L'accent d'autorité avec lequel parlait le marquis de la Roche-Maubert avait fini par dominer les convives ; et les plus sceptiques d'entre eux commençaient à l'écouter avec une religieuse attention.
Il reprit :
– La haine n'est que la conséquence de l'amour, quand elle n'est pas l'amour encore.
« Je haïssais le vampire !
« Mais pourquoi ?
« Était-ce pour ces quelques gouttes de sang, provoquées à l'aide d'une épingle d'or et dont ses lèvres s'étaient abreuvées ?
« Non.
« Je le haïssais parce qu'il avait mis lui-même un terme à cette âpre et délirante volupté dont il m'avait abreuvé.
« Je le haïssais, parce qu'il m'avait expulsé de cette demeure mystérieuse où l'on m'avait conduit et où j'avais connu les délices inénarrables.
« Je m'étais endormi dans ses bras et je me réveillais dans une hutte de pêcheur.
« Je quittai donc cette dernière demeure, la rage au cœur, ayant fait le serment de me venger à tout prix.
« Mais comment ? j'ignorais non seulement le vrai nom de cette femme, mais encore celui de la rue où l'on m'avait conduit les yeux bandés.
« Cependant, rentré au Palais-Royal après une absence de plusieurs jours, j'allai trouver le capitaine des pages et je lui contai mon aventure.
« Il m'écouta le sourcil froncé.
« – Ce que vous me dites-là, me répondit-il, est fort extraordinaire. Cependant, je suis tenté de vous croire…
« Et comme je le regardais, cherchant à deviner sur quoi il pouvait baser sa confiance, il poursuivit :
« – Connaissez-vous Raoul de Berny ?
« – Mon camarade aux pages ?
« – Oui.
« – Mais sans doute, puisqu'il est mon intime ami.
« – Eh bien, Raoul a disparu comme vous.
« – Depuis quand ?
« – Depuis dix jours, et moins discret que vous, il a raconté son aventure avant d'aller au rendez-vous, et il a dû être enlevé de la même manière que vous.
« – Ah ! fis-je avec une âpre curiosité.
« – Cela étant, poursuivit le capitaine des pages, je vais faire mon rapport au roi. Donnez-moi les plus minutieux détails par écrit.
« J'obéis, et j'écrivis quatre longues pages dans lesquelles je racontai tout ce qui m'était arrivé.
« La police fut prévenue et se mit en campagne.
« Mais la police ne trouva rien.
« Huit jours s'écoulèrent.
« Tout à coup Raoul reparut.
« Comme moi, il s'était éveillé loin de la dame au masque, car, comme moi, il avait eu les preuves de son amour ; comme moi, il avait une piqûre au cou, preuve évidente que le vampire s'était pareillement abreuvé de son sang.
« Mais, de plus que moi, il était complètement fou.
« Alors un accès de jalousie forcenée s'empara de moi.
« Ma haine n'était, au fond, que de l'amour ; et cette femme était d'autant plus coupable, à mes yeux, qu'elle m'avait trompé !
« J'aurais voulu tuer Raoul.
« La police se livrait à de nouvelles recherches, auxquelles je m'intéressais avec acharnement, et elle ne trouvait absolument rien, lorsque le hasard me servit.
« Il y avait bien un mois que j'avais quitté la maison du pêcheur, et j'avais retrouvé toutes mes forces et toute mon énergie.
« Un soir, je quittais le Palais-Royal et je me dirigeais vers la place des Victoires où M. le duc de la Feuillade faisait construire un hôtel magnifique, lorsque je croisai un homme qui cheminait à grands pas.
« Cet homme, en me voyant, voulut prendre la fuite ; mais je courus après lui, je le saisis au collet et j'appelai à mon aide deux soldats aux gardes qui passaient par là.
« Or cet homme n'était autre que l'un des deux porteurs de litière, celui-là même qui m'avait remis le billet sans signature dans lequel on me donnait rendez-vous au bord de la Seine, en aval du pont au Change.
« Cet homme, arrêté sur mes instances, fut conduit au Châtelet.
« Là, un juge criminel l'interrogea.
« Mais il prétendit que je me trompais, qu'il n'était pas l'homme dont je parlais, et qu'il me voyait pour la première fois.
« Alors on le mit à la torture.
« Il supporta, sans faiblesse, le supplice du brodequin ; puis il se laissa tenailler le gras des jambes et des bras ; mais son courage s'évanouit devant la question par l'eau.
« Comme son ventre enflait et que le bourreau s'apprêtait à lui entonner une nouvelle cruche d'eau, il demanda grâce et promit de faire des révélations.
« Or, voici ce qu'il raconta :
« – La femme masquée qui de temps à autre, enlevait un jeune et beau gentilhomme et le conduisait en une retraite mystérieuse, n'était pas un vampire, mais une personne qui cherchait la pierre philosophale.
« La preuve en était, dit cet homme, que, lorsqu'elle avait bu quelques gorgées du sang de ses amants, elle se faisait saigner, à son tour, par un chirurgien qui était son complice, et que ce sang, qu'on lui tirait, servait à faire des expériences scientifiques, dont le but était de trouver le moyen de faire de l'or.
« Le porteur de litière ajouta même que ce secret elle l'avait trouvé.
– Et donna-t-il son adresse ? demanda le régent.
– Oui, monseigneur.
– Alors, on la retrouva ?
– Elle habitait, rue de l'Hirondelle, laquelle rue donne dans la rue Gît-le-Cœur, de l'autre côté de la Seine, une maison située au fond d'un jardin.
« Cette maison, le soir même, fut envahie par la police.
– Et on la trouva ?
– Oui, monseigneur. Elle était occupée à faire bouillir un mélange de sang et de drogues médicinales dans un réchaud d'argent, en une salle située dans les combles de sa maison, et qui était encombrée de cornues, d'alambics, de creusets et autres engins de chimie et de sorcellerie.
« Conduite au Châtelet, traduite devant la grande chambre criminelle, elle refusa de faire aucune révélation.
« On la mit à la torture, mais inutilement.
« Alors elle fut condamnée par le parlement à être brûlée vive.
– Et son supplice eut lieu ?
– Oui, monseigneur, j'y assistais. Et quand elle monta sur le bûcher, elle m'aperçut au milieu de la foule et me cria :
« – Tu savais pourtant bien que je suis immortelle !
« Un immense remords s'empara de moi.
« À cette heure, j'eusse donné tout mon sang pour la sauver, mais il était trop tard…
« Le bourreau mit le feu au bûcher et les flammes tourbillonnèrent autour d'elle, se faisant jour au travers d'un épais nuage de fumée.
« Une heure après, acheva le marquis de la Roche-Maubert, il ne restait plus du vampire qu'un monceau de cendres fumantes, et cependant cette femme n'était point morte…
Et le marquis couvrit son visage de ses deux mains et on vit des larmes jaillir au travers de ses doigts amaigris…