Que se passa-t-il alors entre le Régent et cette femme qui était si merveilleusement belle ?
C'est ce que personne n'aurait pu dire, car ils demeurèrent seuls pendant plus d'une heure et causèrent à voix basse. Mais certainement, il n'avait pas été question d'amour entre eux, et la galanterie bien connue de monseigneur Philippe d'Orléans n'eut rien à voir dans cet entretien.
Le chevalier d'Esparron s'était éclipsé, nous l'avons dit, mais sans doute qu'il n'était pas loin, car le Régent l'ayant appelé, il revint aussitôt.
Le prince était pâle et tout son visage trahissait une violente émotion.
Il tenait dans sa main la main de la femme immortelle, et il attachait sur elle un affectueux regard.
Qu'aurait donc pensé le marquis de la Roche-Maubert ?
– Approche, dit-il au chevalier.
Et il lui prit pareillement la main et il la mit dans celle de la jeune femme.
Puis, d'une voix triste et grave :
– Maintenant que je sais tout, dit-il, écoutez-moi, mes enfants.
Ils se groupèrent auprès de lui comme s'il eût été réellement leur père.
– Je ne suis pas vindicatif, dit le Régent, je pardonne même trop facilement ; cependant j'avoue que si j'étais en votre lieu et place, je penserais comme vous et je poursuivrais le but que vous vous êtes donné, comme le plus saint des devoirs.
« Malheureusement, mes enfants, au dessus du cœur humain, il y a la raison de l'homme, et l'homme, en raisonnant, a forgé des lois pour réfréner ses passions.
« Que demain, la vérité se fasse jour, que, votre vengeance accomplie, vous soyez arrêtés, traduits devant le parlement assemblé en chambre criminelle, les juges vous absoudront peut-être, au fond de leur conscience, mais ils vous condamneront sûrement.
« Vous serez brûlée comme sorcière, ma pauvre petite, et toi aussi, mon bon ami.
Ils ne répondirent pas, mais leur silence témoignait d'une résolution inébranlable.
Le Régent les regardait toujours.
– Pourtant, dit-il, sans cet héritage de haine qui vous est transmis, vous pourriez être si heureux, mes enfants ! vous êtes jeunes, vous êtes beaux, vous vous aimez…
– Oh ! oui, dit la créature mystérieuse en passant ses deux bras au cou du chevalier.
– Vivre et mourir ensemble, c'est le bonheur, ajouta le chevalier.
– Écoutez-moi encore, poursuivit Philippe d'Orléans. Je suis Régent, j'ai pour quelques années encore le pouvoir suprême, mais le roi deviendra majeur et je ne serai plus rien, et si votre œuvre n'est pas accomplie alors, je ne pourrai plus vous sauver.
« Hâtez-vous donc et priez Dieu qu'il me conserve, car si je venais à mourir demain, mon héritage pourrait bien advenir à ce prêtre austère qu'on appelle M. de Fréjus et qui se montrerait d'autant plus sans pitié pour les sorciers, qu'il ne croit pas à la sorcellerie.
« Hâtez-vous donc ; puis, votre œuvre accomplie, quittez Paris, fuyez le royaume et allez-vous-en en quelque coin du monde où vous puissiez vivre heureux.
En prononçant ces derniers mots, le Régent baisa la main de cette femme étrange, puis il s'appuya sur l'épaule du chevalier d'Esparron pour se lever, et quand il fut debout, il leur dit encore :
– Adieu, mes enfants, et Dieu vous garde !
– Monseigneur, dit alors le chevalier, je vais vous reconduire.
– Par le même chemin ?
– Oh ! non. Venez. Maintenant que Votre Altesse sait tout, à quoi bon le merveilleux ?
– Adieu, monseigneur, dit la jeune femme qui, à son tour, prit la main du Régent et la baisa.
Alors le chevalier écarta un rideau de feuillage et le prince se trouva au seuil d'une autre salle d'une décoration toute différente, et qui n'avait plus rien d'oriental.
Le chevalier fit traverser cette salle au Régent, puis après elle un corridor, puis gravir un escalier, et enfin, ils se trouvèrent dans un vestibule sombre, garni de vieilles boiseries.
Au fond de ce vestibule d'Esparron ouvrit une porte.
Alors une bouffée d'air vif et froid frappa le Régent au visage, et il se trouva dans la rue.
Une rue étroite, bordée de maisons hautes et noires.
– Ah ! ah ! dit-il, est-ce par hasard la rue de l'Hirondelle, cela ?
– Oui, monseigneur.
– Et la maison d'où nous sortons ?…
– Est celle, fit le chevalier en souriant, dans laquelle on vit entrer la vieille femme et le bouc, le soir du supplice.
– Et vous osez rester ici ?
– Monseigneur, dit froidement le chevalier, toute la police du cardinal Dubois, le compère de Votre Altesse, fouillerait cette maison de fond en comble, qu'elle ne trouverait rien.
– Pas même la grotte des Nymphes ?
– Pas plus la grotte que le canal souterrain par lequel nous sommes venus.
– Je le souhaite pour vous, dit le Régent.
Il poussa un soupir, puis il s'enveloppa dans son manteau, et tous deux se dirigèrent vers la rue Gît-le-Cœur, qui, parallèle à celle de l'Hirondelle, descendait vers la rivière.
* * * *
Le lendemain matin, le cardinal Dubois pénétra de bonne heure dans le cabinet du Régent.
Le prince, levé depuis longtemps, travaillait.
– Ah ! te voilà compère ? dit-il.
– Oui, monseigneur, Votre Altesse n'a-t-elle pas eu le cauchemar ?
– Aucunement, compère.
– Cependant le récit de mon vieux parent ?…
Le Régent fronça le sourcil.
– Écoute, Dubois, fit-il. Veux-tu que je te donne un bon conseil ?
– Parlez, monseigneur.
– Ton parent est logé rue de l'Arbre-Sec, n'est-ce pas ?
– Oui.
– Va le voir.
– Bon.
– Mets-le dans une chaise de poste.
– Après ?
– Et renvoie-le dans ses terres.
– Mais, monseigneur…
– En lui disant que s'il tient à vivre vieux, l'air des champs vaut mieux pour lui que celui de Paris. C'est tout ce que je puis te dire.
Et le Régent congédia Dubois d'un geste qui signifiait : Tu ne sauras rien autre chose.