L'auditoire du marquis de la Roche-Maubert ne se composait pas précisément de gens crédules.
Autour de cette même table on avait souvent discuté jusqu'à l'existence de Dieu, et ce vieillard de province, qui venait raconter à ces roués de cour qu'une femme brûlée vive et réduite en cendres n'était cependant pas morte, ressemblait furieusement à un fou ou à un mystificateur.
Néanmoins personne ne se récria ; personne ne traita ce vieillard d'imposteur.
La curiosité, – une curiosité mélangée de terreur, – poussa tous ces gens-là à se taire.
Ils attendirent la suite du récit.
– Pardonnez-moi, dit le marquis en essuyant ses larmes, – mais à quarante années de distance, j'éprouve toujours la même émotion.
Puis il reprit :
– La rue de l'Hirondelle, vous le savez, est une des plus étroites de Paris, elle donne dans la rue Gît-le-Cœur, au couchant, et conduit, au levant, jusqu'au pont Saint-Michel.
« C'était au beau milieu de cette rue qu'était la maison où la femme masquée se livrait à son mystérieux et étrange commerce de sorcellerie.
« Chose bizarre ! les bourgeois, le menu peuple du quartier avaient à peine entendu parler d'elle.
« Elle sortait rarement et presque toujours le soir et en litière.
« Quand les archers du guet étaient venus pour l'arrêter, il y avait eu grande rumeur parmi les bonnes gens, dont la plupart ne l'avaient jamais vue.
« Mais dès le soir de son supplice, il se passa dans la rue de l'Hirondelle une chose fort extraordinaire, comme vous allez voir.
« On était alors en été, en plein mois de juin, et les habitants de la rue passaient la soirée sur le pas de leurs portes, cherchant un peu d'air frais, jusqu'à l'heure du couvre-feu.
« Le soir donc de ce jour où le vampire était monté sur le bûcher, son nom était dans toutes les bouches, et les privilégiés, ceux qui avaient été assez heureux pour approcher du bûcher racontaient complaisamment aux autres tous les détails du supplice.
« Or la maison de la sorcière avait été fermée le jour de son arrestation, et depuis portes et fenêtres étaient demeurées clauses. [sic]
« Eh bien, comme la nuit approchait, on vit déboucher par la rue Gît-le-Cœur une vieille femme qui portait, d'une main, un petit sac qui paraissait être plein de cendres, et conduisait de l'autre, tenu en laisse par un bout de corde, un grand bouc tout noir, dont les yeux étaient si brillants qu'on eût dit des charbons.
« Cette vieille avait un mauvais rire sur ses lèvres minces, et quand elle entra dans la rue de l'Hirondelle, les uns la regardèrent en frissonnant, les autres ne purent supporter l'éclat des yeux du bouc, enfin tout le monde l'évita avec une terreur superstitieuse.
« Où donc allait cette femme que l'on voyait pour la première fois ?
« Elle s'achemina ainsi jusque vers la maison de la suppliciée.
« Là, ce fut un redoublement d'étonnement, quand on la vit tirer une clef de sa poche et ouvrir la porte.
« La porte ouverte, le bouc entra le premier, puis la vieille le suivit, et tous deux demeurèrent dans la maison.
« On vit alors courir des lumières derrière les croisées et passer des ombres enlacées ; on entendit des bruits mélodieux, et chacun se sauva, car le bruit se répandit que Satan venait de prendre possession de la maison et qu'il donnait un bal aux gens de marque de l'enfer.
« Pourtant, un homme, plus brave et plus curieux que les autres, résolut de savoir au juste ce qui se passait dans la maison.
« C'était un ancien soldat qu'on appelait Pivoine et qui eût pris le diable par les cornes s'il l'avait rencontré.
« Il frappa donc hardiment à la porte, qui s'ouvrit devant lui.
« Au même instant la musique et le bal cessèrent, et les croisées illuminées rentrèrent dans les ténèbres.
« Mais Pivoine ne reparut pas ce soir-là.
« Ce ne fut que le lendemain, au petit jour, que les sergents du guet le trouvèrent assis sur une borne, à cent pas environ de la maison mystérieuse.
« Ses cheveux étaient devenus blancs et un rire idiot glissait sur ses lèvres.
« Pendant plus de huit jours, cet homme fut en proie à un délire effrayant, et on ne put rien tirer de lui.
« Enfin, au bout de ce temps, la raison parut lui revenir, et voici ce qu'il raconta :
« Quand il avait frappé à la porte, elle s'était ouverte. Alors un flot de lumières l'avait ébloui, et il s'était senti entraîner par une force mystérieuse vers une grande salle dans laquelle il y avait une trentaine de personnes.
« Ces gens-là dansaient, mais ne parlaient pas, et Pivoine avait remarqué avec terreur qu'ils étaient transparents comme du verre.
« Ce n'étaient pas des êtres humains, mais des fantômes.
« Les hommes portaient tous à la gorge une petite marque rouge, quelque chose comme un coup d'épingle, et Pivoine, qui avait suivi les débats du procès de la femme vampire, pensa que tous ces gens-là étaient ses victimes.
« Cette force mystérieuse qui l'avait attiré dans cette salle le contraignit à s'asseoir dans un coin.
« Tout à coup, un bruit métallique, comme celui d'un timbre sur lequel on frappe avec une baguette, se fit entendre.
« Alors les portes s'ouvrirent au fond de la salle, et Pivoine vit entrer la vieille femme, conduisant son bouc et portant son sac de toile grise.
« Les danses cessèrent.
« La vieille s'avança vers le milieu de la salle, délia le sac et en versa le contenu sur le sol.
« C'était un peu de cendre.
« – Voilà ! dit-elle, tout ce qui reste de celle que vous avez aimée.
« Elle prit alors un bâton et se mit à tracer tout à l'entour des cercles magiques, des lignes bizarres, puis elle fit un signe au bouc noir.
« Et celui-ci, se dressant sur ses pattes de derrière, se mit à exécuter une espèce de sarabande autour du monceau de cendres.
« Puis encore, tout à coup, le même bruit métallique se fit entendre et l'obscurité se fit, et quand Pivoine, qui était tombé à la renverse, se releva, se frotta les yeux et chercha à comprendre ce qui s'était passé, il se vit assis sur une ottomane, auprès d'une femme jeune et belle, qu'il reconnut pour celle-là même qui était montée sur le bûcher.
« – Je viens de renaître de mes cendres, dit-elle, et si tu veux m'aimer, je te ferai le plus heureux des hommes…
Le marquis de la Roche-Maubert en était là de son récit, lorsque le son d'une cloche arriva jusqu'à l'oreille des convives.
Or cette cloche ne tintait jamais que pour annoncer un hôte en retard, un invité qui ne se trouvait pas au Palais-Royal quand on s'était mis à table.
Et le Régent, regardant Simiane, lui dit :
– Mais qui donc attendons-nous encore ?
– Personne, monseigneur, à moins que ce ne soit ce pauvre d'Esparron.
– Il est mort, dit Dubois.
– Ou marié avec la femme vampire, fit un autre.
– Ni mort, ni marié, répondit une voix sonore et joyeuse sur le seuil de la salle.
Et les convives, de plus en plus étonnés, virent apparaître ce même chevalier d'Esparron dont la disparition avait tant occupé depuis quelques semaines la cour et la ville.
M. de la Roche-Maubert attachait sur lui un œil ardent et instigateur.