En une seconde, en cette salle d’auberge, si agréable avec ses poutres de chêne, régna une sorte de malaise et de confusion inexprimables. À l’annonce faite par le palefrenier, Lord Antony, avec un juron élégant, avait sauté sur ses pieds, et il était maintenant occupé à donner des ordres nombreux et embrouillés au pauvre Jellyband, qui, effaré, semblait ne savoir plus à quel saint se vouer.
– Pour l’amour de Dieu, mon bonhomme, lui conseillait Sa Seigneurie, tâche de retenir Lady Blakeney dehors quelques instants, en lui causant pendant que ces dames se retirent. Morbleu ! ajouta-t-il avec un autre juron plus violent encore, voilà qui est malheureux.
– Sally ! vite ! les chandelles, cria Jellyband, tournant dans tous les sens, courant çà et là, ce qui ajoutait encore au trouble général.
La Comtesse, elle aussi, avait quitté la table, droite et raide, cherchant à cacher son malaise sous un sang-froid plein de dignité, et répétant machinalement :
– Je ne la verrai pas ; je ne veux pas la voir.
Au-dehors, le brouhaha qui accompagne l’arrivée d’un hôte d’importance grandissait rapidement.
– Bonsoir, Sir Percy ! bonsoir, milady ! votre serviteur, Sir Percy !… ce n’était qu’un chœur continu, alterné, dans un ton plus faible, de cette supplication :
– Ayez pitié d’un pauvre aveugle, mesdames et messieurs, une petite charité s’il vous plaît.
Au milieu de tout ce bruit, on entendit alors une voix extraordinairement douce.
– Laissez faire ce brave homme et donnez-lui à dîner à mes frais. C’était une voix basse et musicale, avec un léger chantonnement et un soupçon de prononciation étrangère des consonnes.
Chacun dans la salle avait entendu ces mots et s’arrêta d’instinct pendant une seconde pour écouter. Sally, par la porte opposée qui conduisait aux chambres à coucher, s’en allait portant les chandelles ; derrière elle, la comtesse battait hâtivement en retraite devant cette ennemie à la voix si douce et si musicale ; Suzanne, à contrecœur, se préparait à suivre sa mère, tout en jetant des coups d’œil pleins de regrets vers l’entrée où elle espérait encore voir apparaître sa chère compagne d’autrefois.
Jellyband ouvrit la porte toute grande avec l’espoir, aveugle et stupide, d’être à même d’écarter la catastrophe qu’il sentait planer dans l’air, tandis que la même voix basse et cristalline dit avec un rire gai et une tristesse ironique :
– Brrr ! Je suis mouillée comme un hareng ! Dieu ! a-t-on jamais vu un climat aussi affreux !
– Suzanne, venez avec moi de suite, je le désire, ordonna la comtesse.
– Oh, maman ! supplia Suzanne.
– Milady… hem… hem… Milady ! bafouillait Jellyband qui se tenait toujours bêtement dans l’embrasure de la porte et cherchait à barrer le passage.
– Pardon, mon brave homme, dit Lady Blakeney avec quelque impatience, pourquoi vous tenez-vous là, dans mon chemin, à danser sur un pied, comme un dindon boiteux ? Laissez-moi approcher du feu, je meurs de froid.
Au même moment Lady Blakeney, écartant doucement l’aubergiste, entrait dans la salle.
On trouve de nombreux souvenirs, portraits ou miniatures, de Marguerite Saint-Just, Lady Blakeney ainsi qu’elle s’appelait alors ; mais je ne crois pas qu’il en existe un seul qui rende justice à sa beauté exceptionnelle. D’une taille au-dessus de la moyenne, une silhouette ravissante, un port de reine ; il n’y avait rien d’étonnant à ce que la comtesse, retenue par une admiration involontaire, s’arrêtât un instant avant de tourner le dos à une apparition aussi fascinante.
Marguerite Blakeney avait à peine vingt-cinq ans et jamais sa beauté n’avait été plus éblouissante. Un grand chapeau garni de plumes souples et onduleuses jetait une ombre douce sur son front, d’un dessin classique, auréolé de cheveux châtains, que ce jour-là elle n’avait pas poudrés ; sa bouche tendre, presque enfantine, son nez droit, son menton arrondi, son cou délicat, tout cela était mis en valeur par le costume pittoresque de l’époque. Une robe de velours bleu de roi moulait toutes les lignes de cette silhouette gracieuse, et dans sa petite main, avec une distinction qui lui était propre, elle tenait une canne haute, ornée d’un gros nœud de rubans, mode récemment adoptée par les jeunes élégantes.
En un seul coup d’œil, Marguerite avait fait l’inventaire de tous ceux qui se trouvaient dans la pièce. Elle salua Sir Andrew Ffoulkes d’un signe de tête aimable, tandis qu’elle donnait la main à Lord Antony.
– Hello ! Milord Tony, que faites-vous ici à Douvres ?
Puis sans attendre de réponse, elle se tourna vers la comtesse et Suzanne, son visage s’éclaira d’une joie nouvelle et elle s’avança les bras tendus vers la jeune fille.
– Comment ! n’est-ce pas ma petite Suzanne qui se trouve là-bas ? Pardieu, petite citoyenne, comment se fait-il que vous soyez en Angleterre ? Et madame aussi ?
Elle allait avec effusion vers les deux femmes, et son attitude et son sourire n’indiquaient aucun embarras.
Lord Antony et Sir Andrew surveillaient la petite scène avec une vive appréhension. Bien qu’Anglais, ils avaient fréquenté suffisamment la France et les Français pour savoir avec quelle hauteur inflexible et avec quelle haine amère la vieille noblesse regardait tous ceux qui avaient contribué à sa chute.
Armand Saint-Just, le frère de la belle Lady Blakeney, quoique connu pour ses opinions modérées et conciliatrices, était un ardent républicain ; sa querelle avec l’ancienne famille de Saint-Cyr, dont personne en dehors des intéressés n’avait jamais connu le fond, s’était terminée par la chute, par l’extinction presque totale des Saint-Cyr. En France, Saint-Just et son parti avaient triomphé, et voici qu’en terre anglaise, face à face avec ces trois réfugiés, chassés de leur pays, fuyant devant la mort, privés de tout ce que des siècles de luxe leur avaient donné, se trouvait une blonde fille de ces mêmes familles républicaines qui avaient renversé un trône et déraciné une aristocratie dont les origines se perdaient dans le brouillard et l’éloignement des siècles !
Marguerite se tenait debout, droite devant les deux exilées, dans l’inconsciente insolence de sa beauté, et leur tendait sa mignonne petite main, comme si, par ce fait, elle voulait jeter un pont par-dessus le conflit et l’effusion de sang des dernières journées.
– Suzanne, je vous défends de parler à cette femme, dit sévèrement la comtesse en posant sa main sur le bras de sa fille.
Elle avait parlé anglais afin que chacun pût entendre et comprendre ce qu’elle disait, les deux jeunes gens aussi bien que l’aubergiste et sa fille. Cette dernière avait littéralement perdu le souffle devant l’insolence d’une étrangère, devant cette impertinence envers sa Seigneurie, anglaise par son mariage avec Sir Percy, et amie intime de la princesse de Galles.
Quant à Lord Antony et à Sir Andrew Ffoulkes, leur cœur semblait s’être arrêté d’horreur.
Tous deux instinctivement jetaient des regards d’anxiété vers l’entrée, d’où s’était fait entendre une voix grave, traînante et plutôt agréable.
Seules parmi ceux qui étaient là, Marguerite Blakeney et la comtesse de Tournay étaient restées impassibles en apparence. Cette dernière, raide et arrogante, une main encore posée sur le bras de sa fille, semblait la personnification même de l’orgueil inflexible.
Sous l’injure, la jolie figure de Marguerite était devenue aussi blanche que le fichu souple qui voilait son cou, et un observateur très minutieux aurait vu la main qui tenait la canne enrubannée se crisper et trembler légèrement.
Mais ce ne fut que passager ; aussitôt après, les fins sourcils s’étaient relevés, les yeux bleu clair regardaient droit vers la comtesse, et, avec une moue ironique et un petit haussement d’épaules :
– Ah bah ! citoyenne, fit-elle plaisamment, quelle mouche vous pique ?
– Nous sommes maintenant en Angleterre, madame, répliqua froidement la comtesse, et je suis libre de défendre à ma fille de vous donner la main en gage d’amitié. Suzanne, venez.
Elle fit signe à sa fille et sans plus regarder Marguerite Blakeney, avec une révérence profonde, à l’ancienne mode, aux deux jeunes gens, elle quitta majestueusement la place.
Un silence pesa sur la salle de la vieille auberge, tandis que le froufrou des jupes de la comtesse s’éloignait dans le couloir.
Marguerite, aussi rigide qu’une statue, suivait fixement du regard la silhouette raide qui disparaissait dans la porte, mais quand Suzanne, humble et obéissante, fut sur le point de suivre sa mère, l’expression dure s’évanouit tout à coup des yeux de Lady Blakeney pour laisser place à un air de regret douloureux, touchant et juvénile.
Suzanne surprit ce regard, la nature douce de l’enfant répondit à celle de la jolie femme, à peine plus âgée qu’elle, l’obéissance filiale céda devant la sympathie de jeune fille ; arrivée à la porte, elle se retourna, courut à Marguerite et, lui jetant les bras autour du cou, l’embrassa avec effusion ; alors seulement, elle suivit sa mère. Sally, après une révérence à milady, fermait la marche, avec un sourire aimable sur sa figure potelée.
Le puéril et gentil mouvement de Suzanne avait allégé la tension pénible. Les yeux de Sir Andrew accompagnèrent la silhouette gracieuse qui s’éloignait jusqu’au moment où elle s’évanouit dans l’ombre du couloir et ils se reportèrent ensuite sur Lady Blakeney, en exprimant une joie non déguisée.
Marguerite, avec une jolie affectation, avait envoyé des baisers aux deux femmes ; lorsqu’elles disparurent, un sourire ironique flotta sur ses lèvres.
– Voilà ! dit-elle gaiement. Eh bien ! Sir Andrew, avez-vous jamais vu une personne aussi désagréable ? J’espère, quand les années viendront, n’avoir pas une pareille figure.
Elle releva sa robe, prit une allure majestueuse et se dirigea vers l’âtre.
– Suzanne, fit-elle en imitant la voix de la comtesse, je vous défends de parler à cette femme.
Le rire qui accompagnait cette saillie sonnait peut-être un peu forcé et dur, mais pas plus Sir Andrew que Lord Tony n’étaient de très fins observateurs. L’imitation était si parfaite, le son de voix si exactement reproduit, que les deux jeunes gens applaudirent fort.
– Ah ! Lady Blakeney, s’exclama Lord Antony, combien ils doivent vous regretter à la Comédie-Française, et combien les Parisiens doivent haïr Sir Percy pour vous avoir emmenée si loin !
– Mon Dieu, mon ami, c’est chose impossible que de haïr Sir Percy pour quoi que ce soit, répliqua Marguerite avec un gracieux haussement d’épaules ; ses saillies désarmeraient madame la comtesse elle-même.
Le jeune vicomte, qui ne s’était pas décidé à suivre sa mère dans sa sortie pleine de dignité, fit un pas en avant, prêt à la défendre dans le cas où Lady Blakeney lui décocherait quelque autre trait. Mais, avant qu’il eût pu faire aucune protestation, un rire agréable mais niais se fit entendre au-dehors, et une silhouette extraordinairement grande et très élégamment habillée apparut dans l’embrasure de la porte.