Quelques minutes plus tard, enveloppée de fourrures moelleuses, Marguerite était assise à côté de Sir Percy Blakeney sur le siège du magnifique coach, et les sabots des quatre bais superbes faisaient résonner les rues endormies.
La nuit était chaude, malgré la brise légère qui éventait les joues brillantes de Marguerite. En quelques minutes ils eurent laissé derrière eux les maisons de Londres, et après avoir passé bruyamment sur le pont d’Hammersmith, le coach de Sir Percy roula à vive allure sur la route de Richmond.
Le fleuve ondulait en de gracieuses courbes, qui, sous les rayons scintillants de la lune, l’eussent fait prendre pour un serpent d’argent. De temps à autre les branches des vieux arbres qui bordaient la route jetaient à travers le chemin de longs lambeaux d’ombre fuyante. Les chevaux s’en allaient à bride abattue, à peine retenus par la main ferme et sûre de Sir Percy.
Ces voyages nocturnes, après un bal ou un souper à Londres, étaient toujours pour Marguerite une source de grands plaisirs, et elle appréciait vivement l’originalité de son mari qui l’avait poussé à adopter cette habitude de la ramener chez elle tous les soirs, dans leur belle demeure, près du fleuve, plutôt que de vivre dans une étouffante maison de ville. Il aimait beaucoup mener ces intelligentes bêtes au clair de lune par les routes désertes, et elle aimait aussi s’asseoir près de lui, la brise douce d’une belle fin d’été anglais lui éventant le visage, au sortir de l’atmosphère surchauffée d’un bal ou d’un dîner. La promenade n’était pas très longue – à peine une heure – quand les chevaux étaient reposés et que Sir Percy leur rendait la main.
Ce soir il paraissait vraiment avoir le diable dans les doigts, et le coach semblait voler sur la route le long du fleuve. Comme toujours, il ne lui parlait pas, mais regardait droit devant lui, et tenait dans ses longues mains les guides lâches. Le regard de Marguerite chercha une ou deux fois à rencontrer celui de son mari ; elle pouvait voir son profil régulier, et l’un de ses yeux nonchalants avec son sourcil droit et sa paupière lourde.
Au clair de lune cette physionomie paraissait étrangement ardente ; elle rappelait au cœur ulcéré de Marguerite les jours heureux où il lui faisait la cour, avant qu’il ne devînt ce paresseux niais, ce fat blasé, dont la vie semblait se passer dans les salles de souper et de jeu.
Mais en ce moment, elle ne pouvait saisir l’expression nonchalante de ses yeux bleus ; elle ne pouvait voir que la ligne ferme de son menton, le coin de sa bouche forte, et la forme massive et bien découpée de son front ; la nature avait voulu être généreuse vis-à-vis de Sir Percy ; de tous ses défauts, on ne pouvait rendre responsable que cette pauvre mère à demi folle, et ce père bouleversé, brisé de chagrin, qui pas plus l’un que l’autre n’avaient pris soin de la jeune vie qui s’épanouissait entre eux et que, peut-être, leur incurie commençait déjà à ruiner.
Marguerite sentit naître en elle une sympathie intense pour son mari. La crise morale qu’elle venait de traverser l’avait rendue indulgente pour les fautes et les défauts d’autrui.
À quel point une créature humaine pouvait être frappée et broyée par le destin, cela venait de lui être démontré avec une force brutale. Si, la semaine précédente, on lui avait prédit qu’elle s’abaisserait à espionner ses amis, qu’elle trahirait un homme brave et sans méfiance, et qu’elle le livrerait aux mains d’un ennemi implacable, elle aurait haussé les épaules de dédain.
Et cependant, elle avait accompli ces actions méprisables, bientôt peut-être elle serait responsable de la mort de cet homme, de même que deux ans plus tôt le marquis de Saint-Cyr avait péri à cause de quelques paroles imprudentes qu’elle avait laissé échapper ; mais dans ce dernier cas, elle était moralement innocente – elle n’avait pensé faire aucun mal sérieux – la fatalité seule s’en était mêlée. Mais cette fois-ci, elle avait commis une action manifestement vile, elle l’avait commise volontairement pour un motif dont les moralistes sévères ne tiendraient même pas compte.
Lorsque à son côté, elle sentit le bras ferme de son mari, elle sentit aussi combien s’augmenteraient son antipathie et son dédain pour elle s’il découvrait son œuvre de cette nuit. Tant d’êtres humains se jugent les uns les autres superficiellement, distribuant le mépris sans raison fondée et sans indulgence. Elle méprisait son mari pour ses folies, pour ses occupations vulgaires et inintelligentes ; et lui, elle le sentait, la mépriserait encore plus, parce qu’elle n’avait pas été assez forte pour faire le bien pour le bien lui-même, et pour sacrifier son frère aux ordres de sa conscience.
Absorbée par ses pensées, Marguerite avait trouvé trop courte cette heure dans la brise tiède de cette nuit d’été, et ce fut avec un vif désappointement que, tout à coup, elle s’aperçut que les chevaux avaient franchi la grille massive de sa belle demeure.
La maison de Sir Percy Blakeney, sur la Tamise, est devenue historique ; bâtie à l’époque des Tudor, de dimensions grandioses, elle se dresse au milieu de jardins délicieusement dessinés, sa façade tournée vers le fleuve domine une terrasse à l’italienne. Les vieux murs de brique rouge revêtent un aspect pittoresque dans la verdure qui les encadre ; sur la pelouse, un cadran solaire ancien ajoute au premier plan une note harmonieuse. De grands arbres séculaires versent une ombre fraîche sur le sol, et, ce jour-là, avec les feuilles des arbres légèrement teintées de rouille et d’or par cette nuit de commencement d’automne, dans le clair de lune, le vieux jardin paraissait infiniment calme et poétique.
Avec une précision impeccable, Sir Percy avait arrêté les chevaux devant l’entrée de style Elisabeth ; malgré l’heure tardive, une armée de valets parut sortir du sol.
Sir Percy sauta vivement à terre, puis aida Marguerite à descendre. Elle s’attarda dehors, tandis qu’il donnait quelques ordres à un laquais. Elle longea la maison et fit quelques pas vers la pelouse, pour rêver en regardant ce paysage argenté. La nature lui semblait délicieusement paisible, après la tempête d’émotions qu’elle venait de traverser ; c’est à peine si elle pouvait percevoir le murmure de l’eau qui coulait le long de la terrasse ou la chute des feuilles mortes qui tombaient avec un bruissement léger d’esprit qui passe.
Tout le reste était silencieux autour d’elle. Elle avait entendu le piétinement des chevaux que l’on reconduisait à leurs écuries éloignées et les pas précipités des valets qui rentraient prendre leur repos ; la maison aussi était endormie. Au-dessus des magnifiques salons de réception, dans deux appartements distincts, les lampes brûlaient encore ; c’était sa chambre et celle de son mari, séparées par toute la largeur de la maison, aussi distantes l’une de l’autre que l’étaient devenues leurs existences. Elle soupira involontairement, il lui eût été impossible de dire pourquoi.
Son cœur était écrasé d’une peine indéfinie qu’elle ne pouvait vaincre. Elle souffrait et elle se plaignait profondément elle-même ; jamais elle ne s’était sentie si seule, si digne de pitié, si amèrement désireuse de sympathie et de réconfort. Avec un nouveau soupir, elle se détourna du fleuve et se dirigea vers la maison, se demandant vaguement si, après une pareille nuit, elle pourrait jamais retrouver la paix et le sommeil.
Tout à coup, avant qu’elle n’eût atteint la terrasse, elle entendit un pas ferme sur le gravier sonore ; et une seconde après, la silhouette de son mari émergeait de l’ombre. Lui aussi avait longé la maison, et errait le long du parterre vers la rivière ; il portait encore l’épais manteau de voiture, à revers et à collets innombrables qu’il avait lui-même mis à la mode, mais cette fois il l’avait rejeté en arrière, et, suivant son habitude, ses mains étaient enfouies dans les poches profondes de sa culotte de satin ; dans l’obscurité, le somptueux costume blanc et le jabot de dentelles inestimables qu’il avait revêtus pour le bal de Lord Grenville, lui donnaient un étrange air de revenant.
Il n’avait évidemment pas remarqué sa femme, car, après un instant d’arrêt, il se retourna vers la maison, et reprit ensuite sa marche dans la direction de la terrasse.
– Sir Percy !
Il avait déjà le pied sur la dernière marche du perron, mais à la voix de Marguerite il tressaillit, s’arrêta, et scruta l’ombre d’où venait cet appel.
Elle s’avança rapidement dans le rayon de lune ; aussitôt qu’il l’aperçut, il lui dit avec cet air de galanterie consommée qu’il affectait toujours en lui parlant :
– Je suis à vos ordres, madame.
Mais son pied était toujours sur la marche, et son attitude tout entière indiquait vaguement, assez cependant pour que Marguerite le comprît, qu’il désirait s’en aller, et qu’une conversation nocturne ne le tentait nullement.
– L’air est délicieusement frais, fit-elle, le clair de lune est paisible, le jardin plein d’attraits et de poésie. N’y resterez-vous pas un instant, l’heure n’est pas tardive, ou bien ma compagnie vous est-elle si déplaisante que vous ayez hâte de vous en libérer.
– Non, madame, répliqua-t-il avec calme, les termes du problème sont autres, et je vous garantis que vous trouverez l’air nocturne infiniment plus poétique sans ma compagnie ; sans aucun doute Votre Seigneurie me saura gré de la délivrer le plus rapidement possible de cet embarras.
Il se retourna à nouveau.
– Je vous assure que vous faites erreur, Sir Percy, fit-elle en hâte et en se rapprochant un peu de lui ; le malentendu, qui, hélas ! s’est élevé entre nous, n’a pas été de mon fait ; rappelez vos souvenirs.
– Morbleu ! il faut me pardonner, madame, protesta-t-il froidement, ma mémoire a toujours été des plus courtes.
Il la regardait droit dans les yeux, avec cette nonchalance paresseuse qui lui était devenue une seconde nature. Elle lui rendit un instant son regard, puis ses yeux s’adoucirent lorsqu’elle s’avança vers lui, jusqu’au pied de l’escalier.
– Des plus courtes, Sir Percy ? Ma foi, alors combien n’a-t-elle pas dû changer ! N’était-ce point il y a trois ou quatre ans que vous m’avez vue pendant une heure à Paris, lorsque vous partiez pour l’Orient ? Lorsque vous revîntes deux ans après, vous ne m’aviez pas oubliée.
Elle paraissait divinement jolie, droite dans le clair de lune, son manteau de fourrure ayant glissé de ses épaules, les broderies d’or de sa robe étincelant autour d’elle, ses yeux bleus et enfantins levés vers lui.
Il s’arrêta un instant, raide et immobile, sauf le tremblement de sa main appuyée sur la balustrade de pierre.
– Vous désirez ma présence, madame, dit-il froidement, je suppose que ce n’est pas dans l’intention de vous laisser aller à de tendres souvenirs.
Sa voix était froide et implacable ; son attitude tout entière ferme et inflexible. Le code féminin eût ordonné que Marguerite retournât froideur pour froideur, et que sans un mot de plus, avec seulement un petit signe de tête, elle passât devant lui ; mais son instinct de femme lui suggéra de rester – cet instinct subtil qui fait qu’une jolie femme consciente de sa beauté tient à amener à ses pieds le seul homme qui ne lui rende pas hommage. Elle lui tendit la main.
– Mais pourquoi pas, Sir Percy ? Le présent n’est pas si merveilleux que je ne puisse souhaiter revivre un peu le passé.
Il inclina son long corps, et, en prenant le petit bout des doigts qu’elle lui tendait toujours, il les baisa cérémonieusement.
– Alors, madame, fit-il, vous pardonnerez à mon esprit borné de ne pouvoir vous suivre dans ce chemin.
À nouveau, il chercha à la quitter ; à nouveau la voix douce, enfantine, presque tendre de sa femme l’appela :
– Sir Percy.
– Votre serviteur, madame.
– Est-il possible que l’amour puisse mourir ? dit-elle tout à coup avec une violence irréfléchie. Je croyais que la passion que, dans un temps, vous avez eue pour moi durerait l’espace d’une vie humaine, Percy… Ne reste-t-il rien de cet amour… qui puisse vous aider… à oublier le triste malentendu où nous vivons ?…
La silhouette massive du gentilhomme parut, lorsqu’elle lui parlait, se raidir encore plus ; sa forte bouche se durcit, une expression d’entêtement inflexible se glissa dans ses yeux bleus, généralement placides.
– Et dans quelle intention, je vous prie, madame ? demanda-t-il froidement.
– Je ne vous comprends pas.
– Cependant c’est assez simple, dit-il, et une amertume soudaine semblait littéralement surgir en flots de ses paroles, bien qu’il fît un effort pour la réprimer. Je vous pose humblement cette question, car mon intelligence très lente n’est pas à même de comprendre le soudain changement d’humeur de Votre Seigneurie. Auriez-vous l’intention de renouveler le sport infernal que vous pratiquiez avec tant de succès l’an dernier ? Désirez-vous me voir à nouveau me traîner à vos genoux comme un suppliant fou d’amour, afin d’avoir encore le plaisir de me repousser du pied, comme un chien importun ?
Elle avait réussi à le faire sortir de lui-même ; à nouveau, elle le regarda droit dans les yeux et le contempla, car ainsi elle le retrouvait tel qu’il était l’année précédente.
– Percy ! je vous en supplie ! murmura-t-elle, ne pouvons-nous enterrer le passé ?
– Mille excuses, madame, mais j’avais compris que vous désiriez le faire revivre.
– Non, je n’ai pas parlé de ce passé-là, Percy ! dit-elle, tandis que sa voix devenait tendre. J’ai plutôt parlé du temps où vous m’aimiez encore ! et moi… oh ! j’étais coquette et frivole ; votre fortune et votre situation m’attiraient ; je vous ai épousé espérant dans le fond de mon cœur que votre grand amour pour moi m’entraînerait à vous aimer… mais hélas !…
La lune avait disparu très bas, derrière un groupe de nuages. À l’est, une légère barre grise commençait à soulever le lourd manteau de la nuit. Blakeney ne pouvait plus distinguer que la silhouette gracieuse de sa femme, sa petite tête de reine, avec son abondante couronne de cheveux d’or bruni, et les gemmes étincelantes formant de petites fleurs rouges étoilées qu’elle portait en diadème.
– Vingt-quatre heures après notre mariage, madame, le marquis de Saint-Cyr et toute sa famille périssaient sous le couteau de la guillotine, et j’appris par la rumeur publique que la femme de Sir Percy Blakeney avait aidé à les y envoyer.
– Non ! je vous ai moi-même dit la vérité sur cette histoire odieuse.
– Pas avant qu’elle ne m’eût été racontée par des étrangers et dans tous ses horribles détails.
– Et vous les avez tous crus, s’écria-t-elle, sans preuve, sans question – vous avez cru que moi, à qui vous aviez juré que vous m’aimiez plus que votre vie, moi que vous prétendiez adorer, vous avez cru que j’étais capable d’accomplir une action aussi vile que celle qu’il plaisait à ces étrangers de me prêter. Vous avez pensé que je voulais vous mentir ; vous trouviez que j’aurais dû vous en avoir parlé avant de vous épouser ; cependant, si vous m’aviez écoutée, je vous aurais dit que jusqu’au matin même du jour où Saint-Cyr fut envoyé à la guillotine, je tendais toutes mes forces, j’usais de toutes les influences que je possédais pour le sauver lui et les siens. Mais ma fierté m’a scellé les lèvres lorsque votre amour me parut mourir comme sous le couteau de cette même guillotine. Cependant, j’aurais pu vous dire comment j’avais été dupée ! Ah ! moi, que l’opinion publique avait gratifiée de l’intelligence la plus vive de France, j’ai été trompée, j’ai été amenée à faire ces choses par des hommes qui savaient comment abuser de mon affection pour mon frère et de mon désir de le venger. N’était-ce pas excusable ?
Elle était haletante de sanglots. Elle s’arrêta un instant pour chercher à retrouver un peu de calme. Ses yeux le suppliaient, comme s’il était son juge. Il l’avait laissée parler, il n’avait pas arrêté l’élan de sa passion, sa violence, et il n’avait pas fait de réflexions, pas dit un mot de sympathie ; et maintenant, tandis qu’elle s’arrêtait, cherchant à sécher des larmes brûlantes qui lui jaillissaient des yeux, il attendait calme et immobile. La lueur pâle et grise de l’aube paraissait exagérer la grandeur et la rigidité de sa silhouette. Sa physionomie paresseuse et bienveillante semblait changée d’une façon extraordinaire. Marguerite, malgré son agitation, pouvait remarquer que ses yeux n’étaient pas endormis, que sa bouche n’avait plus son expression accoutumée de satisfaction niaise. Un air étrange de passion intense brillait sous ses paupières tombantes, ses lèvres étaient serrées, comme si la volonté seule contenait son amour débordant.
Marguerite Blakeney était femme avant tout, avec toutes les faiblesses attrayantes, tous les défauts les plus charmants d’une femme. Elle comprit en un instant que pendant les derniers mois elle s’était trompée, que cet homme qui se tenait devant elle, aussi froid qu’une statue, lorsque sa voix musicale avait frappé son oreille, l’aimait comme il l’avait aimée l’année précédente ; que cette passion avait pu être dormante, mais qu’elle existait toujours aussi violente, aussi intense, aussi écrasante qu’elle l’était lorsque, pour la première fois, leurs lèvres s’étaient rencontrées en un long et affolant baiser.
La vanité l’avait éloigné d’elle, et, en vraie femme, elle voulait reconquérir le terrain perdu. Tout à coup, il lui sembla que le seul bonheur que la vie pouvait encore lui apporter était le baiser de cet homme.
– Écoutez mon histoire, Sir Percy, fit-elle et sa voix était maintenant basse, douce et infiniment tendre. Armand était tout pour moi, nous n’avions pas de parents et nous nous étions élevés l’un l’autre ! Il était mon petit papa, et moi sa toute petite maman ; nous nous aimions tant ! Un jour – vous m’écoutez, Sir Percy ? – le marquis de Saint-Cyr le fit rosser par ses laquais – ce frère qui était ce que j’aimais le plus au monde ! Et son offense ? Lui, un bourgeois, avait osé aimer la fille de ce gentilhomme ; et pour cela il fut pris dans un guet-apens et rossé… rossé à mort comme un chien ! Oh, ce que j’ai souffert ! cet affront m’avait rongé le cœur ; quand l’occasion se présenta, lorsque je fus à même de prendre ma revanche, je la pris. Mais je croyais seulement causer à ce fier marquis des ennuis et des humiliations. Il complotait avec l’Autriche contre sa patrie. Le hasard me le fit savoir ; j’en parlai, mais je ne savais pas… comment l’aurais-je deviné ?… ils m’ont prise au piège et trompée. Lorsque je compris ce que j’avais fait, il était trop tard.
– Il est peut-être difficile de revenir sur le passé, dit Sir Percy après un instant de silence. Je vous ai avoué que ma mémoire est très courte, mais certainement, dans mon esprit, j’ai un souvenir vague de vous avoir demandé une explication de cette rumeur odieuse. Si cette même mémoire ne me joue pas de tour en ce moment, j’ai dans l’idée que vous m’avez alors refusé toute explication et que vous avez demandé à mon amour une soumission humiliante que je n’étais pas disposé à accorder.
– Je désirais mettre à l’épreuve votre amour, et il ne l’a pas supportée. Vous me disiez toujours que vous ne respiriez que pour moi, que pour m’aimer.
– Et pour vous prouver cette passion, vous me demandiez de forfaire à mon honneur, dit-il – son calme paraissait l’abandonner, sa raideur semblait diminuer ; vous vouliez que comme un esclave muet et soumis, j’acceptasse sans une question, sans un murmure toutes les actions de ma femme. Mon cœur débordant de tendresse, je vous demandais une explication – je l’attendais, je ne doutais point de vous –, plein d’espoir. Si vous m’aviez dit un seul mot, de vous, j’aurais accepté toute raison, et j’y aurais cru. Vous m’avez laissé sans une parole d’explication en dehors de la simple confession de faits hideux ; fièrement vous êtes retournée chez votre frère, et vous m’avez laissé seul… pendant des semaines… ne sachant pas en qui croire, depuis que j’avais vu se briser à mes pieds la châsse qui contenait mon unique illusion.
Elle ne pouvait plus se plaindre qu’il fût insensible et froid ! l’intensité de sa passion, qu’il contenait au prix d’efforts surhumains, faisait trembler sa voix.
– Ah ! la folie de mon orgueil ! dit-elle avec tristesse, à peine étais-je partie que je me repentais déjà. Mais lorsque je revins, je vous trouvai, oh ! si changé, vous portiez déjà le masque de cette indifférence somnolente que jamais vous n’avez déposé… jusqu’à cet instant.
Elle était si près de lui que les mèches flottantes de ses cheveux lui caressaient les joues, ses yeux brillant de larmes l’affolaient, sa voix musicale lui mettait du feu au cœur. Mais il ne voulait pas s’abandonner au charme magique de cette femme qu’il avait si profondément aimée, et aux mains de laquelle son orgueil avait tant souffert. Il ferma les yeux pour fuir la vision délicieuse de ce ravissant visage, de ces épaules de neige, de cette silhouette gracieuse autour de laquelle la lueur rosée de l’aurore commençait à planer en se jouant.
– Non, madame, ce n’est pas un masque, dit-il, aussi froid que glace, je vous ai juré… un jour, que ma vie vous appartenait. Pendant des mois elle a été votre jouet… elle a rempli son but.
Maintenant elle savait que cette froideur même était une attitude affectée. Les ennuis, les chagrins qu’elle venait de traverser durant la nuit, lui revinrent tout à coup à l’esprit, mais cette fois sans amertume, plutôt avec cette impression que cet homme qui l’aimait l’aiderait à supporter son fardeau.
– Sir Percy, hasarda-t-elle sans réfléchir, Dieu sait la peine que vous avez prise pour me rendre difficile à remplir la tâche que je m’étais imposée. Vous venez de parler de mon humeur ; eh bien ! c’est ainsi que nous l’appellerons si vous voulez ; je désirais m’entretenir avec vous… parce que… parce que j’avais des ennuis… et que j’avais besoin… de votre sympathie.
– Elle est à vos ordres, madame.
– Oh ! quelle froideur ! soupira-t-elle. Vraiment c’est à peine si je puis croire qu’il y a quelques mois seulement une seule larme dans mes yeux vous eût rendu fou. Et maintenant que je viens à vous… le cœur à demi brisé… et… et…
– Je vous en supplie, madame, s’écria-t-il, et sa voix tremblait presque autant que celle de Marguerite, en quoi puis-je vous être utile ?
– Percy ! Armand est en danger de mort. Une lettre… irréfléchie, violente, comme toutes ses actions, écrite par lui à Sir Andrew Ffoulkes est tombée entre les mains d’un fanatique. Armand est compromis sans espoir… demain il sera peut-être arrêté. Et ensuite la guillotine… à moins… à moins… oh ! c’est horrible ! dit-elle, avec un gémissement d’angoisse, tandis que les événements de la nuit lui revenaient en foule à la mémoire ; c’est horrible !… et vous ne me comprenez pas… vous ne pouvez pas me comprendre… et je n’ai personne vers qui je puisse me tourner… pour demander aide… ou simplement réconfort…
Les larmes ne voulaient plus se laisser contenir. Toutes ces émotions, ces luttes, l’horrible incertitude sur le sort d’Armand l’étouffaient. Elle chancela, prête à défaillir et s’appuyant sur la balustrade de pierre, elle enfouit son visage dans ses mains, et pleura amèrement.
En entendant prononcer le nom d’Armand et en apprenant le danger dans lequel il était, le visage de Sir Percy pâlit légèrement ; l’air de détermination et de volonté s’accentua dans ses traits. Malgré tout, il ne dit rien, regarda la jeune femme dont les épaules étaient secouées de sanglots, la contempla jusqu’à ce que sans y penser son expression s’adoucit et que quelque chose comme une larme semblât briller dans ses yeux.
– C’est ainsi, fit-il avec une ironie amère, le chien sanguinaire de la révolution se retourne contre ceux mêmes qui l’ont nourri de leurs mains… Morbleu, madame, ajouta-t-il avec beaucoup de douceur tandis que Marguerite continuait à sangloter nerveusement, voulez-vous sécher vos larmes ? jamais je n’ai pu voir pleurer une jolie femme, et je…
Instinctivement, en voyant son impuissance et son chagrin, avec un élan de passion indomptable, il lui tendit les mains et il l’aurait prise dans ses bras, attirée à lui, et protégée contre tous les démons au prix de sa vie, et de tout son sang… Mais encore cette fois l’orgueil l’emporta dans la lutte ; Blakeney se contint au prix d’un effroyable effort de volonté, et dit froidement, bien qu’avec beaucoup de bonté :
– Voulez-vous vous tourner vers moi, madame, et me dire en quelle façon je puis avoir l’honneur de vous servir ?
Elle rassembla ses forces pour retrouver la maîtrise d’elle-même, et retournant vers son mari son visage baigné de larmes, elle lui tendit la main, qu’il baisa avec la même galanterie impeccable ; mais cette fois, les doigts de Marguerite restèrent dans la main de son mari une seconde ou deux de plus qu’il n’était absolument nécessaire, et cela, parce qu’elle avait senti que cette main était brûlante et tremblait légèrement, tandis que les lèvres qui la baisaient étaient aussi froides que le marbre.
– Pouvez-vous faire quelque chose pour Armand ? demanda-t-elle simplement, et avec beaucoup de douceur. Vous avez tant d’influence à la Cour… tant d’amis…
– Non, madame, ne rechercheriez-vous pas plutôt l’influence de votre ami, M. Chauvelin ? La sienne s’étend même, si je ne m’abuse, jusqu’au gouvernement de la République française.
– Je puis pas le lui demander, Percy… Oh ! je voudrais oser vous l’avouer… mais… mais… il a mis la tête de mon frère à un prix, que…
Elle aurait donné des mondes pour se sentir le courage de lui dire tout ce qu’elle avait fait pendant la nuit, ce qu’elle avait souffert, et quel horrible marché on lui avait proposé. Mais elle n’osa pas s’abandonner à ce mouvement… pas maintenant qu’elle commençait à sentir qu’il l’aimait encore, quand elle espérait pouvoir le reconquérir. Elle n’osait plus lui faire sa confession. Après tout il ne la comprendrait peut-être pas ; il ne partagerait peut-être pas ses luttes et ses défaillances. Son amour encore à demi éveillé se rendormirait d’un sommeil de mort.
Peut-être Blakeney comprenait-il ce qui se passait dans l’esprit de sa femme. Son attitude tout entière indiquait un désir intense – presque suppliant – de cet aveu qu’un orgueil insensé retenait. Lorsqu’elle resta silencieuse, il lui dit avec une indifférence étudiée :
– Ma foi, madame, puisque cela vous désespère, nous n’en parlerons pas… Quant à Armand, je vous prie de n’avoir aucune crainte, je vous donne ma parole qu’il sera sauvé. Et maintenant me permettez-vous de me retirer ? L’heure s’avance et…
– Vous voudrez enfin accepter ma reconnaissance ? dit-elle d’une voix nuancée de tendresse en se rapprochant de lui.
S’il ne se fût reconquis rapidement, il l’eût prise dans ses bras et eût séché de ses baisers les larmes qui baignaient les yeux de Marguerite ; mais une fois naguère elle l’avait leurré de cette même façon, puis l’avait rejeté comme un gant défraîchi. Il pensa que ce n’était qu’une boutade passagère, un caprice, et il était trop fier pour céder à nouveau.
– Il est trop tôt pour cela, madame ! dit-il tranquillement, je n’ai rien fait jusqu’ici. L’heure s’avance et vous devez être fatiguée. Vos femmes doivent vous attendre en haut.
Il se recula d’un pas pour la laisser passer. Elle poussa un profond soupir de désappointement. Sa séduction et l’amour-propre de son mari étaient entrés en conflit direct, et c’était l’amour-propre qui était resté vainqueur. Peut-être venait-elle de se tromper après tout : ce que dans les yeux de Sir Percy elle avait pris pour l’éclair de l’amour, n’avait-il été qu’un orgueil passionné, ou bien, qui sait, la haine au lieu de l’amour ? Elle s’arrêta un instant à le regarder : il était aussi raide, aussi impassible qu’avant. L’aube grise cédait graduellement la place à la lueur rosée du soleil levant. Les oiseaux commençaient à gazouiller ; la nature s’éveillait en souriant en joyeuse bienvenue à la douceur de cet admirable matin d’octobre.
Seuls au milieu de toute cette harmonie ces deux cœurs ne vibraient pas à l’unisson ; une barrière s’élevait entre eux, infranchissable, solide, construite de deux côtés par l’amour-propre et que ni l’un ni l’autre ne se souciait d’être le premier à démolir.
Il avait incliné sa haute silhouette pour lui faire un salut profond et cérémonieux, quand enfin, avec un autre soupir amer, elle commença à monter les marches de la terrasse. Lorsqu’elle passa, une main appuyée sur la balustrade, les cheveux auréolés d’or par la lumière rose de l’aurore, qui faisait scintiller les rubis de son diadème et de ses bracelets, la longue traîne de sa robe bordée d’or balaya les feuilles mortes sur les degrés, en faisant un bruissement harmonieux. Elle atteignit la grande porte vitrée qui donnait accès à la maison. Avant d’entrer, elle s’arrêta pour jeter un coup d’œil sur Sir Percy, espérant, contre tout espoir, le voir lui tendre les bras et entendre sa voix la rappeler. Mais il n’avait pas bougé, sa silhouette robuste paraissait la personnification même de l’orgueil inflexible, de l’obstination farouche.
Des larmes brûlantes lui jaillirent des yeux, et comme elle ne voulait pas les lui laisser voir, elle fit un mouvement rapide, pénétra dans la maison, et monta aussi vite que possible à ses appartements.
Si, à ce moment, elle s’était retournée à nouveau, si elle avait regardé encore une fois de plus le jardin empourpré, ce qu’elle aurait vu lui aurait rendu ses souffrances faciles à supporter : elle eût aperçu un homme vigoureux, écrasé par sa passion et son désespoir. L’orgueil s’en était enfin allé, la fermeté s’était effondrée, la volonté était sans force. Ce n’était plus qu’un homme follement, aveuglément épris ; aussitôt que les bruits légers des pas de sa femme s’étaient éteints dans la maison, il s’agenouilla sur les marches de la terrasse, et dans la folie même de son amour, il baisa un à un les endroits où le petit pied avait posé et la balustrade de pierre où la main mignonne s’était appuyée.