L’exhérédé reconnaissant.
Il m’est échu un legs modeste, mais qui m’est plus agréable qu’un très ample. Pourquoi plus agréable qu’un très ample ? Pomponia Galla ayant déshérité son fils Asudius Curianus m’avait institué son héritier, et donné pour cohéritiers Sertorius Severus, l’ancien préteur, ainsi que quelques autres chevaliers romains distingués. Curianus me pressait de lui faire don de ma part et d’établir ainsi en sa faveur un jugement préalable ; mais en même temps, il me promettait, par une convention secrète de me laisser intacte cette part. Je lui objectais que mon caractère répugnait à agir ouvertement d’une façon et en secret d’une autre, qu’en outre il n’était pas très correct de faire une donation à un homme riche et sans enfants, qu’en fin de compte il ne profiterait pas de cette donation, tandis qu’il profiterait d’un désistement, et que j’étais prêt à me désister, s’il était clair à mes yeux qu’il eût été déshérité injustement. « Je vous demande d’en être juge, me dit-il. » Après une courte hésitation : « Je le veux bien, dis-je, car je ne vois pas pourquoi j’aurais de moi moins bonne opinion que vous-même. Mais dès maintenant sachez bien que j’aurai le courage, si la loyauté l’exige, de prononcer en faveur de votre mère. » – « Comme vous voudrez, dit-il, car vous ne voudrez que ce qui sera juste. » Je m’adjoignis comme conseillers deux hommes qui jouissaient alors dans notre cité de la plus haute estime, Corellius et Frontinus. Assis entre eux deux je donnai audience à Curianus dans ma chambre. Il dit ce qui, à son avis, était en sa faveur. Je répliquai en peu de mots moi-même (car il n’y avait là personne pour défendre l’honneur de la défunte) ; puis je me retirai, et sur l’avis de mon conseil je dis : « Il semble Curianus, que votre mère a eu de justes motifs d’irritation contre vous. »
Peu après, il assigna les autres héritiers devant le tribunal des centumvirs, mais il ne me comprit pas dans l’assignation. Le jour du jugement approchait. Mes cohéritiers désiraient un arrangement et une transaction, non par manque de confiance dans leur cause, mais par crainte des circonstances d’alors. Ils redoutaient ce qu’ils avaient vu arriver à beaucoup d’autres, de sortir du tribunal des centumvirs, chargés d’une accusation capitale. Parmi eux en effet il y en avait plusieurs à qui on pouvait reprocher leur amitié avec Gratilla et Rusticus. Ils me prient d’entrer en pourparlers avec Curianus. Nous nous donnons rendez-vous dans le temple de la Concorde ; là je lui dis : « Si votre mère vous avait légué le quart de son héritage, auriez-vous lieu de vous plaindre ? Et si elle vous avait fait son unique héritier jusqu’au dernier sou, mais avait en même temps grevé sa succession de tant de legs, qu’il ne vous en serait pas resté plus du quart ? Vous devriez donc vous tenir pour satisfait, si, déshérité par votre mère, vous receviez néanmoins de ses héritiers le quart de sa succession, auquel je veux encore ajouter du mien. Vous savez que vous ne m’avez pas assigné, que deux ans se sont déjà passés et que j’ai pris possession de tout mon lot par droit d’usucapion. Mais pour vous rendre plus conciliant avec mes cohéritiers, pour que votre considération pour moi ne vous nuise en rien, je vous offre une somme égale pour ma part. » J’ai gagné à cette action non seulement la satisfaction du devoir accompli, mais encore de l’honneur. C’est donc ce Curianus qui m’a laissé un legs, rendant ainsi à mon désintéressement, digne, si je ne me flatte trop, des anciens, un éclatant hommage .
Je vous ai écrit tout cela, parce que j’ai coutume de m’entretenir avec vous comme avec moi-même de toutes mes joies et de toutes mes peines, ensuite parce que je trouve cruel, sachant votre grande affection pour moi, de vous frustrer d’un plaisir dont je jouis moi-même. Car ma sagesse ne va point jusqu’à ne compter pour rien, lorsque je crois avoir fait quelque bonne action, cette sorte de récompense qu’est l’approbation des gens de bien. Adieu.