La consultation.
Comme vous êtes fort savant aussi bien dans le droit privé que dans le droit public, dont fait partie le droit sénatorial, je désirerais apprendre surtout de vous si dernièrement je me suis trompé au sénat ou non ; ce n’est pas pour le passé – car il serait trop tard – mais pour l’avenir, si un cas semblable venait à se présenter, que je serais heureux d’être renseigné. Vous me direz : « Pourquoi demander ce que vous devriez savoir ? » La servitude des derniers temps a amené l’oubli et l’ignorance de beaucoup d’autres connaissances utiles et en particulier du droit sénatorial. Combien trouvera-t-on d’hommes assez patients pour se résoudre à apprendre ce qui ne doit leur être d’aucun usage ? Ajoutez qu’il est difficile de retenir ce qu’on a appris, si on ne le met pas en pratique. Aussi le retour de la liberté nous a trouvés novices et inexpérimentés ; séduits par sa douceur nous sommes forcés d’agir parfois avant de savoir. Les anciennes institutions voulaient que nos aînés nous apprissent non seulement par les oreilles, mais encore par les yeux, les règles que nous devions ensuite appliquer nous-mêmes et puis transmettre comme à tour de rôle à nos cadets. C’est pourquoi les jeunes gens étaient tout de suite initiés au service militaire, afin de s’habituer à commander en obéissant, et à marcher en tête à force de suivre ; c’est pourquoi ceux qui visaient aux honneurs se tenaient aux portes de la curie et assistaient en spectateurs au gouvernement de l’état avant d’y être acteurs. Chacun avait son père pour maître, et celui qui n’avait plus son père, en trouvait un parmi les plus illustres ou les plus anciens sénateurs. Quel était le pouvoir de ceux qui proposaient les affaires , le droit de ceux qui opinaient, l’autorité des magistrats, la liberté des autres citoyens, quand fallait-il céder, quand devait-on résister, dans quel cas se taire, combien de temps parler, comment séparer les parties contradictoires d’une proposition, comment ajouter à une proposition déjà faite, en un mot toutes les règles sénatoriales étaient apprises par l’exemple, le plus sûr de tous les maîtres. Nous, au contraire, nous avons bien passé une partie de notre jeunesse dans les camps, mais c’était au moment où le zèle était suspect, l’incapacité estimée, les chefs sans autorité, les soldats sans respect, le commandement nulle part, nulle part l’obéissance, le relâchement partout, partout le désordre et même la révolte, enfin toutes les disciplines bonnes à être oubliées plutôt que retenues. Nous avons contemplé aussi la curie, mais une curie tremblante et muette, car, dire ce que l’on pensait était périlleux, et dire ce que l’on ne pensait pas, misérable. Quelles leçons pouvait-on recevoir, quelle utilité de les avoir reçues, dans un temps où l’on ne demandait au sénat que le plus parfait désœuvrement ou les plus grands crimes, où il n’était maintenu que pour servir tantôt de jouet, tantôt de souffre-douleur, et où ses décisions n’étaient jamais sérieuses, mais souvent terribles. Ce sont les mêmes maux que, devenus sénateurs, devenus victimes à notre tour, nous avons vus et subis durant de longues années, et dont nos esprits ont été même pour l’avenir émoussés, brisés, écrasés. Depuis peu de temps – car le temps passe d’autant plus vite qu’il est plus heureux – nous désirons savoir ce que nous sommes, nous désirons pratiquer ce que nous savons.
J’ai donc bien le droit de vous demander d’abord d’excuser mon erreur, si erreur il y a, ensuite d’y appliquer le remède de votre science, qui s’est toujours préoccupée du droit public comme du droit privé, des usages anciens comme des nouveautés, des pratiques rares autant que des plus communes. De plus, je pense que ceux mêmes, à qui l’habitude de traiter des affaires variées ne permet de rien ignorer, risquent ou d’être peu instruits du genre de question que je vous soumets ou même de ne l’avoir jamais rencontré. Je suis donc plus excusable, si par hasard je me suis trompé, et vous êtes plus digne de louanges, si vous pouvez m’instruire même de ce qu’il n’est pas sûr que vous ayez appris.
On traitait l’affaire des affranchis du consul Afranius Dexter, dont on ne savait s’il avait péri de sa propre main ou de celle de ses gens, par un crime ou par un acte d’obéissance. L’un de nous (qui ? demandez-vous ; moi, mais peu importe) était d’avis de les renvoyer absous après la question, un autre de les reléguer dans une île, un autre de les punir de mort. Ces sentences étaient si différentes, qu’elles s’excluaient l’une l’autre. Qu’ont de commun en effet la mort et le bannissement ? Rien de plus, vraiment, que le bannissement et l’acquittement ; encore la proposition d’acquittement se rapproche plus du bannissement que de la mort (les deux premières en effet laissent la vie, la dernière l’ôte), et pourtant ceux qui punissaient de mort et ceux qui condamnaient au bannissement s’étaient groupés ensemble et, feignant un accord momentané, suspendaient pour un moment leur désaccord.
Moi je demandais que chacun des trois avis formât son groupe et que deux ne se réunissent pas à la faveur d’une courte trêve. J’exigeais donc que ceux qui opinaient pour la condamnation à la peine capitale se séparassent de ceux qui bannissaient, et que ces deux partis, tout prêts à se séparer ensuite, ne s’unissent pas momentanément contre les partisans de l’acquittement, parce qu’il importait fort peu s’ils s’entendaient sur un point, mais ne s’entendaient pas sur l’autre. Il me semblait en outre bien étrange que celui qui avait été d’avis de bannir les affranchis, de condamner à mort les esclaves eût été obligé de diviser sa proposition, tandis que celui qui punissait de mort les affranchis était réuni avec celui qui les bannissait. Car s’il fallait diviser l’avis d’une même personne, parce qu’il contenait deux parties, je ne comprenais pas comment on pouvait réunir les avis de deux groupes dont les propositions étaient si contraires. Mais, je vous prie, permettez-moi d’exposer les raisons de mon sentiment à votre barre, comme là-bas, après que l’affaire est terminée comme lorsqu’elle était intacte, et de vous présenter maintenant avec suite dans le loisir mes paroles d’alors qui furent hachées de mille interruptions.
Supposons que l’on eût nommé trois juges seulement pour cette affaire, que l’un demandât la mort des affranchis, le deuxième leur bannissement, le troisième leur acquittement. Les deux premiers avis, unissant leurs forces, supprimeront-ils le dernier, ou bien chacun des trois séparément sera-t-il aussi fort que les autres, sans qu’il soit possible de joindre plutôt le premier avec le second que le second avec le troisième ? Donc, dans le sénat aussi, il faut tenir pour contraire des avis que l’on y a donnés comme visant à des résultats opposés. Que si un seul et même opinant votait la mort et le bannissement, pourrait-on en vertu de cette unique sentence à la fois les mettre à mort et les bannir ? Regarderait-on enfin comme une sentence unique celle qui réunirait des alternatives si opposées ? Comment donc peut-on, quand l’un vote la mort, l’autre le bannissement, considérer comme une sentence unique, sous prétexte qu’elle est prononcée par deux opinions, une sentence qui ne paraîtrait pas unique, si elle était prononcée par un seul ?
Mais la loi ne vous enseigne-t-elle pas clairement que l’on doit séparer la sentence de mort de celle du bannissement, quand elle ordonne que, pour recueillir les votes, on se serve de ces termes : « Vous qui êtes de cet avis, rangez-vous de ce côté-ci ; vous qui êtes d’une opinion tout opposée, allez de ce côté-là, avec ceux de votre sentiment. » Examinez et pesez chaque mot : « Vous qui êtes de cet avis », c’est-à-dire, qui opinez pour le bannissement, « rangez-vous de ce côté-ci », c’est-à-dire du côté où est assis celui qui a opiné pour le bannissement. D’où il résulte clairement que ceux qui se décident pour la mort ne peuvent rester du même côté. « Vous qui êtes d’une opinion tout opposée », vous remarquez que la loi ne se contente pas de dire « opposée », mais ajoute « tout ». Peut-on douter qu’ils soient d’un sentiment tout opposé ceux qui veulent la mort et ceux qui veulent le bannissement ? « Allez de ce côté-là, avec ceux de votre opinion » ; n’est-il pas visible que la loi avec précision invite ceux qui sont d’avis différents à se ranger de côtés opposés, les y pousse, les y contraint ? Et le consul aussi n’indique-t-il pas à chacun, non seulement par une formule solennelle, mais encore de la main et du geste, où il doit rester, où il doit passer ?
Mais, dira-t-on, il arrivera que, si l’on sépare les sentences de mort et de bannissement, l’acquittement l’emporte. Quelle valeur a cette objection pour les opinants ? N’est-il pas certain que leur devoir ne consiste pas à mettre tout en œuvre, à user de tous les moyens pour écarter la décision la plus douce ? Il faut cependant, ajoute-t-on, que ceux qui condamnent à la peine capitale, et ceux qui bannissent soient d’abord confrontés avec ceux qui acquittent, et puis entre eux. Il en est donc comme dans certains spectacles où le tirage au sort sépare et réserve un concurrent pour lutter contre le vainqueur, ainsi dans le sénat il y a de premiers combats, de seconds et de deux avis celui qui l’emporte sur l’autre doit se mesurer avec un troisième qui l’attend. Mais, quand le premier avis est adopté, tous les autres ne tombent-ils pas d’eux-mêmes ? Comment donc peut-on ne pas donner un seul et même rang à des sentences, qui toutes doivent ensuite n’être comptées pour rien ? Je reprends plus clairement. Si, au moment même où celui qui opine pour le bannissement exprime son avis, ceux qui condamnent à mort ne se rangent pas aussitôt à l’avis contraire, c’est en vain qu’ensuite ils repousseront un parti auquel ils se seront associés peu avant. Mais quelle idée de m’ériger en maître, quand je désire apprendre si l’on devait diviser les avis ou voter après en avoir groupé deux ensemble chacun des trois séparément ?
J’ai obtenu ce que je réclamais ; mais je n’en demande pas moins si j’ai eu raison de le réclamer. Comment l’ai-je obtenu ? Celui qui proposait le dernier supplice, vaincu, je n’ose dire par la légalité de ma réclamation, mais certainement par son équité, a renoncé à son avis et s’est rangé du côté de celui qui concluait au bannissement, dans la crainte sans doute que, si l’on séparait les avis, ce qui sans cela paraissait inévitable, celui qui concluait à l’acquittement ne prévalût. Car cette sentence réunissait à elle seule beaucoup plus de partisans que chacune des deux autres. Alors ceux mêmes que son autorité entraînait, désemparés par ce revirement, renoncèrent à un avis que son auteur lui-même abandonnait et suivirent comme transfuge celui qu’ils suivaient comme chef. Ainsi les trois avis se réduisirent à deux et de ces deux le second l’a emporté, par l’exclusion du troisième, qui, ne pouvant triompher des deux réunis, a choisi celui auquel il céderait. Adieu.