XXXI. – C. PLINE SALUE SON CHER CORNÉLIANUS.

Les travaux d’un prince avec un de ses sujets.

Appelé en conseil par notre cher empereur à Centumcellae (c’est le nom du pays), j’y ai goûté le plus vif plaisir. Quelle joie en effet de voir de près la justice du prince, sa gravité, son affabilité, surtout dans une retraite où ces qualités se révèlent le mieux. On a jugé des procès variés, propres à prouver les capacités du juge en des sujets divers. On a entendu Claudius Ariston, le premier citoyen d’Éphèse, un homme bienfaisant et d’une popularité sans reproche, qui a excité l’envie et suscité un délateur poussé par les gens qui lui ressemblaient le moins ; aussi a-t-il été absous et vengé.

Le jour suivant on a jugé Gallitta accusée d’adultère. Elle était mariée avec un tribun militaire sur le point de briguer les charges publiques, et elle avait entaché son honneur et celui de son mari par son amour pour un centurion. Le mari en avait écrit au légat consulaire, et celui-ci à l’empereur. César après avoir recherché toutes les preuves, cassa le centurion et même l’exila. Il restait à punir la moitié du crime, qui ne peut exister sans deux coupables. Mais le mari dont la faiblesse n’allait pas sans blâme était retenu par l’amour de sa femme. Car même après avoir dénoncé l’adultère, il l’avait gardée chez lui, paraissant se contenter de l’éloignement de son rival. Invité à achever ses poursuites, il le fit à regret. Mais elle, de toute nécessité, devait être condamnée même malgré son accusateur. On la condamna et on la livra aux peines de la loi Julia ? César dans sa sentence nomma le centurion et rappela la discipline militaire, pour ne pas avoir l’air d’évoquer devant lui tous les procès de ce genre.

Le troisième jour on introduisit une affaire qui avait été l’objet des conversations et des bruits les plus divers, on s’occupa des codicilles de Julius Tiro, dont une partie était reconnue authentique, dont l’autre passait pour fausse. Les accusés étaient Sempronius Senecio, chevalier romain, et Eurythmus, affranchi et intendant de l’empereur. Les héritiers, comme César était en Dacie, lui avaient écrit une lettre commune pour lui demander de se réserver cette instruction. Il y avait consenti ; à son retour il avait fixé le jour des débats ; et, quelques, héritiers paraissant, par respect pour Eurythmus, passer sous silence l’accusation contre lui, il leur avait dit cette belle parole : « Lui n’est pas Polyclète, ni moi Néron. » Il avait pourtant accordé un délai aux accusateurs, et ce temps écoulé, il avait tenu l’audience. Du côté des héritiers deux seulement se présentèrent et demandèrent que tous les héritiers fussent obligés de soutenir l’accusation, puisque tous l’avaient intentée, ou qu’on leur permît à eux aussi de s’en désister. César tint un langage plein de dignité, plein de sagesse, et l’avocat de Sénécio et d’Eurythmus ayant dit que les accusés resteraient exposés aux soupçons, si on ne les entendait pas, « je ne me soucie pas si eux y seront exposés, mais moi j’y suis exposé ». Puis se tournant vers nous : « Examinez ce que je dois faire ; car ces gens-là veulent se plaindre de ce qu’on leur permet de n’être pas accusés. » Puis d’après l’avis du conseil il fit déclarer aux héritiers qu’ils devaient ou poursuivre tous le procès ou faire accepter chacun à part ses motifs de désistement ; sinon il les condamnerait comme calomniateurs.

Vous voyez quelles nobles, quelles graves journées ! suivies du reste des plus agréables délassements. Nous étions invités chaque jour au dîner de l’empereur, dîner très simple, pour un prince. Parfois nous assistions à des récréations, parfois la nuit s’avançait dans les plus charmants entretiens. Le dernier jour, au moment de notre départ, tant la bonté de César est attentive, il nous envoya de menus présents. Mais pour moi, autant que la gravité des jugements, que l’honneur d’être admis au conseil, que la douceur et la simplicité de l’accueil, le charme du paysage lui-même m’a enchanté.

La villa magnifique, entourée de campagnes verdoyantes, domine le rivage qui forme un golfe où l’on construit juste en ce moment un port. La jetée de gauche déjà bâtie est un ouvrage très solide, celle de droite est en construction. À l’entrée du port on élève une île artificielle, qui, opposant ses flancs aux flots poussés par le vent, doit les briser et offrir deux passages latéraux tout à fait sûrs pour les navires. Elle s’élève grâce à des travaux d’art qui méritent d’être vus ; d’énormes blocs y sont apportés par un large chaland ; ces blocs précipités dans l’eau les uns sur les autres, se fixent par leur propre masse, et peu à peu s’amoncellent en forme de digue. Déjà émerge et apparaît un dos de rochers sur lequel les vagues se jettent, se brisent et rejaillissent en un nuage d’écume ; elles s’y heurtent avec un grand fracas et le bordent d’une ceinture blanche. Plus tard on complètera l’enrochement avec des pierres qui à la longue donneront à l’ouvrage l’apparence d’une île naturelle. On appellera, on appelle déjà ce port du nom de son fondateur et il sera d’une grande utilité. Car cette côte qui n’offre sur une très longue étendue aucun abri jouira désormais de ce refuge. Adieu.

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