SIGNIFICATION DES THÉORIES PHYSIQUES

Les gens du monde sont frappés de voir combien les théories scientifiques sont éphémères. Après quelques années de prospérité, ils les voient successivement abandonnées ; ils voient les ruines s’accumuler sur les ruines ; ils prévoient que les théories aujourd’hui à la mode devront succomber à leur tour à bref délai et ils en concluent qu’elles sont absolument vaines. C’est ce qu’ils appellent la faillite de la science.

Leur scepticisme est superficiel ; ils ne se rendent nul compte du but et du rôle des théories scientifiques, sans cela ils comprendraient que les ruines peuvent être encore bonnes à quelque chose.

Nulle théorie ne semblait plus solide que celle de Fresnel qui attribuait la lumière aux mouvements de l’éther. Cependant, on lui préfère maintenant celle de Maxwell. Cela veut-il dire que l’œuvre de Fresnel a été vaine ? Non, car le but de Fresnel n’était pas de savoir s’il y a réellement un éther, s’il est ou non formé d’atomes, si ces atomes se meuvent réellement dans tel ou tel sens ; c’était de prévoir les phénomènes optiques.

Or, cela, la théorie de Fresnel le permet toujours, aujourd’hui aussi bien qu’avant Maxwell. Les équations différentielles sont toujours vraies ; on peut toujours les intégrer par les mêmes procédés et les résultats de cette intégration conservent toujours toute leur valeur.

Et qu’on ne dise pas que nous réduisons ainsi les théories physiques au rôle de simples recettes pratiques ; ces équations expriment des rapports et, si les équations restent vraies, c’est que ces rapports conservent leur réalité. Elles nous apprennent, après comme avant, qu’il y a tel rapports entre quelque chose et quelque autre chose ; seulement, ce quelque chose nous l’appelions autrefois mouvement, nous l’appelons maintenant courant électrique. Mais ces appellations n’étaient que des images substituées aux objets réels que la nature nous cachera éternellement. Les rapports véritable entre ces objets réels sont la seule réalité que nous puissions atteindre, et la seule condition, c’est qu’il y ait les mêmes rapports entre ces objets qu’entre les images que nous sommes forcés de mettre à leur place. Si ces rapports nous sont connus, qu’importe si nous jugeons commode de remplacer une image par une autre.

Que tel phénomène périodique (une oscillation électrique, par exemple) soit réellement dû à la vibration de tel atome qui, se comportant comme un pendule, se déplace véritablement dans tel ou tel sens, voilà ce qui n’est ni certain ni intéressant. Mais qu’il y ait entre l’oscillation électrique, le mouvement du pendule et tous les phénomènes périodiques une parenté intime qui correspond à une réalité profonde ; que cette parenté, cette similitude, ou plutôt ce parallélisme se poursuive dans le détail ; qu’elle soit une conséquence de principes plus généraux, celui de l’énergie et celui de la moindre action ; voilà ce que nous pouvons affirmer ; voilà la vérité qui restera toujours la même sous tous les costumes dont nous pourrons juger utile de l’affubler.

On a proposé de nombreuses théories de la dispersion ; les premières étaient imparfaites et ne contenaient qu’une faible part de vérité. Ensuite est venue celle de Helmholtz ; puis on l’a modifiée de diverses manières et son auteur lui-même en a imaginé une autre fondée sur les principes de Maxwell. Mais, chose remarquable, tous les savants qui sont venus après Helmholtz sont arrivés aux mêmes équations, en partant de points de départ on apparence très éloignés. J’oserai dire que ces théories sont toutes vraies à la fois, non seulement parce qu’elles nous font prévoir les mêmes phénomènes, mais parce qu’elles mettent en évidence un rapport vrai, celui de l’absorption et de la dispersion anormale. Dans les prémisses de ces théories, ce qu’il y a de vrai, c’est ce qui est commun à tous les auteurs ; c’est l’affirmation de tel ou tel rapport entre certaines choses que les uns appellent d’un nom et les autres d’un autre.

La théorie cinétique des gaz a donné lieu à bien des objections, auxquelles on pourrait difficilement répondre si l’on avait la prétention d’y voir la vérité absolue. Mais toutes ces objections n’empêcheront pas qu’elle a été utile et qu’elle l’a été en particulier en nous révélant un rapport vrai et sans elle profondément caché, celui de la pression gazeuse et de la pression osmotique. En ce sens, on peut donc dire qu’elle est vraie.

Quand un physicien constate une contradiction entre deux théories qui lui sont également chères, il dit quelquefois : Ne nous inquiétons pas de cela mais tenons fermement les deux bouts de la chaîne bien que les anneaux intermédiaires nous soient cachés. Cet argument de théologien embarrassé serait ridicule si l’on devait attribuer aux théories physiques le sens que leur donnent les gens du monde. En cas de contradiction, l’une d’elles au moins devrait alors être regardée comme fausse. Il n’en est plus de même si l’on y cherche seulement ce qu’on y doit chercher. Il peut se faire qu’elles expriment l’une et l’autre des rapports vrais et qu’il n’y ait de contradiction que dans les images dont nous avons habillé la réalité.

À ceux qui trouvent que nous restreignons trop le domaine accessible au savant, je répondrai : Ces questions, que nous vous interdisons et que vous regrettez, ne sont pas seulement insolubles, elles sont illusoires et dépourvues de sens.

Tel philosophe prétend que toute la physique s’explique par les chocs mutuels des atomes. S’il veut dire simplement qu’il y a entre les phénomènes physiques les mêmes rapports qu’entre les chocs mutuels d’un grand nombre de billes, rien de mieux, cela est vérifiable, cela est peut-être vrai. Mais il veut dire quelque chose de plus ; et nous croyons le comprendre parce que nous croyons savoir ce que c’est que le choc en soi ; pourquoi ? Tout simplement parce que nous avons vu souvent des parties de billard. Entendrons-nous que Dieu, en contemplant son œuvre, éprouve les mêmes sensations que nous en présence d’un match de billard ? Si nous ne voulons pas donner à son assertion ce sens bizarre, si nous ne voulons pas non plus du sens restreint que j’expliquais tout à l’heure et qui est le bon, elle n’en a plus aucun.

Les hypothèses de ce genre n’ont donc qu’un sens métaphorique. Le savant ne doit pas plus se les interdire, que le poète ne s’interdit les métaphores ; mais il doit savoir ce qu’elles valent. Elles peuvent être utiles pour donner une satisfaction à l’esprit, et elles ne seront pas nuisibles pourvu qu’elles ne soient que des hypothèses indifférentes.

Ces considérations nous expliquent pourquoi certaines théories, que l’on croyait abandonnées et définitivement condamnées par l’expérience, renaissent tout à coup de leurs cendres et recommencent une vie nouvelle. C’est qu’elles exprimaient des rapports vrais ; et qu’elles n’avaient pas cessé de le faire quand, pour une raison ou pour une autre, nous avions cru devoir énoncer les mêmes rapports dans un autre langage. Elles avaient ainsi conservé une sorte de vie latente.

Il y a quinze ans à peine, y avait-il rien de plus ridicule, de plus naïvement vieux jeu que les fluides de Coulomb ? Et pourtant les voilà qui reparaissent sous le nom d’électrons. En quoi ces molécules électrisées d’une façon permanente diffèrent-elles des molécules électriques de Coulomb ? Il est vrai que, dans les électrons, l’électricité est supportée par un peu de matière, mais si peu ; en d’autres termes, elles ont une masse (et encore voilà qu’aujourd’hui on la leur conteste) ; mais Coulomb ne refusait pas la masse à ses fluides, ou, s’il le faisait, ce n’était qu’à regret. Il serait téméraire d’affirmer que la croyance aux électrons ne subira plus d’éclipse ; il n’en était pas moins curieux de constater cette renaissance inattendue.

Mais l’exemple le plus frappant est le principe de Carnot. Carnot l’a établi en partant d’hypothèses fausses ; quand on s’aperçut que la chaleur n’est pas indestructible, mais peut être transformée en travail, on abandonna complètement ses idées ; puis Clausius y revint et les fit définitivement triompher. La théorie de Carnot, sous sa forme primitive, exprimait, à côté de rapports véritables, d’autres rapports inexacts, débris des vieilles idées ; mais la présence de ces derniers n’altérait pas la réalité des autres. Clausius n’a eu qu’à les écarter comme on émonde des branches mortes.

Le résultat a été la seconde loi fondamentale de la thermodynamique. C’étaient toujours les mêmes rapports ; quoique ces rapports n’eussent plus lieu, au moins on apparence, entre les mêmes objets. C’en était assez pour que le principe conservât sa valeur. Et même les raisonnements de Carnot n’ont pas péri pour cela ; ils s’appliquaient à une matière entachée d’erreur ; mais leur forme (c’est-à-dire l’essentiel) demeurait correcte.

Ce que je viens de dire éclaire en même temps le rôle des principes généraux tels que le principe de moindre action, ou celui de la conservation de l’énergie.

Ces principes ont une très haute valeur ; on les a obtenus en cherchant ce qu’il y avait de commun dans l’énoncé de nombreuses lois physiques ; ils représentent donc comme la quintessence d’innombrables observations.

Toutefois, de leur généralité même résulte une conséquence sur laquelle j’ai appelé l’attention dans le chapitre VIII, c’est qu’ils ne peuvent plus ne pas être vérifiés. Comme nous ne pouvons pas donner de l’énergie une définition générale, le principe de la conservation de l’énergie signifie simplement qu’il y a quelque chose qui demeure constant. Eh bien, quelles que soient les notions nouvelles que les expériences futures nous donneront sur le monde, nous sommes sûrs d’avance qu’il y aura quelque chose qui demeurera constant et que nous pourrons appeler énergie.

Est-ce à dire que le principe n’a aucun sens et s’évanouit en une tautologie ? Nullement, il signifie que les différentes choses auxquelles nous donnons le nom d’énergie sont liées par une parenté véritable ; il affirme entre elles un rapport réel. Mais alors si ce principe a un sens, il peut être faux ; il peut se faire qu’on n’ait pas le droit d’en étendre indéfiniment les applications et cependant il est assuré d’avance d’être vérifié dans l’acception stricte du mot ; comment donc serons-nous avertis quand il aura atteint toute l’extension qu’on peut légitimement lui donner ? C’est tout simplement quand il cessera de nous être utile, c’est-à-dire de nous faire prévoir sans nous tromper des phénomènes nouveaux. Nous serons sûrs en pareil cas que le rapport affirmé n’est plus réel ; car sans cela il serait fécond ; l’expérience, sans contredire directement une nouvelle extension du principe, l’aura cependant condamnée.

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