce sens aigu qui lui était particulier, qu’elle avait réussi à calmer toutes les craintes de Sir Andrew. Elle était absolument maîtresse d’elle-même, à ce moment et pendant tout le menuet, elle joua son rôle avec plus de perfection qu’elle n’avait jamais fait sur les planches de la Comédie-Française ; mais alors la vie d’un frère bien-aimé ne dépendait pas de ses talents de comédienne.

Elle était trop intelligente pour exagérer son rôle et ne fit plus aucune allusion au soi-disant billet doux, qui avait provoqué chez Sir Andrew cette angoisse de cinq minutes. Elle se rendait compte de la façon dont la frayeur de son cavalier s’évanouissait sous l’influence de son rire radieux, et bientôt, elle s’aperçut que, quelques doutes qui fussent sur le moment venus à l’esprit du jeune homme, elle avait réussi à les dissiper complètement ; il ne se rendit pas compte de l’agitation fébrile dans laquelle était Marguerite, il ne vit pas l’effort que lui coûtait le ton léger de cette causerie banale. À la fin du menuet, elle pria Sir Andrew de la conduire dans le salon voisin.

– J’ai promis à Son Altesse Royale de souper avec elle, dit-elle mais avant de nous séparer, dites-moi… me pardonnez-vous ?

– Vous pardonner ?

– Oui ! Avouez que vous venez d’avoir peur… Mais, n’oubliez pas que je ne suis pas une Anglaise et que je ne considère pas un billet doux comme un crime, et je vous jure que je n’en parlerai pas à ma petite Suzanne. Dites-moi, aurais-je le plaisir de vous recevoir à ma fête champêtre, mercredi prochain ?

– Je ne puis vous le promettre, Lady Blakeney, répliqua-t-il évasivement ; il est possible que je sois amené à quitter Londres demain.

– À votre place je ne partirais pas, fit-elle sérieuse tout à coup ; puis, pour dissiper l’expression d’anxiété qui réapparaissait dans les yeux de son interlocuteur, elle ajouta gaiement : – Il n’y a personne qui sache faire une partie de boules comme vous, Sir Andrew, vous nous manqueriez tant au boulingrin ! Il l’avait conduite à travers le salon, vers une pièce écartée où Son Altesse Royale était la première au rendez-vous. – Le souper nous attend, madame, dit le prince en offrant son bras à Marguerite. Je suis plein de confiance. La déesse de la fortune m’a regardé au jeu avec tant de courroux que je puis affronter sans peur les divins sourires de la Beauté. – Votre Altesse a été malheureuse aux cartes ? questionna Marguerite en prenant le bras du prince.

– Ah ! oui, terriblement malheureux. Il ne suffit pas à Blakeney d’être le plus riche des sujets de mon père, il lui faut encore avoir la chance la plus outrageuse. À propos, où est donc cet esprit incomparable ? Je vous assure, madame, que cette vie ne serait qu’un désert lugubre si l’on n’y rencontrait l’oasis de votre sourire et de ses plaisanteries.

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