LA THÉORIE DE MAXWELL

C’est, on le sait, Maxwell qui a rattaché par un lien étroit deux parties de la physique, jusque-là complètement étrangères l’une à l’autre, l’optique et l’électricité. En se fondant ainsi dans un ensemble plus vaste, dans une harmonie supérieure, l’optique de Fresnel n’a pas cessé d’être vivante. Ses diverses parties subsistent, et leurs rapports mutuels sont toujours les mêmes. Seulement, le langage dont nous nous servons pour les exprimer a changé, et d’autre part, Maxwell nous a révélé d’autres rapports, jusqu’à lui insoupçonnés, entre les différentes parties de l’optique et le domaine de l’électricité.

La première fois qu’un lecteur français ouvre le livre de Maxwell, un sentiment de malaise, et souvent même de défiance se mêle d’abord à son admiration. Ce n’est qu’après un commerce prolongé et au prix de beaucoup d’efforts, que ce sentiment se dissipe. Quelques esprits éminents le conservent même toujours.

Pourquoi les idées du savant anglais ont-elles tant de peine à s’acclimater chez nous ? C’est sans doute que l’éducation reçue par la plupart des Français éclairés les dispose à goûter la précision et la logique avant toute autre qualité.

Les anciennes théories de la physique mathématique nous donnaient à cet égard une satisfaction complète. Tous nos maîtres, depuis Laplace jusqu’à Cauchy, ont procédé de la même manière. Partant d’hypothèses nettement énoncées ils en ont déduit toutes les conséquences avec une rigueur mathématique, et les ont comparées ensuite avec l’expérience. Ils semblent vouloir donner à chacune des branches de la physique la même précision qu’à la mécanique céleste.

Pour un esprit accoutumé à admirer de tels modèles, une théorie est difficilement satisfaisante. Non seulement il n’y tolérera pas la moindre apparence de contradiction, mais il exigera que les diverses parties en soient logiquement reliées les unes aux autres et que le nombre des hypothèses distinctes soit réduit au minimum.

Ce n’est pas tout, il aura encore d’autres exigences qui me paraissent moins raisonnables. Derrière la matière qu’atteignent nos sens et que l’expérience nous fait connaître, il voudra voir une autre matière, la seule véritable à ses yeux, qui n’aura plus que des qualités purement géométriques et dont les atomes ne seront plus que des points mathématiques soumis aux seules lois de la dynamique. Et pourtant ces atomes invisibles et sans couleur, il cherchera, par une inconsciente contradiction, à se les représenter et par conséquent à les rapprocher le plus possible de la matière vulgaire.

C’est alors seulement qu’il sera pleinement satisfait et s’imaginera avoir pénétré le secret de l’univers. Si cette satisfaction est trompeuse, il n’en est pas moins pénible d’y renoncer.

Ainsi, en ouvrant Maxwell, un Français s’attend à y trouver un ensemble théorique aussi logique et aussi précis que l’optique physique fondée sur l’hypothèse de l’éther ; il se prépare ainsi une déception que je voudrais éviter au lecteur en l’avertissant tout de suite de ce qu’il doit chercher dans Maxwell et de ce qu’il n’y saurait trouver.

Maxwell ne donne pas une explication mécanique de l’électricité et du magnétisme ; il se borne à démontrer que cette explication est possible.

Il montre également que les phénomènes optiques ne sont qu’un cas particulier des phénomènes électromagnétiques. De toute théorie de l’électricité, on pourra donc déduire immédiatement une théorie de la lumière.

La réciproque n’est malheureusement pas vraie ; d’une explication complète de la lumière, il n’est pas toujours aisé de tirer une explication complète des phénomènes électriques. Cela n’est pas facile, en particulier, si l’on veut partir de la théorie de Fresnel ; cela ne serait sans doute pas impossible ; mais on n’en arrive pas moins à se demander si l’on ne va pas être forcé de renoncer à d’admirables résultats que l’on croyait définitivement acquis. Cela semble un pas en arrière ; et beaucoup de bons esprits ne veulent pas s’y résigner.

Quand le lecteur aura consenti à borner ses espérances, il se heurtera encore à d’autres difficultés ; le savant anglais ne cherche pas à construire un édifice unique, définitif et bien ordonné, il semble plutôt qu’il élève un grand nombre de constructions provisoires et indépendantes, entre lesquelles les communications sont difficiles et quelquefois impossibles.

Prenons comme exemple le chapitre où l’on explique les attractions électrostatiques par des pressions et des tensions qui régneraient dans le milieu diélectrique. Ce chapitre pourrait être supprimé sans que le reste du volume en devînt moins clair et moins complet, et d’un autre côté il contient une théorie qui se suffit à elle-même et on pourrait le comprendre sans avoir lu une seule des lignes qui précèdent ou qui suivent. Mais il n’est pas seulement indépendant du reste de l’ouvrage ; il est difficile de le concilier avec les idées fondamentales du livre. Maxwell ne tente même pas cette conciliation, il se borne à dire « I have not been able to make the next step, namely, to account by mechanical considerations for these stresses in the dielectric. »

Cet exemple suffira pour faire comprendre ma pensée ; je pourrais en citer beaucoup d’autres. Ainsi, qui se douterait en lisant les pages consacrées à la polarisation rotatoire magnétique qu’il y a identité entre les phénomènes optiques et magnétiques ?

On ne doit donc pas se flatter d’éviter toute contradiction ; mais il faut en prendre son parti. Deux théories contradictoires peuvent en effet, pourvu qu’on ne les mêle pas, et qu’on n’y cherche pas le fond des choses, être toutes deux d’utiles instruments de recherches, et peut-être la lecture de Maxwell serait-elle moins suggestive s’il ne nous avait pas ouvert tant de voies nouvelles divergentes.

Mais l’idée fondamentale se trouve de la sorte un peu masquée. Elle l’est si bien, que dans la plupart des ouvrages de vulgarisation, elle est le seul point qui soit complètement laissé de côté.

Je crois donc devoir, pour en mieux faire ressortir l’importance, expliquer en quoi consiste cette idée fondamentale. Mais pour cela une courte digression est nécessaire.

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