IX. – C. Pline salue son cher Cornelius Minicianus

Compte-rendu du second procès des habitants de la Bétique.

Je peux enfin vous donner ici le détail de toute la peine que m’a coûté l’affaire de la province de Bétique. Car elle était multiple, aussi les plaidoiries furent-elles nombreuses et diverses. Pourquoi cette diversité, pourquoi plusieurs plaidoiries ? Cecilius Classicus, homme vil et ouvertement pervers, y avait exercé le proconsulat avec autant de cruauté que d’avidité la même année que Marius Priscus l’exerçait en Afrique. Or, Priscus était originaire de la Bétique et Classicus de l’Afrique. D’où ce mot que colportaient les habitants de la Bétique (car souvent la douleur même donne de l’esprit) et qui n’était pas sans saveur : « J’ai prêté la peste, on m’a rendu la peste. » Mais Marius fut poursuivi publiquement par une seule ville et par de nombreux particuliers, tandis que toute une province fondit sur Classicus. Il prévint le procès par une mort fortuite ou volontaire, car cette mort, malgré un mauvais renom, laisse cependant des doutes. Si en effet il paraît vraisemblable qu’il ait voulu quitter la vie, devant l’impossibilité de se justifier, on s’étonne d’autre part qu’il ait cherché à éviter par la mort la honte d’une condamnation, puisqu’il n’avait pas eu honte de commettre des actes condamnables.

La Bétique n’en persistait pas moins à le mettre en accusation, même après sa mort. La loi avait prévu le cas ; mais elle était tombée en désuétude ; on la restaura alors après un long abandon. Les peuples de la Bétique allèrent plus loin : ils accusèrent en même temps que Classicus ses complices et ses agents, et réclamèrent une instruction distincte contre chacun d’eux.

Je plaidais pour la Bétique et j’avais à mes côtés Lucceius Albinus, orateur à la parole abondante et fleurie ; nous étions déjà liés d’une amitié mutuelle ; cette mission partagée a rendu plus vive encore mon affection pour lui. La gloire, il est vrai, surtout celle qui tient aux lettres, a quelque chose d’égoïste ; entre nous cependant nulle rivalité, nulle jalousie, mais tous deux liés au même joug nous mettions nos efforts au service non de notre amour propre, mais de notre cause. Son importance et son succès nous ont paru exiger que nous n’assumions pas un tel fardeau chacun en un seul plaidoyer. Nous craignions que le temps, que la voix, que les forces ne nous fissent défaut, si nous voulions rassembler, comme en un seul faisceau, tant d’accusations, tant de prévenus ; que l’attention des juges ne vînt à être lassée et même brouillée par cette foule de noms et de causes ; et puis, que le crédit de chaque accusé s’ajoutant et s’associant à celui des autres, chacun ne bénéficiât des forces de tous ; enfin, que le plus puissant ne livrât le plus faible, comme victime expiatoire, et ne se sauvât en sacrifiant les autres. En effet, la faveur et la brigue ne triomphent jamais mieux que lorsqu’elles peuvent s’abriter sous le masque de la sévérité : nous avions présent à l’esprit l’exemple fameux de Sertorius qui invita le plus vigoureux et le plus faible des soldats à arracher la queue d’un cheval… Vous savez le reste. Nous aussi nous pensions que nous ne viendrions à bout d’une troupe si nombreuse d’accusés, qu’en les attaquant l’un après l’autre. Nous avons jugé bon d’établir d’abord la culpabilité de leur chef Classicus. C’était la meilleure préparation à l’accusation de ses complices et de ses agents, car complices et agents ne pouvaient être convaincus d’un crime dont, lui, il aurait été innocent. Nous en avons tout de suite adjoint deux à Classicus, Bebius Probus et Fabius Hispanus, l’un et l’autre puissants par leur influence, Hispanus même par son talent oratoire. L’affaire de Classicus fut expédiée brièvement et sans peine. Il avait laissé un mémoire écrit de sa propre main, relatant les sommes, qu’il avait reçues pour chaque motif, pour chaque procès. Il avait même adressé à Rome, à une petite amie, des lettres pleines de vantardises et de fanfaronnades telles que : « Triomphe ! triomphe ! libéré de mes dettes j’accours auprès de toi ; j’ai dès maintenant ramassé quatre millions de sesterces par la vente d’une partie des habitants de la Bétique. »

Le cas d’Hispanus et de Probus nous a coûté beaucoup de sueur ; avant d’aborder leur accusation, j’ai cru nécessaire de m’appliquer à établir que l’exécution d’un ordre était un crime ; car sans cela, il aurait été vain de prouver qu’il y avait eu des exécuteurs. D’ailleurs leur système de défense ne consistait pas à nier, mais à invoquer l’excuse de la contrainte : ils étaient des provinciaux et obligés de céder par crainte à toute injonction des proconsuls. Claudius Restitutus, qui me répondit, et qui a la pratique du barreau, l’esprit vif, toujours prêt à la riposte, déclare volontiers que jamais il ne fut si troublé ni si déconcerté que lorsqu’il se vit d’avance enlever et arracher les armes dans lesquelles il mettait toute sa confiance.

Voici le succès de notre tactique : le sénat décida que les biens possédés par Classicus avant son gouvernement seraient séparés des autres ; et que les premiers seraient laissés à sa fille, les autres rendus aux peuples dépouillés. De plus les sommes qu’il avait payées à ses créanciers seraient restituées ; Hispanus et Probus furent exilés pour cinq ans ; tant on reconnut de gravité à des faits dont on se demandait d’abord s’ils étaient réellement coupables.

Peu de jours après ce furent Clavius Fuscus, gendre de Classicus, et Stilonius Priscus, tribun de cohorte sous Classicus, que nous accusâmes avec un succès inégal : Priscus se vit interdire l’Italie pour deux ans, Fuscus fut absous.

Dans la troisième audience nous avons jugé préférable de réunir plusieurs accusés, afin d’éviter qu’une durée excessive des débats ne produisît un peu de lassitude et d’ennui chez les juges et que leur rigueur n’en fût énervée. Il ne restait d’ailleurs que des accusés de moindre importance, réservés à dessein pour ce moment, à l’exception toutefois de la femme de Classicus, contre laquelle on avait assez d’indices pour la soupçonner, mais pas assez de preuves pour la convaincre. Quant à sa fille, qui se trouvait aussi parmi les accusés, les soupçons mêmes étaient sans fondement. Aussi, quand, au terme de cette audience, j’en vins à son nom (comme il n’y avait plus lieu de craindre à la fin des débats comme au début de diminuer par là le poids de toute l’accusation) je crus de mon devoir de ne pas opprimer l’innocence et je le déclarai librement et sur tous les tons. Tantôt j’interrogeais les députés : m’avaient-ils apporté un fait qu’ils pussent se promettre de prouver contre elle ? tantôt je demandais conseil au sénat : pensait-il que je dusse, si j’avais quelque talent d’orateur, en menacer comme d’un poignard la gorge d’une innocente ? Je terminai toute la tirade par cette conclusion : « On dira peut-être : vous vous érigez donc en juge ? Non vraiment, je ne juge pas, mais je n’oublie pas que j’ai été choisi parmi des juges pour remplir le rôle d’avocat. »

Telle a été la fin de cette vaste affaire : quelques acquittements, un plus grand nombre de condamnations, même quelques exils, les uns temporaires, les autres à perpétuité. Le même sénatus-consulte a pleinement rendu hommage à notre zèle, à notre conscience, à notre fermeté, seul prix digne et juste pour une si lourde tâche. Vous pouvez vous imaginer notre fatigue, après tant de plaidoiries, tant de discussions, tant de témoins à interroger, à encourager, à réfuter. Représentez-vous d’autre part la difficulté et l’ennui de résister à toutes les sollicitations secrètes des amis des accusés, de lutter contre leur opposition déclarée. Je veux vous citer une seule de mes répliques. Quelques-uns des juges eux-mêmes se récriaient contre moi en faveur d’un accusé fort en crédit : « Son innocence, m’écriai-je, ne sera pas diminuée, si je dis tout. »

Imaginez d’après cet exemple quels combats, quelles inimitiés même j’ai dû affronter ; mais pour peu de temps, car la droiture blesse sur le moment ceux à qui elle résiste, mais ensuite elle recueille leur respect et leurs louanges. Je ne pouvais mieux vous rendre toute cette affaire présente.

Vous direz : « Elle n’en valait pas la peine ; qu’ai-je besoin d’une si longue lettre ? » Alors ne me demandez pas sans cesse ce qui se passe à Rome ; et souvenez-vous qu’une lettre n’est pas longue, lorsqu’elle embrasse tant de journées, tant d’audiences, tant d’accusés et de causes enfin. Je crois vous avoir rapporté tout cela avec autant de brièveté que d’exactitude.

J’ai dit trop vite : « Avec exactitude », car il me revient une circonstance que j’ai omise ; c’est un peu tard, cependant même hors de sa place, vous l’aurez. Homère en use ainsi et beaucoup d’autres à son exemple ; c’est du reste fort beau ; quant à moi je n’y ai pas mis cette adroite intention ; l’un des témoins, ou mécontent d’avoir été cité malgré lui, ou suborné par quelque prévenu, afin de désarmer l’accusation, se porta partie contre Norbanus Licinianus, l’un des députés de la province et commissaire enquêteur, prétendant que dans l’affaire de Casta (c’était la femme de Classicus) il s’était laissé acheter. La loi veut que l’on termine l’accusation principale avant de poursuivre la prévarication, parce que les débats mêmes de l’accusation sont le meilleur moyen d’apprécier la bonne foi de l’accusateur. Et pourtant Norbanus n’a été garanti ni par les dispositions de la loi, ni par son titre de député, ni par sa fonction de commissaire ; tant était violente l’indignation qu’avait allumée cet homme, un vrai scélérat d’ailleurs, qui avait profité des temps de Domitien ainsi que beaucoup d’autres, et avait été choisi par sa province comme commissaire non pour son honnêteté et sa conscience, mais à cause de sa haine contre Classicus, qui l’avait banni. Il demandait qu’on lui accordât un délai et que les chefs d’accusation lui fussent communiqués. Il n’obtint ni l’un ni l’autre et fut obligé de répondre sur-le-champ ; il répondit ; son naturel méchant et pervers m’amène à douter, s’il le fit avec audace ou avec fermeté, mais il est certain que ce fut avec une grande présence d’esprit. On lui reprocha beaucoup de faits qui lui nuisirent plus que la prévarication, et même deux consulaires, Pomponius Rufus et Libo Frugi l’accablèrent en venant témoigner que sous Domitien il avait soutenu en justice les accusateurs de Salvus Liberalis. Il fut condamné et relégué dans une île. Aussi dans mon accusation contre Casta, ai-je insisté principalement sur le fait que son accusateur avait succombé sous l’accusation de prévarication ; mais j’ai insisté vainement ; car on vit une chose contradictoire et extraordinaire, l’accusateur fut condamné pour prévarication, et l’accusée absoute. Vous désirez connaître ma conduite dans cette conjoncture ? Je représentai au sénat que Norbanus seul m’avait fourni tous mes documents sur l’affaire de la province, et que je devais reprendre l’instruction à fond, si lui était reconnu prévaricateur ; par conséquent, pendant toute la durée de son procès, je demeurai tranquille. Après cela, Norbanus continua d’assister à toutes les séances et conserva jusqu’à la fin ou la même fermeté ou la même audace.

Je me demande si je ne commets pas encore quelque omission ; justement, j’allais en commettre une nouvelle. Le dernier jour, Salvius Liberalis se fâcha vivement contre tous les autres députés, leur reprochant de n’avoir pas poursuivi tous les accusés que la province leur avait désignés et, comme il a du feu et de l’éloquence, il les mit dans l’embarras. J’ai défendu ces hommes pleins de dignité, et aussi de reconnaissance. Ils proclament qu’ils me doivent sûrement d’avoir échappé à cette terrible tempête.

Ce sera ici la fin de ma lettre, la fin pour tout de bon ; je n’ajouterai pas une syllabe, même si je m’aperçois encore de quelque oubli. Adieu.

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