VIII

Il est difficile de peindre la stupeur des hôtes du Régent, à la vue de cette cicatrice que le chevalier d'Esparron portait au cou et que le marquis de la Roche-Maubert venait de découvrir.

Ainsi donc le marquis avait dit vrai ! il y avait une femme vampire, une goule affreuse qui se nourrissait de sang humain !

Et le chevalier d'Esparron aimait cette femme et il était sa victime et son complice, puisqu'il avait nié tout d'abord.

Le vieux marquis triomphait.

Mais ce triomphe ne lui suffisait pas encore ; il n'était pas assez complet, selon lui.

Et, s'adressant au Régent qui ne croyait à rien :

– Monseigneur, dit-il, si la femme qui l'a mordu au cou est bien celle qui se nourrissait de mon sang, il y a quarante années, nous allons le savoir tout de suite.

– Comment cela ? fit le Régent.

– En dénouant la collerette du chevalier, poursuivit M. de la Roche-Maubert, ma main a rencontré sur sa poitrine un objet dur et froid que je soupçonne être un médaillon.

– Son portrait ?

– Oui, le portrait du vampire.

– Voyons-le, dit le Régent.

Mais le marquis secoua la tête.

– Oh ! pas encore, fit-il.

– Pourquoi ?

– Je désirerais, auparavant, que Votre Altesse m'accordât une minute de tête à tête.

– Soit, dit le prince.

Et s'adressant à madame de Sabran :

– Marquise, dit-il, on a servi le café dans votre boudoir, n'est-ce pas ? Voulez-vous y mener ces messieurs ?

La marquise se leva de table et tout le monde la suivit.

Il ne resta plus dans la salle du souper que le Régent, le vieux gentilhomme et le chevalier d'Esparron endormi.

– Voyons le médaillon, dit alors le Régent.

M. de la Roche-Maubert passa sa main décharnée entre la chemisette et la poitrine de d'Esparron, et cette main ramena un médaillon suspendu au cou par un cordon de soie.

Le marquis tremblait, du reste, et il détournait la tête, comme s'il eût craint que son regard ne se brûlât au contact de ce portrait.

– Voyez, monseigneur, dit-il.

Et il n'osait, lui-même, jeter les yeux sur le médaillon.

Le Régent s'en empara, l'approcha d'une torchère à trois bougies, et un cri d'admiration lui échappa :

– Ah ! marquis, dit-il, si cette ravissante jeune fille est une goule, je consens à être vampire moi-même.

En effet, le Régent avait sous les yeux une miniature représentant une femme blonde qui paraissait avoir dix-neuf ou vingt ans et dont la beauté avait quelque chose d'ingénu et de véritablement céleste.

C'était une tête de séraphin sur un corps de vierge.

L'exclamation du Régent força le marquis à regarder le médaillon à son tour.

– Oui, dit-il, avec une sombre énergie, c'est bien elle !

– Allons donc ! fit le Régent.

– Sur l'honneur, monseigneur.

– Mais ne voyez-vous pas que c'est une enfant ?

– Puisqu'elle est immortelle et qu'elle ne vieillit pas.

Le Régent regarda tour à tour alors d'Esparron endormi et dont les lèvres entr'ouvertes souriaient, le vieux marquis de la Roche-Maubert et le médaillon.

Ce portrait de femme, ce jeune homme au charmant visage formaient un singulier contraste avec le vieillard dont le front s'était subitement assombri, dont les lèvres se frangeaient d'une imperceptible écume et qui avait de fauves éclairs dans les yeux.

Sans cette petite marque rouge que le chevalier avait au cou, le Régent n'eût pas hésité à croire que le vieux marquis était fou.

En effet, depuis que les autres convives étaient sortis, le vieux marquis n'était plus le même homme.

Le calme qu'il avait tout à l'heure avait fait place à une agitation presque furieuse, et tout à coup il s'écria :

– Ah ! monseigneur, monseigneur, à quoi servent donc les cheveux blancs et les glaces de l'âge ? Il m'a suffi de revoir ce portrait pour que mon cœur se réveille et batte comme à vingt ans !

– Comment ! marquis, dit le Régent stupéfait. En admettant que cette femme fût celle que vous avez connue il y a quarante ans, vous l'aimeriez encore ?

– Oui, monseigneur.

– Mais c'est une goule ?

– Soit.

– Un vampire, c'est vous qui l'avez dit.

– Qu'importe !

– Alors pourquoi faire un crime à d'Esparron d'avoir obéi au même sentiment d'admiration ? fit le Régent avec une pointe d'ironie.

Le marquis ne répondit pas ; mais il laissa tomber sur le jeune homme endormi un regard de jalousie farouche.

Philippe d'Orléans était devenu tout à coup sérieux et son front avait pris un aspect sévère.

– Marquis, dit-il, tout ce que vous venez de me raconter m'intrigue au plus haut degré ; mais, en même temps, comme je porte une vive affection au chevalier d'Esparron que vous avez endormi un peu traîtreusement, vous me permettrez de vous demander un serment.

– Lequel, monseigneur ?

– Celui de ne souffler mot de tout cela à âme qui vive, avant que j'aie éclairé moi-même cette affaire ténébreuse.

– Mais, monseigneur, dit le marquis, toutes les personnes qui étaient là tout à l'heure…

– Je suis sûr de leur discrétion. Où logez-vous, marquis ?

– À la Croix-Jaune, rue des Nonnains d'Hyères, monseigneur.

– Eh bien, rentrez chez vous, marquis, et n'en bougez que lorsque je vous le ferai dire.

Ce disant, le Régent souleva une tapisserie qui masquait une porte qu'il ouvrit.

Cette porte donnait sur un escalier dérobé.

– Vous trouverez la cour d'honneur au bout, dit-il. Allez, marquis, et attendez mes ordres.

Le vieux gentilhomme s'inclina et sortit sans mot dire.

Alors, le Régent repassa le médaillon au cou du chevalier endormi et agrafa de nouveau la collerette, en ayant soin de renouer le ruban de soie qui était cousu après.

Puis il prit la sonnette qui se trouvait sur la table et l'agita.

Au bruit, les convives revinrent et se montrèrent quelque peu étonnés de voir que le marquis avait disparu.

– Mes amis, dit alors le Régent, je crois bien que M. de la Roche-Maubert n'a pas tout son bon sens.

– Je le crois aussi, dit le cardinal Dubois.

– Mais, enfin, continua le Régent, voilà certes une aventure qui a bien son mérite au point de vue de l'étrangeté, et je crois que nous aurions mauvaise grâce de ne pas nous en montrer friands. Combien sommes-nous ici ?

– Onze, répondit Dubois, y compris le chevalier.

– Reste à dix. Eh bien, poursuivit Philippe d'Orléans, nous allons faire un serment entre nous.

On attendit que le Régent s'expliquât.

– Le serment de ne rien dire à d'Esparron de ce que nous avons vu, acheva le prince.

– À quoi bon ? fit le cardinal.

– Parce que, mon compère, si d'Esparron se défend d'aimer une goule, c'est qu'il a ses raisons.

– Bon !

– Et dès lors il prendra ses précautions pour déjouer toutes nos investigations. Or, dit encore le Régent, nous ne nous amusons pas tous les jours, il faut en convenir, et voici peut-être la première occasion sérieuse qui se présente.

« Puisque d'Esparron est revenu, c'est qu'il veut être désormais des nôtres, tout en conservant ses amours.

« S'il se défie, nous ne saurons rien, et je veux savoir…

– Moi aussi, murmura la marquise de Sabran, curieuse comme toutes les femmes.

Et chacun prêta le serment demandé par monseigneur Philippe d'Orléans.

Puis celui-ci ajouta :

– Et maintenant, laissons-le dormir.

Et, sur un signe du Régent, Simiane et M. de Nocé prirent le chevalier à bras-le-corps et le portèrent sur une ottomane, où ils le couchèrent tout de son long.

Le chevalier dormait toujours.

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