Marguerite endurait une véritable torture. Bien qu’elle rît, qu’elle causât, bien qu’elle fût la plus admirée, la plus entourée, la plus fêtée de toutes les femmes qui brillaient à ce bal, elle avait l’impression d’être condamnée à mort ; il lui semblait qu’elle était en train de vivre son dernier jour sur cette terre.
Ses nerfs étaient tendus à l’extrême, et l’heure rapide qu’elle avait passée en compagnie de son mari, entre l’Opéra et le bal, n’avait fait que l’énerver cent fois plus.
Le court espoir qu’elle avait eu de trouver dans ce bon garçon paresseux un ami utile et un conseiller précieux, s’était évanoui aussitôt qu’arriva le moment où elle se trouva seule avec lui. Elle s’en éloigna avec un sourire, n’éprouvant pour cet homme que le sentiment de mépris bienveillant que l’on ressent pour un animal ou un domestique fidèle ; et pourtant, son mari eût peut-être été son soutien moral dans la crise déchirante qu’elle traversait, il eût peut-être pu la conseiller froidement là où sa sympathie de femme et son affection la ballottaient entre son amour pour son frère, si éloigné et en danger de mort, et son horreur pour le service abominable que Chauvelin exigeait d’elle, en échange du salut d’Armand.
Il était là, son soutien moral, son conseiller éclairé entouré de jeunes freluquets sans cervelle, qui se répétaient de bouche en bouche, et avec l’air de s’en amuser beaucoup, la strophe burlesque qu’il venait juste de faire connaître.
Partout elle entendait ces mots absurdes, tout le monde paraissait n’avoir rien d’autre à dire, jusqu’au prince qui lui avait demandé en riant si elle appréciait les derniers efforts poétiques de son mari.
– Je l’ai bâclé en nouant une cravate, avait déclaré Sir Percy à sa clique d’admirateurs.
We seek him here, we seek him there,
Those Frenchies seek him everywhere.
Is he in heaven ? Is he in hell ?
That damned, elusive Pimpernel !
Le bon mot de Sir Percy avait fait le tour des brillants salons. Le prince était ravi, il jurait ses grands dieux que sans Blakeney la vie ne serait qu’un désert lugubre. Puis en prenant son ami par le bras, il l’emmena dans le salon de jeu et tous deux s’assirent à une table.
Dans la plupart des réunions mondaines, l’intérêt principal de Sir Percy paraissait se concentrer autour du tapis vert, c’est pourquoi il laissait sa femme flirter, danser, s’amuser ou s’ennuyer à sa guise. Ce soir, après avoir accouché de son bon mot, il avait laissé Marguerite entourée d’une foule d’adorateurs jeunes ou vieux, tous désireux d’oublier que, quelque part dans ces salons spacieux, il y avait un grand être paresseux qui avait été assez niais pour supposer que la femme la plus fine d’Europe se laisserait enchaîner par les liens prosaïques d’un mariage anglais.
La surexcitation de ses nerfs, son anxiété, son agitation, ajoutaient encore au charme de la belle Marguerite Blakeney ; escortée par un bataillon d’hommes de tout âge et de toutes les nationalités, elle faisait jaillir de toutes les bouches, sur son passage, des exclamations admiratives.
Elle ne se permettait plus de penser. Son éducation un peu bohème l’avait poussée au fatalisme. Elle avait l’impression que les événements s’arrangeraient d’eux-mêmes et qu’elle n’avait pas entre les mains le moyen de les mener. Elle savait que de Chauvelin, elle ne pouvait espérer aucune pitié : il avait mis à prix la tête d’Armand et lui avait donné le choix de la racheter ou non.
Plus tard, dans la soirée, elle aperçut Sir Andrew Ffoulkes et Lord Antony Dewhurst qui venaient d’arriver. Elle remarqua aussitôt que Sir Andrew se dirigeait vers la petite Suzanne de Tournay, et que les deux jeunes gens ne tardaient pas à s’isoler dans l’une des embrasures des fenêtres à meneaux, et à y entamer une longue conversation, qui, des deux côtés, paraissait très sérieuse et très aimable.
Les deux jeunes arrivants avaient l’air hagard et inquiet, mais en dehors de cela, ils étaient irréprochablement habillés, et rien dans leur maintien courtois ne faisait pressentir la terrible catastrophe qu’ils savaient planer au-dessus d’eux et de leur chef.
Des quelques mots qu’elle avait entendus de la bouche de Suzanne, la jolie Française concluait que la ligue du Mouron Rouge ne pensait pas abandonner la cause des proscrits, et la jeune fille parlait sans hésitation de l’espoir qu’elle-même et sa mère conservaient de voir avant peu de jours le comte de Tournay sortir de France, grâce aux efforts de la ligue. Vaguement, Marguerite commença à se demander, en regardant la foule aristocratique et élégante qui remplissait ces salons brillamment éclairés, lequel de ces hommes du monde qui l’entouraient était l’énigmatique Mouron Rouge, celui qui tenait dans ses doigts les fils de tant de complots audacieux et de tant de vies précieuses.
Une curiosité ardente lui prenait de le connaître ; bien que pendant des mois elle eût entendu parler de lui, bien qu’elle eût accepté son anonymat – comme tout le monde d’ailleurs l’avait fait –, il lui tardait maintenant de savoir, et cela, toute considération de personne à part, en dehors d’Armand et – oh ! surtout ! – de Chauvelin, simplement pour sa satisfaction personnelle, pour contenter l’enthousiasme passionné qu’elle avait toujours eu pour sa bravoure et son adresse.
Il n’y avait aucun doute pour elle que son héros ne fût au bal, puisque Sir Andrew Ffoulkes et Lord Antony Dewhurst y étaient venus dans l’attente certaine de rencontrer leur chef et de recevoir de lui un nouveau mot d’ordre.
Marguerite regardait le monde autour d’elle, scrutait les physionomies de ces gentilshommes au type accusé de Normands, les Saxons aux cheveux blonds et à la carrure massive, les Celtes plus aimables et plus enjoués, et elle se demandait lequel de ces visages trahissait la force, l’énergie, la finesse qui avaient imposé leur maîtrise à un nombre considérable de gentlemen de bonne naissance parmi lesquels, à en croire la renommée, on comptait Son Altesse Royale elle-même.
Serait-ce Sir Andrew Ffoulkes ? Certainement non, ce n’était point lui, car ses yeux bleus étaient trop doux en fixant avec tendresse la petite Suzanne qu’à cette minute même sa mère arrachait sévèrement à cet agréable tête-à-tête. À travers le salon, Marguerite suivait ses mouvements, tandis qu’avec un soupir il se détournait et restait seul, pendant que la mignonne silhouette de Suzanne disparaissait dans la foule.
Elle le regardait se diriger négligemment vers la porte qui conduisait à un petit boudoir situé en arrière des salons, et là s’arrêter et s’appuyer contre le chambranle, tout en jetant autour de lui des coups d’œil anxieux.
Marguerite fit en sorte d’échapper à son galant cavalier, en faisant quelques détours à travers la foule élégante, pour gagner la porte contre laquelle se tenait Sir Andrew. Pourquoi cherchait-elle à se rapprocher de lui ? Elle n’aurait pu le dire, peut-être était-elle poussée par cette fatalité toute-puissante qui si souvent semble régir les destinées humaines ?
Tout à coup, elle s’arrêta, son cœur lui parut cesser de battre, ses grands yeux vifs lancèrent un éclair dans la direction du jeune homme, puis s’en détournèrent aussitôt. Sir Andrew était toujours dans la même position nonchalante, mais Marguerite avait distinctement aperçu Lord Hastings, un jeune élégant, ami de son mari et familier du prince, glisser quelque chose dans la main de Ffoulkes en le frôlant vivement.
Pendant quelques secondes, – oh ! ce fut à peine le temps d’un éclair, – Marguerite s’arrêta, puis, avec une insouciance admirablement feinte, elle reprit sa promenade à travers les groupes, plus rapidement cette fois, vers le salon où le gentilhomme venait de disparaître.
Tout cela, depuis l’instant où Marguerite avait aperçu Sir Andrew appuyé contre le chambranle, jusqu’à celui où elle le suivit dans le petit boudoir, s’était passé en moins d’une minute. La destinée est généralement très rapide, lorsqu’elle nous frappe.
Brusquement, la personnalité de Lady Blakeney cessa d’exister, il n’y eut plus que Marguerite Saint-Just, cette Marguerite Saint-Just qui avait passé son enfance et sa jeunesse sous la protection de son frère Armand. Elle avait tout oublié, son rang, sa dignité, ses enthousiasmes secrets, tout, si ce n’est qu’Armand était en danger de mort, et que là, à moins de dix pas d’elle, dans le petit salon qui était en ce moment tout à fait désert, dans les mains de Sir Andrew Ffoulkes, il y avait peut-être le talisman qui pouvait sauver son frère.
Sans plus réfléchir, elle pénétra dans le boudoir, Sir Andrew était debout, lui tournant le dos et appuyé à une table sur laquelle était posé un candélabre d’argent. Entre ses doigts il avait un billet dont il était en train de lire le contenu avec attention.
Sans être entendue, – sa robe souple ne faisant aucun bruit sur le tapis épais, – sans oser respirer avant d’avoir accompli son dessein, Marguerite s’avança jusqu’à le toucher presque… À cet instant il se retourna et la vit, elle poussa un gémissement, se passa la main sur le front et murmura sans force :
– La température du salon est insupportable… je sens que je vais m’évanouir… ah !…
Elle chancela comme si elle allait tomber, et Sir Andrew, revenu rapidement à lui, et chiffonnant dans sa main le petit billet qu’il lisait, se trouva derrière elle juste à temps pour la soutenir, sembla-t-il.
– Vous êtes souffrante, Lady Blakeney ? questionna-t-il avec intérêt. Permettez-moi…
– Non, non, ce n’est rien, interrompit-elle, une chaise, vite…
Elle s’affaissa sur un siège, près de la table, et rejeta sa tête en arrière en fermant les yeux.
– Ah ! soupira-t-elle, encore à demi évanouie, je me remets ; ne vous occupez plus de moi, Sir Andrew, je vous assure que je vais déjà mieux.
En des moments semblables, il n’y a pas de doute – d’ailleurs certains psychologues l’affirment – qu’il n’y ait en nous un sixième sens, absolument indépendant des autres ; nous ne voyons pas, nous ne sentons pas, mais il nous semble que nous faisons le tout simultanément. Marguerite était assise là, les yeux mi-clos, Sir Andrew était juste derrière elle, et à sa droite se trouvait la table et le candélabre à cinq bras.
Dans ce demi-rêve elle ne voyait que la physionomie d’Armand – Armand, dont la vie était en si grand danger ; il lui semblait qu’il la regardait d’un lointain, où s’esquissaient, dans un brouillard la foule bouillonnante de Paris, les murs nus du Tribunal révolutionnaire, où Fouquier-Tinville, l’accusateur public, demandait la tête d’Armand au nom de peuple de France, et la guillotine lugubre dont le couteau taché de sang attendait une nouvelle victime… Armand !…
Pendant un instant, il y eut dans le petit boudoir un silence de mort. Des brillantes salles de bal arrivaient en sourdine, comme un accompagnement fatal, étrange, au drame qui se déroulait là, les notes grêles d’une gavotte, les frou-frous des robes somptueuses, les conversations et les rires de cette foule nombreuse et gaie.
Sir Andrew n’avait pas prononcé une parole. Ce fut alors que ce sixième sens fit son apparition chez Marguerite Blakeney. Elle ne pouvait pas voir, puisque ses yeux étaient fermés, elle ne pouvait entendre, car le brouhaha de la salle de bal noyait le léger bruissement de cet important billet ; néanmoins elle savait, comme si elle l’avait vu et entendu, que Sir Andrew présentait le papier à la flamme d’une des chandelles.
À la seconde où il commença de brûler, elle ouvrit les yeux, avança la main et, entre ses jolis doigts, saisit le feuillet enflammé. Elle l’éteignit en soufflant et, avec une insouciance parfaite, l’approcha de ses narines.
– Oh ! que vous êtes donc prévenant, Sir Andrew ! dit-elle gaiement, ce doit être votre grand-mère qui vous a appris que l’odeur de papier brûlé est un remède souverain contre les étourdissements.
Elle soupira d’aise, en tenant le billet serré entre ses doigts chargés de bagues ; était-ce le talisman qui pouvait sauver la vie de son frère ? Sir Andrew la regardait, trop troublé pour se rendre compte de ce qui se passait, il avait complètement été pris en traître et paraissait incapable de comprendre que du morceau de papier enfermé dans cette petite main, pouvait peut-être dépendre la vie de son camarade.
Marguerite partit d’un long et joyeux éclat de rire.
– Qu’avez-vous à me regarder ainsi ? fit-elle en plaisantant, je vous assure que je me sens bien mieux, votre remède s’est montré très efficace. Cette chambre est délicieusement fraîche, ajouta-t-elle avec la même tranquillité, et la musique de cette gavotte qui nous arrive de la salle de bal est exquise et apaisante.
Elle bavardait d’une façon légère et enjouée, tandis que Sir Andrew, au paroxysme de l’angoisse, se torturait l’esprit pour découvrir la méthode la plus rapide qu’il pourrait employer pour arracher le papier des mains de cette femme. Instinctivement, des pensées tumultueuses lui vinrent, il se rappela tout à coup qu’elle était Française et se souvint de cette affreuse histoire du marquis de Saint-Cyr, à laquelle personne en Angleterre n’avait cru, à cause de Sir Percy et aussi à cause de Marguerite elle-même.
– Eh bien ! toujours dans la lune à me regarder ? dit-elle en riant gaiement, vous êtes tout ce qu’il y a de moins galant, Sir Andrew. Ah ! J’y pense maintenant, vous paraissiez plus effrayé que ravi de me voir. Je crois, après tout, que ce n’était pas par intérêt pour ma santé que vous avez brûlé ce petit bout de papier… Je garantis que ce devait être la dernière lettre cruelle de l’objet de vos pensées que vous cherchiez à détruire. Confessez-le ? ajouta-t-elle en levant le petit billet, est-ce que cela contient votre congé ou bien un suprême appel à vos baisers et à la réconciliation ?
– Quoi que ce soit, Lady Blakeney, répondit Sir Andrew, qui peu à peu retrouvait la possession de lui-même, ce petit billet m’appartient sans aucune doute, et…
Sans se préoccuper si son action serait jugée grossière vis-à-vis d’une femme, le jeune homme se précipita hardiment sur la lettre, mais l’esprit de Marguerite vola plus vite que le sien ; les mouvements de la belle Française, sous l’influence de cette excitation intense, étaient plus rapides et plus sûrs. Elle était grande et fit avec vivacité un pas en arrière ; dans ce mouvement elle accrocha la petite table, qui, déjà mal équilibrée par son lourd dessus de marbre, tomba avec fracas, entraînant dans sa chute le volumineux candélabre.
Elle poussa un cri d’alarme :
– Les chandelles, Sir Andrew, vite ; dit-elle. Il n’y avait pas grand mal ; une ou deux chandelles s’étaient éteintes en tombant, une autre avait allumé l’abat-jour de papier, d’autres avaient à peine fait quelques taches de graisse sur le luxueux tapis. Rapidement et avec adresse Sir Andrew avait éteint les flammes et reposé le candélabre sur la table, mais cela lui avait pris quelques secondes, et il n’en fallait pas plus à Marguerite pour jeter un regard rapide sur le papier et pour en noter le contenu, une douzaine de mots, de la même écriture désordonnée qu’elle avait déjà vue, et le même emblème, une fleur en forme d’étoile, dessinée à l’encre rouge.
Lorsqu’à nouveau Sir Andrew la regarda, sur sa physionomie il ne vit que la frayeur de cet accident fâcheux et la satisfaction de son peu de conséquence tandis que le papier minuscule et de la dernière importance avait ostensiblement volé à terre.
Avec empressement le jeune homme le ramassa et ses traits se détendirent lorsque ses doigts le saisirent.
– Quelle honte, Sir Andrew, fit-elle en branlant la tête avec un soupir plaisant, faire des ravages dans le cœur de quelque sensible duchesse, pendant que vous êtes en train de conquérir l’amour de cette ravissante Suzanne. Eh bien ! je crois que c’est Cupidon lui-même qui était à côté de vous et menaçait de détruire par le feu tout le ministère des Affaires étrangères, rien que dans le dessein de me faire lâcher ce message d’amour avant qu’il n’ait été souillé par mes yeux indiscrets. Penser qu’à une seconde près, j’aurais peut-être connu les secrets de cette duchesse égarée.
– Vous me pardonnerez, Lady Blakeney, fit Sir Andrew, maintenant aussi calme qu’elle l’était elle-même, si je reprends l’occupation passionnante que vous avez interrompue.
– Je vous en prie ! Comment oserais-je encore contrarier le dieu d’amour ? Il m’enverrait, pour me punir de ma présomption, quelque châtiment terrible. Brûlez vos gages de tendresse, je vous en prie !
Sir Andrew avait déjà roulé le papier en une longue spirale et à nouveau le portait à la flamme de la seule chandelle qui fût restée allumée. Il ne remarqua pas le sourire étrange de sa blonde interlocutrice, tant il était appliqué à son œuvre de destruction. S’il avait levé les yeux, peut-être son air de satisfaction se serait-il évanoui. Il surveilla le papier auquel étaient attachées tant de destinées, pendant qu’il ondulait à la flamme. Bientôt le dernier fragment en tomba sur le tapis, et le jeune Anglais en écrasa les cendres avec le pied.
– Et maintenant, Sir Andrew, demanda Marguerite avec cette jolie nonchalance qui lui était propre, et avec le sourire le plus captivant, est-ce que vous oseriez exciter la jalousie de votre belle amie en m’invitant à danser ce menuet ?