IX. – C. Pline salue son cher Cornelius Ursus

Le procès de Junius Bassus.

Ces jours derniers a été jugé le procès de Julius Bassus  ; c’est un homme célèbre par ses épreuves et par ses malheurs. Il fut accusé sous Vespasien par deux particuliers ; renvoyé devant le sénat, son affaire y resta longtemps en suspens ; il a été enfin absous et pleinement mis hors de cause.

Il craignit Titus, à titre d’ami de Domitien, et Domitien le bannit ; rappelé par Nerva, il obtint du sort la Bithynie et en revint accusé ; il fut aussi violemment poursuivi que fidèlement défendu. Les juges varièrent d’avis, la majorité cependant adopta celui qui parut le plus doux. Contre lui parla Pomponius Rufus, avec sa facilité et sa véhémence ordinaires. Après Rufus, vint Theophanes, l’un des députés, le brandon et l’instigateur de l’accusation. Je répondis, car Bassus m’avait chargé de jeter les fondements de toute sa défense, d’exposer ses titres à la considération, qui provenant soit de sa haute naissance, soit de ses dangers mêmes, offraient une ample matière, de dévoiler la conspiration des délateurs, qui en faisaient leur gagne-pain, d’expliquer les motifs pour lesquels il s’était exposé à la haine des gens les plus factieux et en particulier de Theophanes lui-même. C’est à moi encore qu’il avait demandé de réfuter l’accusation la plus grave pour lui. Car pour les autres griefs, quoique plus sérieux en apparence, il méritait non seulement d’être acquitté, mais même félicité. La charge la plus forte contre lui, c’était qu’en toute simplicité et sans prendre garde, il avait accepté, à titre d’ami, quelques dons de certains habitants de sa province, car il avait déjà été questeur dans cette même province. Voilà ce que ses accusateurs appelaient des larcins et des rapines, et lui des présents.

Mais la loi interdit d’accepter même des présents. Que pouvais-je faire là ? Quel système de défense adopter ? Nier ? Je craignais de donner l’apparence d’un vol réel à un acte que je n’osais avouer ; de plus, contester un fait manifeste, c’était augmenter la faute, loin de l’amoindrir, surtout que l’accusé lui-même n’en avait pas laissé la liberté aux avocats. Il avait dit en effet à beaucoup de gens et même au prince qu’il avait reçu de menus présents seulement à son anniversaire et aux saturnales et que la plupart du temps il en avait renvoyé lui aussi. Devais-je demander l’indulgence ? C’était égorger mon client, en reconnaissant qu’il était coupable au point de ne pouvoir espérer de salut que de la clémence ; fallait-il soutenir que son action était innocente ? Sans lui être utile, je passais pour un homme impudent. Dans cet embarras, je me décidai à chercher un moyen terme, et je crois l’avoir trouvé.

La nuit, comme elle fait pour les combats, interrompit ma plaidoirie. J’avais parlé pendant trois heures et demie, il me restait une heure et demie, car la loi accordant six heures à l’accusateur, et neuf à l’accusé, celui-ci avait réparti le temps entre moi et l’avocat qui devait plaider après moi, de façon que je disposais de cinq heures, lui du reste. Pour moi le succès de ma plaidoirie me conseillait de me taire et de terminer. Il est téméraire en effet de ne pas savoir se contenter d’un heureux résultat. De plus je craignais que les forces ne me fissent défaut, si je renouvelais mon effort, car il est plus difficile de le reprendre que de le poursuivre. Je courais encore le risque de refroidir le reste de mon plaidoyer par une interruption, et de lasser par une reprise. Si en effet une torche continuellement agitée reste bien enflammée, mais une fois abandonnée, se rallume difficilement, ainsi la chaleur de l’orateur et l’attention des auditeurs se soutiennent par la continuité, tandis que la remise et la détente les énervent. Mais Bassus me priait et, presque les larmes aux yeux, me suppliait d’employer tout mon temps. Je cédai, faisant passer son intérêt avant le mien ; tout alla bien ; je trouvai l’attention des sénateurs si éveillée, si fraîche, qu’ils semblaient plutôt stimulés que lassés par une première plaidoirie.

Lucceius Albinus parla après moi, avec tant d’habileté, que nos discours offraient la variété de deux plaidoiries et l’enchaînement d’une seule. Herennius Pollion répondit avec force et vigueur, puis Theophanes revint à la charge. Il se conduisit cette fois encore, comme toujours, avec la dernière impudence, en osant, après deux avocats et consulaires et éloquents, réclamer son temps de parole et même en user largement. Il parla jusqu’à la nuit et même on dut apporter des lampes. Le lendemain Homullus et Fronton prononcèrent pour Bassus des plaidoiries admirables ; le quatrième jour fut occupé par l’examen des preuves.

Bebius Macer, consul désigné, déclara que Bassus était coupable en vertu de la loi de restitution, Cepio Hispo qu’il devait conserver son rang de sénateur et être renvoyé devant la commission. Tous deux avaient raison. Comment, direz-vous, pouvaient-ils avoir raison tous les deux, alors que leurs avis étaient si opposés ? Eh bien, parce que pour Macer, qui s’en tenait à la lettre de la loi, il était logique de condamner celui qui avait reçu des présents, en violation de la loi ; quant à Cepio, qui reconnaissait au Sénat le droit, qu’il a en effet, d’adoucir et d’élargir la loi, il excusait non sans raison un acte interdit sans doute, mais non sans exemple. L’avis de Cepio l’emporta, et même on l’acclama, quand il se levait pour opiner, ce qui n’a lieu d’ordinaire qu’au moment où on se rassoit. Jugez par là des applaudissements qui accueillirent sa déclaration, alors qu’elle en recueillit d’aussi vifs avant même d’être faite. Il reste pourtant dans la population comme au sénat deux partis qui se partagent l’opinion. Les uns se rangeant à l’avis de Cepio, accusent Macer de raideur et de dureté ; les autres, approuvant Macer, reprochent à Cepio de donner dans le relâchement et même de manquer de logique ; car il n’est pas logique, disent-ils, de maintenir au rang de sénateur celui que l’on a renvoyé devant la commission. Il y eut même un troisième avis : Valérius Paulinus adopta celui de Cepio en y ajoutant ceci, qu’une information serait ouverte contre Theophanes, quand il aurait rendu ses comptes, après sa mission. Il lui reprochait d’avoir lui-même, au cours de l’accusation, violé plusieurs fois la loi même, qu’il avait invoquée contre Bassus. Mais les consuls ne donnèrent pas suite à cette proposition, quoique la plus grande partie du sénat l’approuvât vivement. Paulinus y a gagné une réputation de justice et de courage. La séance du sénat terminée, Bassus fut accueilli par une foule énorme, au milieu des acclamations et de la joie. Ce qui avait éveillé l’intérêt en sa faveur, c’était le souvenir de ses anciennes disgrâces que le procès avait rappelées, un nom fameux par les épreuves, la tristesse et le deuil d’un vieillard, d’ailleurs imposant par sa haute taille. Recevez ce message avant-coureur, et attendez le discours gonflé et lourd ; vous l’attendrez longtemps, car je ne veux mettre ni légèreté ni hâte à reviser un travail de cette importance. Adieu.

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