Les cheveux blancs du marquis de la Roche-Maubert et son visage ému et grave excluaient toute idée de mystification.
Il était évident que ce qu'il allait raconter était vrai.
– Monseigneur, dit-il, s'adressant toujours au Régent, je supplie Votre Altesse royale, quelque extraordinaire que puisse lui paraître mon récit, de daigner l'écouter jusqu'au bout.
– Allez, marquis, répéta le Régent.
Alors le vieillard commença ainsi :
– C'était à la fin de l'année 1675, et j'étais encore page de monseigneur Gaston d'Orléans, le père de Votre Altesse.
« J'avais dix-neuf ans, mais j'étais grand et fort, et je paraissais plus âgé de trois ou quatre années.
« Un soir que je courais les rues de Paris, cherchant aventure, je passai auprès d'une litière dont les rideaux étaient hermétiquement fermés.
« J'entendis une voix de femme qui disait :
« – Oh ! le beau petit gentilhomme !
« Intrigué, je voulus regarder au travers des rideaux ; mais il me fut impossible d'apercevoir celle à qui j'avais fait faire cette remarque flatteuse.
« Alors, intrigué, je suivis la litière.
« Elle longeait la rue Saint-Honoré et je me tenais à distance respectueuse, espérant qu'elle s'arrêterait à la porte de quelque noble maison et que celle qu'elle renfermait en sortirait.
« Mais la litière parcourut la rue dans toute sa longueur, dépassa le charnier des Innocents, gagna la place du Châtelet et arriva ainsi au bord de l'eau.
« La nuit approchait, le soleil avait disparu depuis longtemps et une brume légère couvrait le fleuve.
« Les porteurs s'arrêtèrent à cent pas environ du pont au Change.
« Alors j'entendis un bruit aigu, qui ressemblait à un coup de sifflet.
« Tout aussitôt une barque se détacha de la rive opposée et traversa le fleuve en droite ligne.
« Puis les rideaux de la litière s'écartèrent, une des portières s'ouvrit et je vis une femme de taille moyenne et d'une tournure enchanteresse mettre pied à terre.
« Elle était masquée ; mais son abondante chevelure noire, mais les yeux noirs qui brillaient au travers du loup, mais la blancheur de son col de cygne, disaient qu'elle était jeune et belle.
« Elle sauta lestement dans la barque et les deux bateliers, qui étaient masqués aussi, poussèrent aussitôt au large.
« J'étais demeuré à la même place, fasciné, ébloui, suivant du regard la barque qui s'éloignait en remontant le courant et qui finit par disparaître derrière le terre-plain de l'église de Notre-Dame.
« Alors seulement je songeai à regagner la place du Châtelet.
« La litière et les porteurs s'étaient éloignés sans que je fisse attention à eux.
« Cependant, comme je reprenais la rue Saint-Honoré pour rentrer au Palais-Royal, une main s'appuya sur mon épaule.
« Je me retournai et je crus reconnaître un des deux porteurs.
« – Mon gentilhomme, me dit-il, si vous me voulez dire votre nom et l'adresse de votre logis, je puis vous affirmer que vous ne vous en repentirez pas.
« – Je m'appelle Paul de la Roche-Maubert, répondis-je un peu ému, et je demeure au Palais-Royal, où je suis attaché à Son Altesse le duc d'Orléans.
« Cet homme s'éloigna.
« Le soir même, une main inconnue déposa dans ma chambrette de page un billet dans lequel on me disait :
« Vous êtes beau et je vous aime. Êtes-vous discret ? êtes-vous un vrai gentilhomme ? Brûlez cette lettre et trouvez-vous demain en aval du pont au Change, à l'entrée de la nuit. »
« Je ne pouvais douter un seul instant que ce billet ne me vînt de la femme masquée.
« Qui donc a hésité, à dix-neuf ans, quand on lui assignait un rendez-vous d'amour ?
« Je fus discret, je ne parlai à âme qui vive de mon aventure, et j'attendis le lendemain soir avec impatience.
« À l'heure indiquée, j'étais sur la berge, une minute après, une barque fendait l'eau et je reconnaissais mes deux bateliers masqués.
« Mais la dame n'était pas dans le bateau.
« Je pensai qu'elle m'envoyait chercher et je m'embarquai hardiment.
« L'un des bateliers me dit alors :
« – Mon gentilhomme, il faut que vous vous laissiez bander les yeux.
« Cette condition pleine de mystère acheva de me tourner la tête.
« J'avais affaire à quelque grande dame jalouse de sa réputation, sans aucun doute.
« On me mit, non un bandeau, mais une sorte de capuchon qui me descendit sur les épaules et me plongea dans une obscurité complète.
« Puis la barque s'éloigna.
« Il s'écoula bien une heure. Où me conduisait-on ? Je l'ignorais.
« Mais pour revoir la belle inconnue, je me fusse donné au diable.
« Enfin je sentis que la barque s'arrêtait.
« Un des bateliers me prit à bras le corps et me déposa sur le sable de la berge.
« Puis une main petite, mignonne, s'empara de la mienne, et une voix de femme me dit :
« – Suivez-moi, ma maîtresse vous attend.
« J'entendis en même temps le bruit des avirons qui retombaient à l'eau et je compris que la barque s'éloignait.
« La main qui m'entraînait me fit marcher pendant quelques instants sur le sable, puis j'entendis le bruit d'une porte qui s'ouvrait et je sentis sous mes pieds les dalles d'un corridor.
« Un peu plus tard, une autre porte s'ouvrit encore, et je fus enveloppé d'une atmosphère tiède et parfumée.
« En même temps, la voix de ma conductrice me dit :
« – Maintenant, ôtez le capuchon que vous avez sur les yeux.
« Vous pensez bien que je ne me fis pas prier, et tout aussitôt je me trouvai dans un joli boudoir tendu d'étoffes soyeuses aux tons éclatants, éclairé par des lampes à globes d'albâtre et je me vis assis auprès de la dame masquée qui me prit les deux mains et me dit :
« – Tu t'appelles donc Paul ? C'est un bien joli nom, sais-tu ?
« En même temps son masque tomba.
« Je poussai un cri d'admiration, tant elle était belle.
* * * *
– Combien d'heures s'étaient écoulées, combien de jours peut-être ? reprit le marquis de la Roche-Maubert après un silence.
« Dieu ou le diable seuls le savaient.
« Mais je m'étais endormi ivre de vins généreux, de parfums et de volupté.
« Une petite douleur me réveilla, quelque chose comme une piqûre d'épingle.
« Je rouvris les yeux ; j'étais dans les bras de mon inconnue et elle me disait avec transport :
« – Je t'aime, oh ! je t'aime !
« Cependant j'avais porté ma main à cet endroit où je venais d'éprouver une douleur, c'est à dire à mon cou, et je la retirai tachée d'une goutte de sang.
« Et comme je pâlissais, elle me dit :
« – C'est une épingle de ma coiffure qui t'aura égratigné.
« L'explication était si naturelle qu'une autre ne me vint pas à l'esprit.
« Cependant la nuit suivante, j'éprouvai la même douleur et, éveillé en sursaut, je sentis les lèvres de mon adorable inconnue appliquées sur mon cou.
« Je la repoussai, je vis encore du sang sur ma main et je jetai un cri.
« Alors elle se mit à mes genoux et me dit :
« – Pardonne-moi, mais tu as le sang si rose et si frais que j'ai voulu en boire.
« Une horreur indicible s'était emparée de moi. J'aimais un vampire !
À ces derniers mots, le marquis de la Roche-Maubert s'arrêta encore.
Les convives du Régent ne mangeaient plus, ne buvaient plus et se regardaient entre eux avec stupeur.
– Mais c'est un conte bleu que vous nous faites-là, marquis, dit le prince.
– Un conte à donner le cauchemar, ajouta la belle madame de Sabran.
– Madame, répondit le marquis, tout cela n'est rien encore. Vous allez voir où commence le merveilleux et l'invraisemblable, et je vous jure, cependant, que tout ce que je vais vous dire est scrupuleusement vrai.
– Par tous les diables ! monseigneur, s'écria le cardinal Dubois, la Roche-Maubert est mon parent, mais, au risque de me brouiller avec lui, je lui dirai que nous avons déjà bien assez de peine à croire au ciel, pour que nous prenions encore celle d'ajouter foi à ses sornettes.
Le marquis regarda Dubois de travers ; mais le Régent lui dit :
– Continuez : on vous croit, marquis.
Et le marquis reprit son étrange histoire de femme masquée et de vampire.