Quand les femmes ne jouent pas le rôle de la discorde, elles veulent absolument jouer celui de la conciliation.
Ce fut madame de Sabran qui rétablit la paix, en disant au chevalier :
– Mais continuez donc, mon cher d'Esparron, nous vous écoutons.
Le chevalier reprit :
– La femme que j'aime n'a rien de mystérieux. Elle est jeune, elle est belle, elle est riche, elle est veuve, et nous devons nous marier. Peut-être a-t-elle trempé quelquefois ses lèvres dans un verre de vin d'Aï, mais elle n'a jamais bu de sang humain.
– Ainsi, dit le régent, tu ne t'es pas endormi chez la Niolle ?
– Non, monseigneur.
– Pourquoi donc la Niolle, soumise à la question, a-t-elle dit le contraire ?
– Voilà ce que j'ignore.
– Et pourquoi, depuis trois mois, ne nous as-tu pas donné signe de vie ?
– Mais parce que les amoureux perdent la tête ; parce que ces trois mois ont passé comme trois jours ; parce que je n'ai pas même songé à la quitter une heure, et que ce n'est que ce matin que je me suis enfin souvenu qu'on soupait chaque soir au Palais-Royal, et que depuis trois mois on ne m'y avait pas vu.
– Ma foi ! dit le régent, je ne vois qu'un moyen de sortir de là.
– Lequel ? monseigneur.
– C'est que le marquis te raconte ce qu'il nous disait tout à l'heure.
– Volontiers, dit le vieillard.
Et il refit gravement, avec un accent non moins grand de sincérité, le même récit que les convives du régent avaient entendu déjà.
Plusieurs fois le chevalier se mit à rire et murmura :
– Absurde ! absurde !
Puis, comme le marquis finissait, M. d'Esparron répondit :
– Monsieur le marquis, je ne vois aucun inconvénient à ce que vous soyez superstitieux, et même j'irai plus loin, et il se peut bien que votre histoire soit vraie de tous points. Mais que prouve-t-elle ? Une seule chose, c'est que la note de police remise à M. le cardinal Dubois est le point de départ de votre erreur. On vous a raconté que j'avais été enlevé dans une barque par une femme masquée, et vous en avez conclu que cette femme était le vampire de votre prunelle. Ceci est tout naturel, et ce n'est pas à vous que j'en ai. Mais…
Ici le chevalier s'arrêta un moment et regarda le cardinal.
Puis il reprit :
– Mais, monsieur le cardinal, avez-vous bien réfléchi que votre police est mal faite ?
– Je ne le crois pas, fit Dubois avec colère.
– Et que Votre Éminence a fort bien pu être mystifiée par des coquins qui ont voulu tirer faveur et profit du conte qu'ils vous ont fait.
– Mais on a mis la Niolle à la torture, dit le régent.
– La Niolle est une coquine qui s'est entendue avec les mystificateurs.
Cette dernière réponse avait quelque chose de logique qui frappa Dubois.
Après tout, il ne savait que ce que les gens de la police lui avaient dit.
– Tonnerre ! dit-il, en frappant du poing sur la table, je vais envoyer chercher la Niolle !
– C'est par là qu'il aurait fallu commencer, dit le régent. Et, en attendant qu'elle vienne, soupons.
Le chevalier d'Esparron s'était mis à table, et il se trouvait précisément à côté du marquis.
Celui-ci, pendant le souper, se montra d'une courtoisie parfaite pour lui.
Il lui servit constamment à boire, et le chevalier, qui était un rude compagnon, lui fit raison chaque fois.
Pendant ce temps, on avait envoyé un capitaine des gardes à la Pomme d'Or, avec ordre de ramener la Niolle de gré ou de force.
Une heure s'écoula. Le capitaine des gardes revint.
– Voici la Niolle, dit-il.
– Où est-elle ?
– Dans l'antichambre.
– Qu'elle entre, ordonna le régent.
– Ah ! oui… qu'elle entre !… balbutia le chevalier d'une voix avinée.
Et, ce disant, il se renversa brusquement sur le dossier de son fauteuil.
– Chut ! fit le marquis, tout à l'heure.
En même temps, le vieillard montra le chevalier qui venait de fermer les yeux :
– Il dort, fit-il tout bas.
– Il est ivre, dit le régent.
– Et j'ai un peu précipité son ivresse, ajouta le marquis.
En même temps, il posa sur la table sa main gauche, dont l'annulaire était orné d'une grosse bague.
– Tout à l'heure, dit-il, j'ai laissé tomber dans son verre trois grains d'opium renfermés dans le chaton de cet anneau.
Le régent eut un geste de surprise.
– Il dort, répéta le vieillard avec un accent d'autorité qui impressionna tout le monde. Vous ferez entrer la Niolle après, monseigneur.
– Pourquoi pas tout de suite ?
– Mais parce que je n'ai pas besoin d'elle pour vous prouver que j'ai dit la vérité.
– Comment ?
– Le chevalier est amoureux de la femme vampire.
– Ah ! par exemple !
– Et je vais vous le prouver sur-le-champ.
Alors le vieux marquis se leva ; il repoussa un peu le fauteuil dans lequel dormait le chevalier d'Esparron.
Puis, au grand ébahissement de tous, il se mit à desserrer la collerette de dentelle du jeune homme.
Et soudain les convives jetèrent un cri.
Le chevalier avait au cou une cicatrice encore sanglante, quelque chose comme une large piqûre, et le marquis dit avec un accent de triomphe :
– Voilà les traces du vampire. Douterez-vous, maintenant ?…