LA PHYSIQUE ET LE MÉCANISME

La plupart des théoriciens ont une prédilection constante pour les explications empruntées à la mécanique ou à la dynamique. Les uns seraient satisfaits s’ils pouvaient rendre compte de tous les phénomènes par les mouvements de molécules s’attirant mutuellement suivant certaines lois. Les autres sont plus exigeants, ils voudraient supprimer les attractions à distance ; leurs molécules suivraient des trajectoires rectilignes dont elles ne pourraient être déviées que par des chocs. D’autres encore, comme Hertz, suppriment aussi les forces, mais supposent leurs molécules soumises à des liaisons géométriques analogues, par exemple, à celles de nos systèmes articulés ; ils veulent ainsi réduire la dynamique à une sorte de cinématique.

Tous, en un mot, veulent plier la nature à une certaine forme en dehors de laquelle leur esprit ne saurait être satisfait. La nature sera-t-elle assez flexible pour cela ?

Nous examinerons la question au chapitre XII à propos de la théorie de Maxwell. Toutes les fois que les principes de l’énergie et de la moindre action sont satisfaits, nous verrons non seulement qu’il y a toujours une explication mécanique possible, mais qu’il y en a toujours une infinité. Grâce à un théorème bien connu de M. Königs sur les systèmes articulés, on pourrait montrer qu’on peut d’une infinité de manières, tout expliquer par des liaisons à la manière de Hertz, ou encore par des forces centrales. On démontrerait sans doute aussi facilement que tout peut toujours s’expliquer avec de simples chocs.

Pour cela, il faut, bien entendu, ne pas se contenter de la matière vulgaire, de celle qui tombe sous nos sens et dont nous observons directement les mouvements. Ou bien on supposera que cette matière vulgaire est formée d’atomes dont les mouvements intestins nous échappent, le déplacement d’ensemble restant seul accessible à nos sens. Ou bien on imaginera quelqu’un de ces fluides subtils qui, sous le nom d’éther ou sous d’autres noms, ont joué de tout temps un si grand rôle dans les théories physiques.

Souvent on va plus loin et l’on regarde l’éther comme la seule matière primitive ou même comme la seule matière véritable. Les plus modérés considèrent la matière vulgaire comme de l’éther condensé, ce qui n’a rien de choquant ; mais d’autres en réduisent plus encore l’importance et n’y voient plus que le lieu géométrique des singularités de l’éther. Par exemple, pour Lord Kelvin, ce que nous appelons matière n’est que le lieu des points où l’éther est animé de mouvements tourbillonnaires ; pour Riemann, c’était le lieu des points ou l’éther est constamment détruit ; pour d’autres auteurs plus récents, Wiechert ou Larmor, c’est le lieu des points où l’éther subit une sorte de torsion d’une nature toute particulière. Si l’on veut se placer à un de ces points de vue, je me demande de quel droit on étendra à l’éther, sous prétexte que c’est de la vraie matière, les propriétés mécaniques observées sur la matière vulgaire, qui n’est que de la fausse matière.

Les anciens fluides, calorique, électricité, etc., ont été abandonnés quand on s’est aperçu que la chaleur n’est pas indestructible. Mais ils l’ont été aussi pour une autre raison. En les matérialisant, on accentuait pour ainsi dire leur individualité, on creusait entre eux une sorte d’abîme. Il a bien fallu le combler quand on a eu un sentiment plus vif de l’unité de la nature, et qu’on a aperçu les relations intimes qui en relient toutes les parties. Non seulement les anciens physiciens, en multipliant les fluides, créaient des êtres sans nécessité, mais ils rompaient des liens véritables.

Il ne suffit pas qu’une théorie n’affirme pas des rapports faux, il faut qu’elle ne dissimule pas des rapports vrais.

Et notre éther, existe-t-il réellement ?

On sait d’où nous vient la croyance à l’éther. Si la lumière nous arrive d’une étoile éloignée, pendant plusieurs années, elle n’est plus sur l’étoile et elle n’est pas encore sur la terre, il faut bien qu’alors elle soit quelque part et soutenue, pour ainsi dire, par quelque support matériel.

On peut exprimer la même idée sous une forme plus mathématique et plus abstraite. Ce que nous constatons ce sont les changements subis par les molécules matérielles ; nous voyons, par exemple, que notre plaque photographique éprouve les conséquences des phénomènes dont la masse incandescente de l’étoile a été le théâtre plusieurs années auparavant. Or, dans la mécanique ordinaire, l’état du système étudié ne dépend que de son état à un instant immédiatement antérieur ; le système satisfait donc à des équations différentielles. Au contraire, si nous ne croyions pas à l’éther, l’état de l’univers matériel dépendrait non seulement de l’état immédiatement antérieur, mais d’états beaucoup plus anciens ; le système satisferait à des équations aux différences finies. C’est pour échapper à cette dérogation aux lois générales de la mécanique que nous avons inventé l’éther.

Cela ne nous obligerait encore qu’à remplir, avec l’éther le vide interplanétaire, mais non de le faire pénétrer au sein des milieux matériels eux-mêmes. L’expérience de Fizeau va plus loin. Par l’interférence des rayons qui ont traversé de l’air ou de l’eau en mouvement, elle semble nous montrer deux milieux différents se pénétrant et pourtant se déplaçant l’un par rapport à l’autre. On croit toucher l’éther du doigt.

On peut concevoir cependant des expériences qui nous le feraient toucher de plus près encore. Supposons que le principe de Newton, de l’égalité de l’action et de la réaction, ne soit plus vrai si on l’applique à la matière seule et qu’on vienne à le constater. La somme géométrique de toutes les forces appliquées à toutes les molécules matérielles ne serait plus nulle. Il faudrait bien, si on ne voulait changer toute la mécanique, introduire l’éther, pour que cette action que la matière paraîtrait subir fût contrebalancée par la réaction de la matière sur quelque chose.

Ou bien encore je suppose que l’on reconnaisse que les phénomènes optiques et électriques sont influencés par le mouvement de la terre. On serait conduit à conclure que ces phénomènes pourraient nous révéler non seulement les mouvements relatifs des corps matériels, mais ce qui semblerait être leurs mouvements absolus. Il faudrait bien encore qu’il y eut un éther, pour que ces soi-disant mouvements absolus ne fussent pas leurs déplacements par rapport à un espace vide, mais leurs déplacements par rapport à quelque chose de concret.

En arrivera-t-on jamais là ? Je n’ai pas cette espérance, je dirai tout à l’heure pourquoi, et cependant elle n’est pas si absurde, puisque d’autres l’ont eue.

Par exemple, si la théorie de Lorentz, dont je parlerai plus loin en détail au chapitre XIII, était vraie, le principe de Newton ne s’appliquerait pas à la matière seule et la différence ne serait pas très loin d’être accessible à l’expérience.

D’un autre côté, on a fait bien des recherches sur l’influence du mouvement de la terre. Les résultats ont toujours été négatifs. Mais si l’on a entrepris ces expériences, c’est qu’on n’en était pas sûr d’avance, et même, d’après les théories régnantes, la compensation ne serait qu’approchée, et l’on devrait s’attendre à voir des méthodes précises donner des résultats positifs.

Je crois qu’une telle espérance est illusoire ; il n’en était pas moins curieux de montrer qu’un succès de ce genre nous ouvrirait, en quelque sorte, un monde nouveau.

Et maintenant il faut qu’on me permette une digression ; je dois expliquer, en effet, pourquoi je ne crois pas, malgré Lorentz, que des observations plus précises puissent jamais mettre en évidence autre chose que les déplacements relatifs des corps matériels. On a fait des expériences qui auraient dû déceler les termes du premier ordre ; les résultats ont été négatifs ; cela pouvait-il être par hasard ? Personne ne l’a admis ; on a cherché une explication générale, et Lorentz l’a trouvée ; il a montré que les termes du premier ordre devaient se détruire, mais il n’en était pas de même de ceux du second. Alors on a fait des expériences plus précises ; elles ont aussi été négatives ; ce ne pouvait non plus être l’effet du hasard ; il fallait une explication ; on l’a trouvée ; on en trouve toujours ; les hypothèses, c’est le fonds qui manque le moins.

Mais ce n’est pas assez ; qui ne sent que c’est encore là laisser au hasard un trop grand rôle ? Ne serait-ce pas aussi un hasard que ce singulier concours qui ferait qu’une certaine circonstance viendrait juste à point pour détruire les termes du premier ordre, et qu’une autre circonstance, tout à fait différente, mais tout aussi opportune, se chargerait de détruire ceux du second ordre ? Non, il faut trouver une même explication pour les uns et pour les autres, et alors tout nous porte à penser que cette explication vaudra également pour les termes d’ordre supérieur, et que la destruction mutuelle de ces termes sera rigoureuse et absolue.

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