L’oraison funèbre d’un enfant.
Je vous le dis souvent : Regulus a de la volonté. Il obtient des résultats merveilleux, quand il se donne à une affaire. Il s’est mis en tête de pleurer son fils, il le fait comme personne. Il s’est mis en tête d’avoir de lui des statues, des portraits, il occupe tous les ateliers de ce travail ; couleurs, cire, bronze, argent, or, ivoire, marbre, tout est mis en œuvre pour le représenter. Il se fait même auteur et récemment, devant un nombreux auditoire, il a lu une biographie de son fils, une biographie d’un enfant, mais il l’a lue quand même. Il l’a reproduite en mille exemplaires et l’a répandue dans toute l’Italie, dans toutes les provinces. Il a écrit officiellement aux décurions de choisir parmi eux celui qui a la voix la plus belle, pour la lire au peuple ; c’est fait.
Cette volonté, ou de quelque nom qu’on l’appelle, cette opiniâtreté à atteindre son but, que de bien elle eût pu accomplir, s’il l’avait tournée vers des fins meilleures. Malheureusement les bons ont toujours moins de volonté que les méchants, et comme l’ignorance rend hardi, et la réflexion timide , ainsi pour les âmes honnêtes la circonspection est de la faiblesse et pour les cœurs pervers l’audace une force nouvelle. Témoin Regulus. Des poumons délicats, un air embarrassé, la voix hésitante, aucun à propos, nulle mémoire, rien enfin qu’un esprit mal équilibré, et cependant à force d’effronterie et grâce à cette extravagance même il est parvenu à passer aux yeux de bien des gens pour un orateur. Aussi Herennius Senecio lui applique-t-il avec une adresse infinie la fameuse définition que Caton a donnée de l’orateur, mais en la retournant : « l’orateur est un méchant homme qui ignore l’art de la parole. » Vraiment Caton lui-même n’a pas mieux défini le véritable orateur que Senecio n’a caractérisé Regulus.
Avez-vous de quoi payer cette lettre de retour ? Sans aucun doute, si vous m’écrivez que dans votre ville quelqu’un de mes amis, vous-même peut-être, a lu cette complainte de Regulus, à la manière d’un charlatan, sur la place publique, « en criant, selon l’expression de Démosthène, d’une voix aussi joyeuse que puissante ». Car elle est d’une telle ineptie, qu’elle doit plutôt exciter le rire que les larmes ; on la croirait composée non sur un enfant, mais par un enfant. Adieu.