Nos héros semblaient former une compagnie gaie et presque heureuse lorsqu’ils s’assirent autour de la table : Sir Andrew Ffoulkes et Lord Antony Dewhurst, deux Anglais typiques, beaux hommes, bien nés et bien élevés : l’aristocratique comtesse française et ses deux enfants, qui venaient d’échapper à des dangers si affreux et avaient enfin trouvé un abri sûr, sous la protection de l’Angleterre.
Dans le coin, les deux étrangers paraissaient avoir terminé leur partie ; l’un des deux se leva et, debout, tournant le dos à la joyeuse réunion, il revêtit lentement son grand manteau à trois collets, tout en jetant un coup d’œil rapide autour de lui. Chacun était occupé à rire et à bavarder.
– Tout va bien, murmura-t-il.
Alors, son compagnon, avec une agilité qui indiquait une longue expérience, glissa sur ses genoux, rapidement, et la seconde suivante il avait rampé sans bruit sous le banc de chêne.
L’inconnu, avec un good night ! bruyant quitta tranquillement la salle.
Personne à table n’avait remarqué cette extraordinaire manœuvre, mais, quand l’étranger eut fermé la porte derrière lui, chacun poussa instinctivement un soupir de soulagement.
– Seuls, enfin ! dit Lord Antony gaiement.
Alors le jeune vicomte de Tournay, debout, avec l’affectation gracieuse particulière à son temps, leva son verre, et, en un mauvais anglais, il dit :
– À Sa Majesté George III d’Angleterre. Que Dieu le bénisse pour l’hospitalité qu’il nous offre, à nous, les pauvres exilés de France.
– À Sa Majesté le roi ! firent écho Lord Antony et Sir Andrew, tandis que tous portaient loyalement cette santé.
– À Sa Majesté le roi Louis de France, ajouta Sir Andrew avec recueillement, que Dieu le protège et lui donne la victoire sur ses ennemis.
Chacun se leva et but en silence. Le sort de cet infortuné roi de France, prisonnier de son peuple, semblait jeter un voile de tristesse, même sur la mine réjouie de monsieur Jellyband.
– Et à la santé de monsieur le comte de Tournay de Basserive, dit Lord Antony aimablement, qu’il soit d’ici peu le bienvenu en Angleterre.
– Ah, monsieur ! j’ose à peine l’espérer, murmura la comtesse, et son verre tremblait un peu lorsqu’elle le porta à ses lèvres.
Déjà Sir Antony servait la soupe ; durant quelques minutes toute conversation cessa, pendant que Jellyband et Sally portaient les assiettes et que chacun se mettait à manger.
– Sur ma parole, madame, fit Lord Antony après un instant, ce n’était pas en l’air que je formais ces souhaits ; à vous voir ici en sécurité avec Mlle Suzanne, et mon ami le vicomte, vous devez vous sentir rassurée quant au sort du comte.
– Ah ! monsieur, je me confie à Dieu, je ne puis que prier, et espérer.
– Certainement, madame, interrompit Sir Andrew, espérez en Dieu, mais ayez aussi quelque confiance en vos amis anglais, qui ont juré de faire traverser le détroit au comte et de vous l’amener, sain et sauf ; comme ils l’ont fait pour vous aujourd’hui.
– En effet, monsieur, j’ai la plus entière confiance en vous et en vos compagnons. Votre réputation, je vous assure, s’est répandue partout en France. La façon dont quelques-uns de mes amis sont sortis des griffes de cet horrible Tribunal révolutionnaire, n’était rien moins qu’un miracle, et tout cela était votre œuvre et celle des vôtres.
– Nous n’étions que la main qui agissait, madame.
– Mais mon mari est dans un péril mortel – et les larmes contenues semblaient voiler sa voix ; je ne l’aurais jamais abandonné s’il n’y avait pas eu mes enfants, j’étais partagée entre mon devoir envers lui… et mon devoir envers eux… ils refusaient de partir sans moi… et vous me garantissiez si solennellement que mon mari serait sauvé. Mais maintenant que je suis ici, au milieu de vous tous, dans la libre Angleterre, je pense à lui, fuyant pour sauver son existence, traqué comme une bête… courant des dangers si affreux… Ah ! je n’aurais pas dû le quitter… je n’aurais pas dû…
La pauvre femme était brisée ; la fatigue, le chagrin, les émotions avaient eu raison de son maintien sévère et aristocratique. Elle pleurait silencieusement. Suzanne courut à elle pour sécher ses larmes avec des baisers.
Lord Antony et Sir Andrew s’étaient tus tant que la comtesse parlait. Leur pitié pour elle n’était point douteuse, leur silence en témoignait, mais dans tous les siècles, depuis que l’Angleterre est ce qu’elle est, un Anglais a toujours été presque honteux de ses émotions et de ses sympathies ; aussi les deux jeunes gens ne répondirent-ils rien, cherchant à cacher ce qu’ils éprouvaient et se bornant à avoir l’air incommensurablement penauds.
– Quant à moi, monsieur, dit tout à coup Suzanne en regardant Sir Andrew à travers la frange de boucles brunes qui flottaient sur son front, je me confie entièrement à vous et je suis sûre que vous m’amènerez en Angleterre mon cher papa sain et sauf comme vous l’avez fait pour nous aujourd’hui.
Cela fut dit avec tant de spontanéité, avec une foi et un espoir si absolus, que les larmes de la comtesse tarirent par miracle et qu’un sourire illumina tous les visages.
– Oh ! mademoiselle, vous me faites honte ; bien que ma vie soit à vos ordres, je n’ai été qu’un instrument très humble entre les mains de notre valeureux chef, qui a organisé et mené à bien votre évasion.
Il avait parlé avec une chaleur et une véhémence telles que Suzanne le regarda fixement, étonnée.
– Votre chef, monsieur ? fit la comtesse vivement. Naturellement, vous devez avoir un chef, je n’y avais pas pensé jusqu’ici. Mais dites-moi où il est ? Il faut que j’aille le trouver ; il faut que j’aille, avec mes enfants, me jeter à ses pieds et le remercier de tout ce qu’il a fait pour nous !
– Hélas, madame, cela est impossible.
– Impossible ? Pourquoi ?
– Parce que le Mouron Rouge travaille dans l’ombre ; son identité est connue uniquement de ses compagnons immédiats sous le serment solennel du secret.
– Le Mouron Rouge ? questionna Suzanne, riant gaiement. Et pourquoi ? Quel nom bizarre ! Qu’est-ce que le Mouron Rouge, monsieur ?
Elle regardait Sir Andrew, sans dissimuler sa curiosité.
La figure du jeune homme était pour ainsi dire transfigurée ; ses yeux brillaient d’enthousiasme ; le culte, l’affection, l’admiration qu’il avait pour le héros qui le guidait, illuminaient littéralement ses traits.
– Le Mouron Rouge, mademoiselle, dit-il enfin, est le nom d’une humble fleur qui croît au bord des chemins ; mais c’est aussi le nom que le meilleur et le plus courageux des hommes a choisi pour cacher son identité, afin d’être mieux à même de mener à bien la noble tâche qu’il s’est donnée.
– Ah ! oui ! interrompit le jeune vicomte, j’ai entendu parler du mouron rouge, une petite fleur écarlate, n’est-ce pas ? On dit à Paris que, chaque fois qu’un royaliste s’échappe, ce démon de Fouquier-Tinville reçoit un papier sur lequel cette fleurette est dessinée en rouge… Est-ce cela ?
– Parfaitement.
– Alors il aura reçu un papier analogue aujourd’hui ?
– Sans aucun doute.
– Oh ! je me demande ce qu’il aura dit, fit Suzanne gaiement. Il paraît que le dessin de cette petite fleur est la seule chose dont il ait peur.
– Ma foi ! s’écria Sir Andrew, alors il aura encore souvent l’occasion d’en étudier la forme.
– Ah ! monsieur ! soupira la comtesse, tout cela paraît un roman et je ne puis le comprendre complètement.
– Pourquoi essayeriez-vous, madame ?
– Mais dites-moi, pour quelle raison votre chef et vous tous, messieurs, dépensez-vous vos biens et risquez-vous votre vie, car enfin c’est votre existence que vous risquez chaque fois que vous posez le pied en France, et tout cela pour nous autres Français, hommes et femmes qui ne vous sommes rien ?
– Pour le sport, madame la comtesse, affirma Lord Antony de sa voix agréable et chaude ; nous sommes un peuple de veneurs, vous savez, et actuellement il est à la mode d’arracher le lièvre de la gueule même des chiens.
– Oh, non, non, ce n’est pas que le sport, monsieur, vous avez un motif plus noble que celui-là, j’en suis sûre, pour la belle œuvre que vous faites.
– Ma parole, madame, j’aimerais le trouver alors, car pour moi, je vous le jure, j’adore ce jeu, le plus entraînant que j’aie jamais pratiqué. Des évasions qui ne tiennent qu’à un fil… des risques à effrayer le diable lui-même !…
Mais la comtesse branla la tête, toujours incrédule. Quant à elle, il lui semblait absurde que ces jeunes gens et leur brave chef, tous riches, tous bien nés et jeunes probablement, n’eussent pas, pour courir des risques si terribles – elle savait qu’ils en couraient constamment – d’autre motif que le divertissement de les braver. Leur qualité d’étrangers, une fois débarqués en France, n’était même pas une sauvegarde pour eux. Toute personne convaincue de porter secours aux royalistes suspects, ou de leur offrir asile, était condamnée sans pitié et exécutée sommairement, quelle que fût sa nationalité. Cette bande de jeunes Anglais avait, à sa connaissance, défié le Tribunal révolutionnaire assoiffé de sang, jusque dans les murs de Paris ; elle avait enlevé au pied même de la guillotine des victimes condamnées.
Avec un frisson elle se rappela les événements des derniers jours, son évasion de Paris, en compagnie de ses deux enfants, tous trois cachés sous la toile d’une mauvaise charrette, couchés au milieu de bottes de navets et de choux, n’osant pas respirer, et cette horrible barrière de Neuilly où la foule criait : « À la lanterne les aristos ! » Tout cela était survenu d’une façon si miraculeuse : son mari et elle avaient appris qu’ils étaient inscrits sur la liste des suspects, ce qui indiquait que leur mise en jugement et leur mort n’étaient qu’une affaire de jours, d’heures peut-être.
Alors brilla, tout à coup, l’espoir du salut ; la lettre mystérieuse, signée de cet énigmatique emblème dessiné en rouge, les instructions claires, péremptoires, la séparation d’avec le comte de Tournay, qui avait brisé le cœur de la pauvre femme, l’espoir de la réunion, la fuite avec ses deux enfants la charrette couverte, et cette épouvantable furie qui la conduisait, qui semblait quelque horrible diable échappé de l’enfer, avec l’affreux trophée accroché au manche de son fouet.
La comtesse regarda autour d’elle la bizarre vieille auberge anglaise ; elle savoura le calme de cette contrée de liberté civile et religieuse ; puis elle ferma les yeux pour éloigner la vision qui la hantait, cette barrière de Neuilly, et la foule s’enfuyant, prise de panique lorsque la vieille mégère parla de peste.
À chaque instant, dans cette voiture branlante, elle se voyait reconnue, arrêtée avec ses enfants, mise en jugement et condamnée. Et ces jeunes Anglais, sous la direction de leur brave et mystérieux chef, avaient risqué leur vie pour les sauver tous trois, comme ils avaient déjà fait pour nombre d’autres infortunés. Et cela uniquement pour s’amuser ? C’était impossible !
Lorsque Suzanne rencontrait du regard les yeux de Sir Andrew, ils lui disaient clairement que lui, tout au moins, arrachait ses semblables à une mort affreuse et injuste pour un motif plus élevé et plus noble que celui auquel ses amis auraient voulu faire croire.
– Combien êtes-vous dans votre courageuse ligue, monsieur ? questionna-t-elle timidement.
– Vingt en tout, mademoiselle, un qui commande et dix-neuf qui obéissent. Tous Anglais et tous servant la même cause : Obéir à notre chef et sauver les innocents.
– Que Dieu vous protège ! dit la comtesse avec ferveur.
– Il l’a fait jusqu’ici, madame.
– Cela me paraît étrange que vous soyez tous si courageux, si dévoués à autrui, et encore que vous soyez Anglais ! alors qu’en France, au nom de la liberté et de la fraternité, la trahison fait loi.
– Les femmes en France ont été plus acharnées que les hommes contre nous autres, les nobles, fit le vicomte avec un soupir.
– Oh, oui, ajouta la comtesse, et un air de mépris hautain et d’amertume profonde traversa ses yeux mélancoliques. Pensez que, par exemple, il y eut une femme, Marguerite Saint-Just, pour dénoncer le marquis de Saint-Cyr et toute sa famille à l’horrible Tribunal révolutionnaire.
– Marguerite Saint-Just ? questionna Lord Antony, en lançant un coup d’œil rapide à travers la salle à Sir Andrew, Marguerite Saint-Just, certainement…
– Oui, certainement, vous avez entendu parler d’elle ; c’était une des étoiles de la Comédie-Française, et dernièrement elle a épousé un Anglais. Vous la connaissez ?
– La connaître ? dit Lord Antony, connaître Lady Blakeney, la femme la plus à la mode à Londres, la femme de l’homme le plus riche d’Angleterre ? Naturellement, nous connaissons tous Lady Blakeney.
– Elle était dans le même couvent que moi, interrompit Suzanne, et nous sommes venues ensemble en Angleterre pour apprendre votre langue. J’aimais beaucoup Marguerite, et je ne puis pas croire qu’elle ait commis une action si vile.
– Cela paraît certainement incroyable, dit Sir Andrew. Vous dites que positivement elle a dénoncé le marquis de Saint-Cyr ? Quel aurait été son but ? Il y a sûrement méprise.
– Il n’y a pas d’erreur possible, monsieur, répliqua froidement la comtesse. Le frère de Marguerite Saint-Just est un républicain célèbre. On a parlé de querelle de famille entre lui et mon cousin le marquis de Saint-Cyr. Les Saint-Just sont des plébéiens, et le gouvernement républicain emploie beaucoup d’espions. Je vous assure qu’il n’y a pas de méprise… Vous n’aviez pas entendu cette histoire ?
– Ma foi, madame, j’en avais perçu quelques vagues rumeurs, mais en Angleterre personne n’y a voulu croire… Sir Percy Blakeney, son mari, a une grande fortune, une position sociale très élevée, il est l’ami intime du prince de Galles… et Lady Blakeney est à Londres l’arbitre du bon ton.
– C’est possible, monsieur. Nous allons naturellement mener une vie très tranquille, mais je prie Dieu de ne jamais mettre Marguerite Saint-Just sur ma route pendant mon séjour dans ce beau pays.
La douche d’eau froide proverbiale parut être tombée sur la joyeuse petite compagnie réunie autour de la table. Suzanne avait l’air triste et se taisait ; Sir Andrew, gêné, tourmentait sa fourchette, tandis que la comtesse, couverte de son armure de préjugés aristocratiques, était assise, raide et inflexible, sur sa chaise à dossier droit. Quant à Lord Antony, il avait l’air extrêmement mal à l’aise et inquiet ; il lança un ou deux regards rapides à Jellyband qui avait l’air tout aussi malheureux que lui.
– À quelle heure attendez-vous Sir Percy et Lady Blakeney ? murmura-t-il à l’oreille de l’aubergiste, pendant qu’on ne l’observait pas.
– D’un moment à l’autre, milord, chuchota Jellyband.
Tandis qu’il parlait encore, on entendit le roulement éloigné d’une voiture qui approchait ; le bruit allait s’accentuant, on commençait à percevoir quelques exclamations, puis le claquement des sabots des chevaux sur les pavés inégaux, et l’instant suivant un palefrenier avait repoussé la porte et entrait en coup de vent.
– Sir Percy Blakeney et milady, cria-t-il de sa voix la plus aiguë, les voilà qui arrivent.
Et avec des bruits de voix, un cliquetis de harnais, le battement des fers sur les pierres de la route, un coach magnifique, traîné par quatre postiers superbes, s’était arrêté devant le porche du Repos du Pêcheur.