Le marquis de la Roche-Maubert reprit :
– Vous tous qui m'écoutez ici, vous savez quelle est l'éloquence âpre et sauvage de la passion. On aime parce qu'on aime, et l'amour est sans excuse, comme il est sans remède.
« J'aimais un vampire, la chose était certaine, et cependant je ne me ruai point sur mon épée, que j'avais posée sur un guéridon, à la portée de ma main.
« Que se passa-t-il entre elle et moi ? Dieu le sait.
« Mais quand le jour vint, j'étais à ses genoux, priant, pleurant, suppliant, et elle me regardait avec tendresse et me disait :
« – Tu m'aimes, et cependant tu as horreur de moi. Ah ! si tu savais !
« Alors, comme je tenais ses mains dans les miennes, les portant à mes lèvres avec une frénésie furieuse, elle me fit le récit suivant :
« – J'ai près de cent ans, me dit-elle, et cependant tu me trouves belle, et on dirait, à me voir, que je n'ai pas vingt ans. Sais-tu bien que j'ai connu le roi Henri IV et que je suis née sous son règne ? Veux-tu savoir mon histoire ? Tu comprendras alors pourquoi j'ai bu une gorgée de ton sang, cher mignon que j'adore.
« Et je l'écoutais avec extase, à mesure qu'elle parlait.
« – Je suis Italienne d'origine, me dit-elle. Ma mère vint en France à la suite de la reine Marie de Médicis, et elle était la favorite de la maréchale d'Ancre.
« Quand Éléonore Galigaï fut assassinée, ma pauvre mère partagea son sort ; et je ne crois pas, mon mignon, que la politique et la fureur du peuple fussent pour quelque chose dans ces terribles meurtres.
« Non, mais ma mère avait dédaigné l'amour d'un gentilhomme, le chevalier de Flavicourt, et le chevalier se vengea.
« Ce fut lui qui guida les assassins. J'avais dix ans alors, mais je le vois encore excitant les misérables et se repaissant de la vue du cadavre de ma pauvre mère.
« Celle-ci, en mourant, avait prononcé ces mots : « Tu me vengeras ! »
« Quand je fus devenue une femme, je me souvins de l'ordre que ma mère m'avait donné.
« Le meurtrier avait changé de nom ; il avait fait à la cour une immense fortune et le roi l'avait créé duc.
« Cependant ma vengeance le poursuivait dans l'ombre. Pendant quinze ans, une main invisible le frappa dans sa fortune, dans ses affections, dans son amour. Une nuit, le chevalier, fou de désespoir et ne sachant d'où lui venaient tous ces coups terribles, prit la vie en dégoût et se tua.
« Un autre aurait cru sa tâche accomplie. Mais l'ombre de ma mère me poursuivait, et je m'en allais trouver un nécromancien de mon pays qui passait pour avoir le pouvoir d'évoquer les morts du fond de leur tombe.
« Cet homme qui logeait en un taudis, rue de l'Arbre-Sec, accepta l'argent que je lui offrais, traça sur le sol de sa chambre des cercles magiques, prononça des paroles mystérieuses, et tout à coup je me trouvai plongée dans une obscurité profonde.
« Alors, ma mère m'apparut.
« Elle était telle que je l'avais vue le jour de sa mort ; vêtue d'une robe blanche et la poitrine ensanglantée.
« – Je ne suis pas vengée, me dit-elle.
« Et comme je m'inclinais devant cette ombre redoutable et vénérée, elle me dit :
« – Pour que mes mânes soient satisfaites et jouissent du repos éternel, il faut que tu puisses frapper l'arrière-petit-fils de mon meurtrier, lequel naîtra dans cent ans.
« – Mais, ma mère, m'écriai-je, dans cent ans, il y aura bien longtemps que je serai morte.
« – Non, me dit-elle, car je t'apporte le secret de vivre, sinon éternellement, du moins jusqu'au jour où tu auras accompli mon œuvre.
« Je l'écoutais avec stupeur, elle poursuivit :
« – Non seulement tu vivras, mais tu seras jeune et belle jusqu'à l'heure dont je te parle, et voici le moyen de conserver ta beauté :
« Tous les dix ans, tu chercheras un homme jeune et beau et tu l'aimeras ; puis, la nuit, quand il dormira, tu lui feras au cou une légère piqûre, avec une épingle et tu suceras quelques gouttes de son sang.
« Tu recommenceras pendant dix nuits de suite, et tu auras ainsi, pour une demi-pinte de sang que tu auras prise à un homme qui t'adorera, recommencé pour dix autres années une vie nouvelle.
« – Mais, lui dis-je, si je dois attendre plus de cent ans pour vous venger, ma mère, où trouverai-je le descendant du meurtrier dont vous me parlez ?
« – Quand l'heure sera venue, me dit-elle, je t'apparaîtrai une nuit, pendant ton sommeil, et je te dirai ce que tu dois faire.
« Voilà mon secret, ô mon mignon adoré, me dit-elle en terminant cet étrange récit. Voici près de cent ans que j'existe, et depuis cent ans j'ai eu dix amants qui, tous, ont accepté ce sacrifice de me nourrir de leur sang pendant dix nuits.
« Mais je ne les aimais pas, et toi, je t'aime ; et si tu le veux, je mourrai sans avoir accompli mon œuvre : je suis riche, j'ai de grands trésors enfouis en un coin du globe que seule je connais et que je t'indiquerai. Dis, veux-tu que je vive encore, ou bien veux-tu que je meure ?
« Et elle me présentait sa poitrine et me disait en souriant :
« – Frappe !
« Vous devinez la suite, n'est-ce pas ? je me mis à ses genoux, heureux que mon sang pût éterniser sa jeunesse.
« Qu'était-ce d'ailleurs que quelques gouttes par nuit ?
« Le dixième jour je m'éveillai en proie à une fièvre ardente et à une extrême faiblesse. Je n'étais plus un homme, j'étais un cadavre qui marchait.
« Où étais-je ? Je ne le sus pas d'abord.
« Cette chambre mystérieuse, emplie de parfums, où elle m'avait aimé, ne m'entourait plus de ses murs capitonnés et réfléchissant une voluptueuse clarté. J'étais couché sur un grabat, dans une maison de pêcheur, au bord de la Seine, auprès de Saint-Cloud.
« Quand je pus demander où j'étais et ce qui m'était arrivé, les gens grossiers qui m'entouraient me répondirent qu'ils m'avaient trouvé dans une barque qui s'en allait à la dérive, emportée par le courant et veuve de ses bateliers.
« Pendant six mois, je fus entre la vie et la mort.
« Enfin, la vie triompha ; mais à mon ardent amour avait succédé une haine violente pour le vampire, et j'avais résolu de me venger.
– Ah ! ah ! fit le Régent.
– Monsieur le marquis, dit la belle madame de Sabran, j'aurai le cauchemar, tant pis pour vous ! mais je veux tout savoir…
– Hélas ! madame, répondit le marquis, je n'ai pas l'intention de vous rien cacher. Mais ce que je viens de vous raconter n'est rien auprès de ce qu'il me reste à vous dire.
Et le marquis vida mélancoliquement son verre.