1 La barrière de Neuilly

Une foule grouillante, bruissante et houleuse d’êtres qui n’ont d’humain que le nom, car à les voir et les entendre, ils ne paraissent que des créatures féroces, animées par de grossières passions et par des appétits de vengeance et de haine. L’heure : quelques minutes avant le coucher du soleil ; et le lieu : la barrière de Neuilly, non loin de l’endroit où plus tard un tyran orgueilleux éleva un monument immortel à la gloire de la nation et à sa propre vanité.

Pendant presque tout le jour, la guillotine avait été occupée à sa hideuse tâche : tout ce dont la France avait été fière dans les siècles passés, en fait de noms anciens et de race noble, avait payé tribut à la liberté et à la fraternité. Le massacre n’avait cessé qu’à cette heure tardive de la journée, car il y avait maintenant pour le peuple d’autres spectacles plus intéressants à voir, un peu avant la fermeture définitive des portes.

La foule quitta en hâte la place de Grève, et se dirigea vers les différentes barrières afin d’assister à ce spectacle captivant.

On pouvait le voir tous les jours, car ces aristos étaient si bêtes. Ils étaient naturellement traîtres au peuple, tous, hommes, femmes et enfants, descendants des grands hommes qui, depuis les croisades, avaient fait la gloire de la France et constitué sa vieille noblesse. Leurs ancêtres avaient opprimé le peuple et l’avaient écrasé sous les talons rouges de leurs élégants souliers à boucles, et aujourd’hui le peuple était devenu le souverain de la France et écrasait ses anciens maîtres, non pas sous ses talons, car à cette époque la plupart des gens du peuple allaient pieds nus, mais sous un poids plus effectif : le couteau de la guillotine.

Et chaque jour, chaque heure, l’affreux instrument de torture réclamait ses nombreuses victimes, hommes âgés, jeunes femmes, petits enfants, jusqu’au jour où il devait exiger après la tête d’un roi celle d’une reine jeune et belle.

Mais cela allait de soi : le peuple ne gouvernait-il pas la France ? Tout aristocrate était un traître, tous ses ancêtres l’avaient été avant lui : pendant deux cents ans, le peuple avait sué, avait peiné, était mort de faim, pour entretenir une cour débauchée dans une extravagante prodigalité ; et maintenant les descendants de ceux qui avaient aidé à rendre cette cour si brillante avaient à se cacher pour échapper à la mort, à s’enfuir s’ils voulaient éviter la vengeance tardive du peuple.

Oui, ils cherchaient à se cacher, ils cherchaient à s’enfuir ; de là le plaisir ! Chaque après-midi avant la fermeture des portes, lorsque les voitures des maraîchers s’en allaient en processions par les diverses barrières, il y avait quelques fous d’aristos qui tentaient de s’échapper des griffes du Tribunal révolutionnaire. Sous différents déguisements, sous divers prétextes, ils essayaient de se glisser à travers les portes si bien gardées par les soldats-citoyens de la République. Hommes en femmes, femmes en hommes, enfants en haillons : il y en avait de toutes sortes : ci-devant comtes, marquis et même ducs, qui voulaient s’enfuir de France, atteindre l’Angleterre ou quelque autre pays maudit, et là, chercher à exciter l’étranger contre la glorieuse Révolution, ou à lever une armée pour délivrer les malheureux prisonniers du Temple, qui naguère s’appelaient la famille royale de France.

Mais ils étaient presque toujours pincés aux barrières. Le sergent Bibot surtout, à la barrière de Neuilly, avait un flair extraordinaire pour reconnaître un aristo sous le plus parfait déguisement. C’est alors que le jeu commençait. Bibot regardait sa proie comme un chat regarde une souris, il jouait avec elle pendant un bon quart d’heure quelquefois, faisait semblant d’être trompé par l’apparence, par la perruque et les autres arrangements d’acteurs qui cachaient l’identité d’un noble comte ou d’une marquise.

Oh ! ce Bibot, quel rude farceur ! Et l’on ne perdait point son temps en flânant autour de cette barrière de Neuilly pour le voir attraper un aristo au moment même où celui-ci cherchait à fuir la vengeance du peuple.

Parfois, Bibot laissait sa proie franchir la porte, lui permettant de croire pendant deux minutes que réellement elle s’était évadée de Paris, et que même elle pourrait atteindre en sûreté la côte anglaise : il laissait le pauvre malheureux marcher dix mètres vers la campagne et, alors, il envoyait après lui deux hommes pour le ramener démasqué.

Oh ! c’était très drôle, car une fois sur deux, le fugitif se trouvait être une femme, quelque fière marquise, à l’air terriblement comique, quand elle finissait par se trouver dans les griffes de Bibot, sûre de ce qui l’attendait le lendemain : un procès sommaire et ensuite la douce étreinte de madame Guillotine.

Il n’y avait rien d’étonnant à ce que, par cette belle soirée, autour de la porte de Bibot, la foule fût impatiente et excitée. La soif du sang croît lorsqu’on cherche à l’apaiser, jamais on ne l’étanche : pendant la journée, la foule avait vu tomber cent têtes sous le couteau, elle voulait s’assurer que le lendemain elle en verrait tomber cent autres.

Bibot était assis contre la grille de la barrière, sur un tonneau vide renversé : il avait sous ses ordres un petit détachement de citoyens-soldats. Dans ces derniers temps la besogne avait été dure, les maudits aristos commençaient à être terrifiés et cherchaient de leur mieux à se glisser hors de Paris : hommes, femmes et enfants dont les ancêtres, même dans les temps reculés, avaient servi ces traîtres de Bourbons, étaient tous des traîtres eux-mêmes et n’étaient qu’une juste pâture pour le couperet.

Tous les jours Bibot avait eu le plaisir de démasquer quelques royalistes fugitifs et de les renvoyer au Tribunal révolutionnaire, à la merci de ce bon patriote, le citoyen Fouquier-Tinville.

Robespierre et Danton l’avaient tous deux félicité de son zèle, et Bibot était fier d’avoir, sur sa propre initiative, envoyé à la guillotine cinquante aristos au moins.

Aujourd’hui tous les sergents qui commandaient aux différentes portes avaient reçu des ordres spéciaux. Récemment, un grand nombre de ci-devant avaient réussi à se sauver de France et à gagner l’Angleterre. Il courait des bruits curieux à propos de ces disparitions : elles étaient devenues très fréquentes et extraordinairement audacieuses ; l’opinion publique en était étrangement surexcitée. Le sergent Grospierre avait été condamné à mort pour avoir, à la porte Nord, laissé filer sous ses yeux toute une famille de ci-devant.

On assurait que ces évasions étaient organisées par une bande d’Anglais, dont la témérité était sans égale et qui, par pure manie de se mêler de ce qui ne les regardait pas, occupaient leurs loisirs à enlever à madame Guillotine ses victimes légales.

Ces bruits s’étaient bientôt accrus d’une façon extravagante. Personne ne doutait que cette bande d’Anglais n’existât ; elle semblait se trouver sous la direction d’un homme dont l’audace et le courage étaient presque fabuleux. D’étranges histoires circulaient : comment lui et les aristos qu’il sauvait devenaient soudainement invisibles en arrivant aux barrières, et comment ils s’échappaient des portes par un moyen surnaturel.

Personne n’avait vu ces mystérieux Anglais ; quant à leur chef, on n’en parlait jamais qu’avec un frisson superstitieux.

Pendant la journée, le citoyen Fouquier-Tinville recevait de quelque source inconnue un bout de papier ; quelquefois il le trouvait dans la poche de son manteau ; d’autres fois, quelqu’un le lui tendait dans la foule, quand il se rendait à la séance du Tribunal révolutionnaire. Le papier contenait toujours l’avis succinct que la bande d’Anglais intrigants était à l’œuvre et toujours il était signé d’une marque rouge : une petite fleur en forme d’étoile, celle que l’on appelle le mouron rouge.

Quelques heures après la réception de cet impertinent avis, les citoyens du Tribunal révolutionnaire apprenaient qu’un certain nombre de royalistes et d’aristocrates avaient réussi à gagner la côte et allaient chercher leur salut en Angleterre. Les gardes avaient été doublées aux portes, les sergents qui y commandaient avaient été menacés de mort, tandis que de généreuses récompenses avaient été promises à celui qui ferait prisonniers ces audacieux et insolents Anglais. On avait promis cinq mille francs à celui qui mettrait la main sur le mystérieux et insaisissable Mouron Rouge.

Chacun pensait que Bibot aurait ce bonheur. Bibot laissait cette idée prendre racine dans l’esprit de tous. Aussi chaque jour venait-on le voir à la barrière de Neuilly, dans l’espoir d’être là quand il arrêterait quelque aristo fugitif, qui peut-être serait accompagné de l’Anglais mystérieux.

– Bah ! dit-il à son fidèle caporal, le citoyen Grospierre était un sot ! Si j’avais été moi, à la barrière de Clichy, la semaine dernière… Le citoyen Bibot cracha par terre pour exprimer son mépris de la stupidité de son collègue.

– Comment est-ce arrivé, citoyen ? demanda le caporal.

– Grospierre était à la porte faisant bonne garde, commença Bibot avec emphase, pendant que la foule s’écrasait autour de lui pour écouter avidement son récit. Tous, nous avons entendu parler de ce mêle-tout d’Anglais, ce maudit Mouron Rouge. Il ne passera pas cette porte, morbleu, à moins qu’il ne soit le diable ! Mais Grospierre était un sot. Les voitures franchissaient la grille, il y en avait une chargée de tonneaux et conduite par un vieil homme, avec un gamin à côté de lui. Grospierre était saoul, mais il se croyait très malin ; il regarda dans les tonneaux, dans la plupart du moins, vit qu’ils étaient vides et laissa passer le chariot.

Un murmure de colère et de réprobation parcourut le groupe de malheureux déguenillés qui entouraient le citoyen Bibot.

– Une demi-heure plus tard, continua le sergent, arrive un capitaine de la garde accompagné d’une douzaine d’hommes. « Est-ce qu’une voiture a passé ? demanda-t-il hors d’haleine à Grospierre. – Oui, répond Grospierre, il y a moins d’une demi-heure. – Et vous les avez laissés passer ! s’écrie le capitaine avec fureur ; vous expierez cela sur la guillotine, citoyen-sergent ; cette voiture cachait le ci-devant duc de Chalis et toute sa famille ! – Quoi ? éclate Grospierre ébahi. – Oui, et le conducteur n’était personne d’autre que ce maudit Anglais, le Mouron Rouge.

Un cri d’exécration accueillit ce récit. Le citoyen Grospierre avait payé sa bévue sur la guillotine, mais quel sot ! oh ! quel sot !

Bibot riait tant de son histoire qu’il lui fallut quelques secondes avant de continuer.

– « Poursuivez-les, mes braves ! s’écrie le capitaine, pensez à la récompense ! poursuivez-les ! ils ne peuvent être bien loin ! » Et là-dessus il s’élance par la porte suivi de ses douze soldats.

– Mais il était trop tard ! hurla la foule excitée.

– Jamais ils ne les rattrapèrent.

– Au diable, Grospierre ! Quelle folie !

– Il a mérité son sort.

– Quelle drôle d’idée de ne pas examiner ces tonneaux avec soin !

Ces saillies parurent amuser extrêmement le citoyen Bibot qui rit jusqu’à en avoir mal aux côtes et à pleurer à grosses larmes.

– Non, non, dit-il enfin, ces aristos n’étaient pas dans les tonneaux ; le conducteur n’était pas le Mouron Rouge !

– Quoi !

– Non ! Le capitaine de la garde était ce maudit Anglais déguisé et tous ses soldats des aristos !

La foule se tut cette fois : l’histoire sentait certainement le surnaturel et quoique la République eût aboli Dieu, elle n’avait pas complètement réussi à tuer la crainte du surnaturel dans le cœur du peuple. Certes, il fallait que cet Anglais fût le diable en personne.

Le soleil descendait très bas à l’ouest. Bibot se préparait à pousser les grilles.

– En avant les voitures, dit-il.

Une douzaine de chariots couverts s’allongeaient en file, prêts à quitter la ville, pour aller chercher dans la campagne voisine les légumes pour le marché du lendemain.

Bibot les connaissait presque tous, car ils passaient par sa porte deux fois par jour. Il parla à quelques-uns de ceux qui les conduisaient, la plupart étaient des femmes, et se donnait beaucoup de peine pour examiner l’intérieur des voitures.

– On ne sait jamais, disait-il, je n’ai pas envie d’être attrapé comme cette bête de Grospierre.

Les femmes qui conduisaient les chariots passaient habituellement leur journée sur la place de Grève, devant la plate-forme de la guillotine, à tricoter et à bavarder, tout en regardant la rangée de charrettes qui arrivaient chargées des victimes que le régime de la Terreur réclamait chaque jour. C’était très drôle de voir les aristos arriver à la réception de madame Guillotine, aussi les places les plus rapprochées de la plate-forme étaient-elles très recherchées.

Pendant la journée, Bibot avait été de service sur la place. Il reconnut la plupart des vieilles furies, les tricoteuses, comme on les appelait, qui étaient assises là et ne cessaient le mouvement de leurs aiguilles pendant que les têtes tombaient sous le couteau, sans se soucier d’être éclaboussées du sang de ces maudits aristos.

– Hé ! la mère ! dit Bibot à l’une de ces horribles mégères, qu’est-ce que vous avez là ?

Il l’avait déjà vue dans la journée avec son tricot et son fouet à côté d’elle. Maintenant elle avait attaché au manche de son fouet une rangée de boucles de cheveux de toutes nuances, depuis l’or jusqu’à l’argent, du blond au noir, et les caressait de ses énormes doigts osseux en plaisantant avec Bibot.

– Je me suis liée d’amitié avec l’amoureux de madame Guillotine, dit-elle avec un rire grossier, il m’a coupé ça sur les têtes, tandis qu’elles roulaient. Il m’en a promis d’autres demain, mais je ne sais pas si je serai à ma place ordinaire.

– Ah ! pourquoi ça, la mère ? demanda Bibot, qui, bien que soldat endurci, ne pouvait s’empêcher de frissonner à l’aspect répugnant de cette mégère, avec son horrible trophée.

– Mon petit-fils a la petite vérole, dit-elle en indiquant du doigt l’intérieur de la voiture, il y en a qui prétendent que c’est la peste ! Si c’est vrai, on ne me laissera pas entrer dans Paris demain.

En entendant les mots « petite vérole » Bibot fit rapidement quelques pas en arrière, et, quand la vieille sorcière parla de peste, il battit en retraite aussi vite qu’il put.

– Ah ! malédiction ! gronda-t-il, tandis que toute la foule s’écartait en hâte de la voiture, la laissant toute seule au milieu de la place.

La vieille mégère ricana.

– Le diable t’emporte, citoyen, tu es un poltron. Bah ! Un homme qui a peur de la maladie !

– Dites donc, la peste !

Chacun était épouvanté et silencieux, rempli d’horreur pour l’affreuse maladie, la seule chose qui avait encore le pouvoir d’exciter la terreur et le dégoût chez ces sauvages et bestiales créatures.

– Fiche-moi le camp, toi, avec ta portée de pestiférés ! hurla Bibot d’une voix rauque.

Et après une autre plaisanterie grossière, la vieille furie fouetta en riant son vieux bidet efflanqué et lança sa voiture hors de la porte.

Cet incident avait gâté l’après-midi ; le peuple était terrifié par les deux épouvantables fléaux, qui étaient les avant-coureurs d’une mort terrible dans un complet abandon.

Tous traînaillaient autour de la barrière, silencieux et maussades, ils se regardaient avec défiance, chacun évitant instinctivement les autres, de peur que la peste ne fût embusquée au milieu d’eux.

Tout à coup, de même que dans le cas de Grospierre, un capitaine de la garde apparut. Mais Bibot le connaissait et il n’était pas à craindre qu’on eût affaire à quelque Anglais déguisé.

– Une voiture ! cria-t-il hors d’haleine, même avant d’être arrivé à la barrière.

– Quelle voiture ? demanda Bibot brusquement.

– Conduite par une vieille sorcière, une voiture couverte ?

– Il y en avait une douzaine.

– Une vieille furie qui disait que son petit-fils avait la peste ?

– Oui.

– Vous ne les avez pas laissés passer ?

– Morbleu ! dit Bibot dont les joues pourpres étaient soudainement devenues exsangues de peur.

– La voiture contenait la ci-devant comtesse de Tournay et ses deux enfants, tous traîtres et condamnés à mort.

– Et leur conducteur ? gronda Bibot, en frissonnant.

– Sacré tonnerre ! mais on craint que ce ne soit ce maudit Anglais lui-même, le Mouron Rouge !

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