Dans la cuisine, Sally était très occupée ; les casseroles et les poêles à frire s’allongeaient en rangs serrés sur le fourneau, l’énorme marmite ronflait sur un coin, la rôtissoire tournait avec une lenteur majestueuse en présentant alternativement à la flamme les différentes faces d’un respectable quartier de bœuf.
Les deux petites aides de cuisine s’agitaient au milieu de tout cela, empressées, rouges, essoufflées, leurs manches de toile bien relevées, montrant des bras potelés ; elles éclataient de rire à quelque drôlerie comprise d’elles seules, chaque fois que Miss Sally tournait un instant le dos.
La vieille Jemima, aussi lourde d’esprit qu’épaisse d’aspect, n’arrêtait pas de grogner en sourdine, tout en remuant méthodiquement la marmite sur le feu.
– Eh bien ! Sally ! cria de la salle à manger voisine une voix joyeuse, sinon mélodieuse.
– Dieu me bénisse ! s’exclama Sally, avec un rire de bonne humeur, que leur faut-il encore, je me le demande !
– De la bière pour sûr, grogna Jemima, vous n’allez pas croire que Jimmy Pitkin en ait assez avec un pot ?
– Monsieur Harry, on dirait que vous avez une soif extraordinaire aujourd’hui, murmura Martha, une des petites aides de cuisine ; et ses petits yeux noirs et brillants clignaient en rencontrant ceux de sa camarade, ce qui les faisait partir toutes deux de fous rires étouffés.
Sally parut agacée un instant et, tout en songeant, essuya ses mains sur ses hanches arrondies ; ses paumes étaient tentées évidemment de se mettre en contact avec les joues roses de Martha, mais sa bonne humeur naturelle reprit le dessus et, avec une moue et un haussement d’épaules, elle fixa son attention sur les pommes de terre frites.
– Eh bien ! Sally ! Eh ! Sally !
Et un chœur de pots d’étain secoués avec impatience sur le chêne des tables de la salle accompagnait les bruyants appels à la séduisante fille de l’hôtelier.
– Sally ! cria une voix dominant les autres, et cette bière ? cela va-t-il durer toute la nuit ?
– Je trouve que le père pourrait bien leur porter la bière, murmura Sally, tandis que Jemima, lourdement et sans autre commentaire, prenait sur le rayon une paire de cruches couronnées d’écume et commençait à remplir un certain nombre de pots d’étain avec cette bière de ménage pour laquelle le Repos du Pêcheur était célèbre depuis l’époque du roi Charles, il sait pourtant combien il y en a à faire ici.
– Votre père est bien trop occupé à parler politique avec M. Hempseed pour s’embarrasser de vous et de la cuisine, bougonna Jemima à mi-voix.
Sally s’était précipitée vers le petit miroir qui pendait au mur dans un coin de la cuisine, vivement elle arrangeait ses cheveux et remettait son bonnet tuyauté sous l’angle le plus seyant à ses boucles brunes ; puis elle prit par leurs anses les pots d’étain, trois dans chacune de ses vigoureuses mains hâlées, et moitié riant, moitié grognant et rougissant, les porta dans la salle.
Dans cette pièce on ne pouvait vraiment pas s’apercevoir de la bousculade et de l’activité qui régnaient à côté, parmi les quatre femmes, dans la cuisine brûlante.
La salle du Repos du Pêcheur (une curiosité actuellement, au début du vingtième siècle) n’avait pas encore acquis à la fin du dix-huitième siècle, cette notoriété et cette importance qu’un siècle de plus et la manie archéologique de notre époque lui ont conférées depuis.
Cependant, déjà en ce temps-là, c’était un vieux coin ; les poutres et les chevrons noircis par l’âge en témoignaient, ainsi que les sièges à panneaux, hauts de dossiers, entourant les longues tables de chêne ciré, sur lesquelles les traces d’innombrables gobelets d’étain de toutes dimensions avaient formé des dessins fantastiques.
Dans la fenêtre en vitrail, une bordure de pots de géraniums rouges et de dauphinelles bleues donnait une note de couleur gaie dans le sombre cadre de chêne.
Il était clair pour l’observateur le plus superficiel que M. Jellyband, propriétaire du Repos du Pêcheur à Douvres, était heureux dans ses affaires. Les étains sur les beaux vieux dressoirs et le cuivre couronnant l’âtre énorme étincelaient comme de l’or et de l’argent, le pavage de carreaux rouges resplendissait autant que l’écarlate des géraniums qui fleurissaient la fenêtre, et tout cela montrait que les serviteurs étaient nombreux et actifs, que la clientèle était fidèle et comportait ce raffinement d’ordre et d’élégance.
Lorsque Sally apparut, souriant sous son air sévère et montrant une rangée d’étincelantes dents blanches, elle fut accueillie par un chœur d’acclamations et d’applaudissements.
– Voilà Sally ! Eh bien ! Sally ! Vive la jolie Sally !
– Je croyais que vous étiez devenues sourdes dans votre cuisine, marmotta Jimmy Pitkin, passant le revers de sa main sur ses lèvres sèches.
– C’est bien ! c’est bien ! cria Sally, tout en posant sur les tables les pichets fraîchement remplis. Dieu ! que vous êtes pressés ! C’est-y que votre grand-mère est à la mort et que vous voulez voir la pauvre âme avant qu’elle ne s’en aille ? Je n’ai jamais vu une pareille bousculade !
Une fanfare de rires joyeux reçut cette plaisanterie qui fut longtemps pour la compagnie la source de nombreux quolibets.
Sally paraissait maintenant moins impatiente de retourner à ses pots et à ses casseroles. Un jeune blond, les cheveux bouclés, les yeux bleus, le regard ardent, occupait presque toute son attention et tout son temps, pendant que de grosses plaisanteries sur la grand-mère fictive de Jimmy Pitkin passaient de bouche en bouche, coupées de lourdes bouffées d’acre fumée de tabac.
Devant l’âtre, les jambes écartées, une longue pipe en terre entre les dents, se tenait notre hôte lui-même, le digne M. Jellyband, propriétaire du Repos du Pêcheur, comme son père l’avait été, de même que son grand-père et son arrière-grand-père. Large de carrure, jovial d’aspect, le crâne quelque peu dégarni, Jellyband était certainement la fidèle incarnation du John Bull campagnard à cette époque… époque où les préjugés d’insulaires étaient à leur apogée, où un Anglais fût-il lord, fermier ou paysan, considérait toute l’Europe comme un antre d’immoralité et le reste du monde comme un pays inexploré peuplé de sauvages et de cannibales.
Notre digne hôte, ferme et solidement planté sur ses jambes, fumait sa longue bouffarde, indifférent à tout chez lui et méprisant tout au-dehors. Il portait le typique gilet rouge à boutons de cuivre, la culotte de velours, les bas de laine grise et les élégants souliers à boucles, ce qui caractérisait en ce temps tout aubergiste qui se respectait en Grande-Bretagne ; et tandis que Sally, jolie et orpheline, aurait eu besoin de quatre paires de mains solides pour faire tout l’ouvrage qui retombait sur ses épaules arrondies, Jellyband discutait les affaires des nations avec ses hôtes privilégiés.
Certes, elle avait l’air extrêmement gaie et confortable, cette salle à manger, éclairée par deux lampes reluisantes suspendues aux poutres du plafond. À travers les épais nuages de fumée de tabac qui s’accrochaient à tous les coins de la pièce, les physionomies des clients de M. Jellyband apparaissaient rouges et plaisantes à regarder ; ils semblaient être en bons termes entre eux, ainsi qu’avec leur hôte et avec tout le monde ; de tous les côtés de la salle de bruyants éclats de rire accompagnaient les causeries agréables, et pas très intellectuelles, tandis que les fous rires étouffés de Sally témoignaient de l’excellent usage que M. Harry Waite faisait du peu de temps qu’elle paraissait consentir à lui accorder.
Ceux qui patronnaient l’établissement de Jellyband appartenaient presque tous à la classe des pêcheurs, mais les pêcheurs sont connus pour avoir toujours soif, et le sel qu’ils respirent quand ils sont en mer n’est pas pour rien dans la sécheresse de leurs gosiers lorsqu’ils sont à terre. Mais le Repos du Pêcheur était quelque chose de plus qu’un rendez-vous à l’usage de ce pauvre monde. Les diligences de Douvres à Londres partaient tous les jours de l’hôtellerie ; les voyageurs qui avaient traversé la Manche et ceux qui entreprenaient le « grand tour » faisaient tous connaissance avec M. Jellyband, ses vins français et sa bière de ménage.
C’était vers la fin de septembre 1792 et le temps qui avait été beau et chaud tout le mois avait soudainement changé ; pendant deux jours des torrents d’eau avaient inondé le sud de l’Angleterre, faisant leur possible pour anéantir les chances que les pommes, les poires et les prunes tardives avaient de devenir de bons et de respectables fruits. En ce moment même la pluie battant le vitrail et dégringolant le long de la cheminée faisait gaiement crépiter le bois dans le feu.
– Bon Dieu ! avez-vous jamais vu un mois de septembre aussi humide, monsieur Jellyband ? demanda M. Hempseed.
Monsieur Hempseed était assis sur l’un des sièges dans l’âtre, car c’était une autorité et un important personnage que ce M. Hempseed, et pas seulement au Repos du Pêcheur, où M. Jellyband s’adressait particulièrement à lui lorsqu’il voulait faire ressortir la valeur de ses arguments politiques, mais aussi dans tout le voisinage, où son instruction et particulièrement sa connaissance des Écritures étaient tenues en haute considération et en profond respect. Une main enfoncée dans une des larges poches de sa culotte de velours que surmontait une blouse brodée avec recherche et assez usée, l’autre main tenant sa pipe en terre, M. Hempseed regardait avec découragement à travers la chambre les petits ruisseaux qui coulaient le long des carreaux de la fenêtre.
– Non, répliqua Jellyband sentencieusement, je ne crois pas l’avoir jamais vu, monsieur Hempseed, et voilà près de soixante ans que je suis dans le pays.
– Oh ! vous ne vous souvenez pas des trois premières années de ces soixante ans-là, monsieur Jellyband, interrompit M. Hempseed. Un bambin ne fait guère attention au temps, du moins en ce monde-ci, et moi, voilà près de soixante-quinze ans que j’y vis.
La supériorité de ces sages réflexions était si incontestable que sur le moment Jellyband ne se trouva pas prêt à répondre avec son abondante argumentation habituelle.
– Ça ressemble plutôt à avril qu’à septembre, vous ne trouvez pas ? continua M. Hempseed, plaintivement, tandis qu’une averse faisait crépiter le feu.
– Ah ! pour sûr ! convint notre digne hôte, mais que pouvez-vous attendre, que je dis, monsieur Hempseed, avec le gouvernement que nous avons ?
M. Hempseed branla la tête avec une prudence infinie tempérée par une méfiance profondément enracinée du climat et du gouvernement britanniques.
– Je n’attends rien, monsieur Jellyband ; du pauvre monde comme nous ne comptons pas grand-chose à Londres ; je le sais bien et ce n’est pas souvent que je m’en plains, mais quand il nous arrive une humidité pareille en septembre et que tous mes fruits pourrissent et meurent comme des premiers-nés d’Égypte, sans profit pour personne, si ce n’est pour un tas de Juifs, de colporteurs et d’autre engeance semblable avec leurs oranges et tous leurs fruits de mécréants… que personne n’achèterait si les pommes et les poires d’Angleterre étaient bien poussées. Comme dit l’Écriture…
– C’est très vrai, monsieur Hempseed, rétorqua Jellyband, et que pouvez-vous attendre de mieux ? Ce sont tous ces diables de Français de l’autre côté de la Manche en train de tuer leur roi et leur noblesse, et M. Pitt, M. Fox et M. Burke, qui se battent et se chamaillent pour savoir si nous, Anglais, nous devons laisser continuer ce manège de païens. Laissez-les se tuer, dit M. Pitt. Arrêtez-les, dit M. Burke.
– Et laissez-les s’entre-tuer et qu’ils se fassent damner sans nous, dit M. Hempseed avec emphase, car il n’avait que peu de sympathie pour les arguments politiques de son ami Jellyband, pour lesquels il avait toujours à descendre des régions élevées où il planait, et qui ne lui donnaient pas beaucoup d’occasions de faire montre de ces perles de sagesse qui lui avaient gagné une si grande réputation dans le voisinage et tant de pots de bière gratuits au Repos du Pêcheur.
– Laissez-les se tuer, répéta-t-il, mais ne nous laissez pas avoir une pareille pluie en septembre, car c’est contre la loi et contre les Écritures qui disent…
– Mon Dieu ! monsieur Harry, que vous m’avez fait tressauter !
C’était malheureux pour Sally et pour son entretien galant que cette remarque arrivât au moment précis où M. Hempseed rassemblait son souffle dans l’intention de se soulager d’une de ces fameuses citations bibliques qui l’avaient rendu célèbre ; cela amena sur la jolie tête de Sally le flot de la colère paternelle.
– Eh bien ! Sally, eh bien ! dit-il, cherchant à donner un air sévère à sa joyeuse figure, cesse tes bêtises avec ce jeune freluquet, et fais avancer l’ouvrage.
– L’ouvrage va bien, père.
Mais le ton de M. Jellyband était péremptoire. Il avait d’autres vues pour sa séduisante fille, son enfant unique, qui serait un jour, quand Dieu le voudrait, la propriétaire du Repos du Pêcheur, que de la marier à l’un de ces jeunes garçons qui ne gagnaient avec leur filet qu’une existence précaire.
– As-tu entendu, ma fille ? dit-il avec ce ton tranquille auquel personne dans l’auberge n’osait désobéir, soigne le dîner de lord Tony, car, s’il n’est pas le meilleur que nous puissions faire et si lord Tony n’est pas content, méfie-toi de ce qui t’attend ; c’est bon, file.
Sally obéit sans entrain.
– Vous attendez quelqu’un de particulier ce soir, monsieur Jellyband ? demanda Jimmy Pitkin, faisant un effort loyal pour distraire l’attention de son hôte des circonstances qui avaient accompagné le départ de Sally.
– Oui ! des amis de lord Tony lui-même. Des ducs et des duchesses de l’autre côté de l’eau, que le jeune lord et son ami Sir Andrew Ffoulkes et d’autres gentilshommes ont aidé à arracher des griffes de ces diables d’égorgeurs.
Mais c’en était trop pour la philosophie combative de M. Hempseed.
– Bon Dieu, dit-il, pourquoi font-ils ça, je n’aime pas qu’on se mêle des affaires des autres. Comme dit l’Écriture…
– C’est possible, monsieur Hempseed, interrompit Jellyband avec une ironie mordante, comme vous êtes un ami personnel de M. Pitt et que vous dites avec M. Fox : Laissez-les s’égorger !
– Faites excuse, monsieur Jellyband, protesta faiblement Hempseed, je ne crois pas que j’aie jamais dit ça.
Mais M. Jellyband avait enfin réussi à enfourcher son dada favori et n’avait pas la moindre intention d’en descendre si vite.
– Ou bien, c’est peut-être que vous vous êtes comme ça lié d’amitié avec quelques-uns de ces gaillards de Français dont on raconte qu’ils ont passé l’eau pour nous réconcilier avec leurs façons d’assassins.
– Je ne sais pas ce que vous voulez dire, monsieur Jellyband, tout ce que je sais…
– Tout ce que je sais moi, déclara notre hôte, c’est qu’il y avait mon ami Peppercorn, celui à qui appartient le Sanglier bleu et qui était bien le plus fidèle et le plus loyal Anglais qu’il y eût dans le pays. Et maintenant, voyez-le ! Il s’est lié avec quelques-uns de ces mangeurs de grenouilles et trinque avec eux comme s’ils étaient des Anglais, au lieu d’être une bande de mécréants, de païens, d’espions. Bref, qu’est-ce qui est arrivé ? Maintenant Peppercorn a la tête en feu, parle de révolutions, de liberté, et crie contre les aristocrates, juste comme M. Hempseed fait ici.
– Faites excuse, monsieur Jellyband. Je ne crois pas que j’aie jamais dit… Jellyband en avait appelé à la compagnie en général, qui écoutait, frappée d’horreur et bouche bée, le récit des crimes de M. Peppercorn. À l’une des tables, deux clients, qui, à en juger par leur costume, devaient être des gentlemen, avaient laissé le jeu de dominos qu’ils venaient d’entamer et, amusés, écoutaient depuis un moment les divagations politiques de M. Jellyband. L’un d’eux, avec un demi-sourire sarcastique, se tourna vers le centre de la chambre, où M. Jellyband se tenait debout.
– Vous avez l’air de trouver, mon honnête ami, dit-il avec calme, que ces Français, des espions, je crois que vous les appelez, sont de bien malins compagnons pour avoir fait, comme qui dirait, du hachis avec les opinions de votre ami M. Peppercorn. Comment croyez-vous qu’ils s’y soient pris ?
– Mon Dieu, monsieur, je suppose qu’ils lui ont conté leurs balivernes accoutumées, les Français qu’on m’a dit, ont la langue bien pendue, et M. Hempseed, ici présent, vous dira comment il se fait qu’ils vous retournent les gens avec le petit doigt.
– Vraiment, monsieur Hempseed ?
– Non, monsieur ? répliqua Hempseed furieux. Je ne puis vous donner les renseignements que vous demandez.
– Ma foi, espérons, mon digne hôte, que ces malins espions ne réussiront pas à retourner vos opinions de très fidèle sujet du roi.
C’en était trop pour l’aimable sérénité de M. Jellyband. Il partit d’un bruyant éclat de rire auquel bientôt firent écho tous ceux qui étaient ses débiteurs.
– Hahaha ! Hohoho ! Héhéhé ! Il rit sur tous les tons, notre digne hôte, il rit jusqu’à en avoir mal aux côtes et à en pleurer à grosses larmes. Écoutez-moi ça ! L’avez-vous entendu dire qu’ils allaient retourner mes opinions ? Eh ! Dieu vous protège, monsieur, mais vous dites de drôles de choses.
– Eh bien ! monsieur Jellyband, dit sentencieusement M. Hempseed, vous savez ce que dit l’Écriture : Que celui qui est debout prenne garde à lui, de crainte de tomber.
– Mais écoutez-le, monsieur Hempseed, répliqua M. Jellyband qui se tenait toujours les côtes de rire. L’Écriture ne me connaissait pas. Quoi, je ne voudrais même pas boire un verre de bière avec un de ces assassins de Français et il n’y a rien qui me ferait changer d’avis. J’ai entendu dire que pas un de ces mangeurs de grenouilles ne savait parler l’anglais du roi. Alors pour sûr que si quelqu’un d’eux cherchait à me parler son jargon de mécréant, je le remettrais de suite à sa place, et un homme prévenu en vaut deux, comme on dit.
– Eh bien ! mon brave ami, acquiesça gaiement l’étranger, je vois que vous êtes beaucoup trop fin et qu’à vous tout seul vous valez bien vingt Français. À votre santé, mon digne hôte, si vous voulez me faire l’honneur de finir cette bouteille avec moi, dit-il en levant son verre.
– C’est bien de la politesse, monsieur, et ce n’est pas de refus, répondit Jellyband en essuyant les abondantes larmes que le rire avait amenées à ses yeux.
L’étranger remplit de vin deux gobelets et après en avoir offert un à notre hôte, prit lui-même l’autre.
– Bon Anglais comme nous le sommes tous, fit-il, tandis que le même sourire ironique flottait sur ses lèvres minces, fidèles sujets de Sa Majesté, comme nous le sommes aussi, nous devons malgré tout reconnaître que cette boisson, tout au moins, est une bonne chose qui nous vient de France.
– Ah ! pour ça, personne ne dira le contraire.
– Au meilleur aubergiste d’Angleterre, à notre digne hôte, M. Jellyband, fit l’étranger d’une voix sonore.
– Hip, hip, hurrah ! acclama toute la compagnie présente.
Puis des battements de mains retentissants et des heurts de pichets résonnèrent sur la table, accompagnés de rires sans motifs précis, et d’exclamations sourdes de Jellyband.
– Pensez donc, moi, me laisser monter la tête par un mécréant d’étranger ! Quoi ! Dieu vous protège, monsieur, mais vous dites de drôles de choses.
L’étranger approuva cordialement cette constatation évidente. Il était absurde de supposer que n’importe qui pût renverser les opinions solidement enracinées de M. Jellyband au sujet de la nullité complète des habitants de tout le continent européen.