Éloge de Titus Ariston
Voilà longtemps que je suis retenu à Rome, et hélas ! dans la plus vive inquiétude. Je suis bouleversé par la longue et persistante maladie de Titus Ariston, pour lequel j’ai une admiration et une tendresse extraordinaires. Rien ne peut rivaliser avec sa sagesse, son intégrité, son savoir ; aussi n’est-ce pas un homme, mais les lettres mêmes et toutes les nobles connaissances que je crois exposées en un seul homme au péril suprême. Quelle science chez lui et du droit public et du droit privé ! Que de faits, que d’exemples, quelle connaissance de l’antiquité il possède ! Quoi que vous désiriez apprendre, il peut vous l’enseigner ; pour moi du moins, c’est le trésor où je trouve tout ce qui me manque. Quelle confiance inspirent ses paroles ! Quelle autorité ! Quelle lenteur circonspecte et digne dans sa conversation ! Ne sait-il pas tout sur-le-champ ? Et pourtant il doute presque toujours, il hésite, partagé entre les raisons opposées que son intelligence vive et profonde, remontant à l’origine et aux sources mêmes, reprend et examine et pèse longuement. Vous vanterai-je aussi la frugalité de sa table, la modestie de son genre de vie ? Je me plais à retrouver dans sa chambre à coucher et dans son lit même comme une image de la simplicité antique. Il les rehausse par une grandeur d’âme, qui n’accorde rien à l’ostentation, qui ne vise qu’à satisfaire sa conscience, et qui n’attend point la récompense d’une belle action de la voix populaire, mais de l’action elle-même. Bref il n’y a pas de comparaison possible entre ce sage et l’un quelconque de ces philosophes qui affichent dans leur extérieur leurs prétentions à la sagesse. Il ne court ni les gymnases ni les portiques , il n’amuse ni l’oisiveté des autres ni la science par d’interminables controverses, mais le barreau, les affaires publiques l’occupent tout entier, tandis qu’il prodigue aux uns son assistance en justice, aux autres plus nombreux encore ses consultations. Et pourtant il ne le cède à aucun de ces prétendus sages pour l’honnêteté, le dévouement à ses amis, la justice, et même la force d’âme. Vous admireriez, si vous en étiez témoin, avec quelle patience il supporte cette maladie même, comment il triomphe de la douleur, comment il résiste à la soif, comment sans bouger dans son lit et sans se découvrir, il endure les accès d’une fièvre incroyable. Dernièrement il me fit appeler avec quelques-uns de ses plus intimes amis, et nous pria de demander aux médecins ce qu’ils pensaient de l’issue de sa maladie, pour se résoudre à quitter la vie volontairement, si son mal était incurable, ou à le supporter et attendre la guérison, s’il n’était que long et pénible : il devait, disait-il accorder aux prières de sa femme, accorder aux larmes de sa fille et à nous-mêmes, ses amis, de ne pas trahir nos espérances, pourvu qu’elles ne fussent pas vaines, par une mort volontaire. Rien de plus difficile, à mon gré, rien de plus digne d’éloges. Car courir au-devant de la mort d’un mouvement irraisonné et instinctif est le fait de beaucoup de gens, mais examiner et peser les motifs de sa décision, et n’obéir qu’à la raison pour prendre ou quitter la résolution de vivre ou de mourir, n’est le partage que des grandes âmes.
Sans doute les médecins nous promettent un dénouement favorable, souhaitons que les dieux confirment leurs promesses et me délivrent enfin de cette cruelle inquiétude ; quand j’en serai soulagé, je regagnerai ma villa des Laurentes, c’est-à-dire mes livres, mes tablettes, et mes loisirs studieux. Pour le moment je n’ai ni le temps, ni le goût de lire ou d’écrire passant mes jours soit auprès de mon ami, soit dans l’anxiété. Vous voilà informé de mes alarmes, de mes vœux, et même de mes projets pour l’avenir. Apprenez-moi, à votre tour, mais par des lettres plus gaies, ce que vous avez fait, ce que vous faites, ce que vous vous proposez de faire. Ce ne sera pas un faible soulagement à mon cœur troublé, de savoir que vous n’avez aucun sujet de plainte. Adieu.