L'obscurité, nous l'avons dit, régnait dans la chambre où se trouvaient le marquis de la Roche-Maubert et l'intendant.
Mais, à l'accent sarcastique de ce dernier, on devinait que son visage devait avoir une expression infernale.
– Monsieur le marquis, dit-il, la chose n'est pas commune, n'est-ce pas ? Un serviteur qui parle de son maître aussi peu révérencieusement que moi ?
– En effet, dit le marquis, cela n'est pas très fréquent ; mais continuez, de grâce, cher monsieur Conrad.
– Je ne veux pourtant pas que vous me jugiez mal, monsieur, et c'est pour cela que je vais tout de suite vous dire que l'histoire que je vais vous raconter, je la tiens de mon père.
– Ah !
– Mon père était comme moi au service du margrave, et il m'a laissé des mémoires.
– Eh bien, fit le marquis avec impatience, voyons les mémoires de monsieur votre père.
– Je commence donc. Mon père et le margrave étaient à peu près du même âge.
« Ils arrivèrent ensemble à Paris, et comme le margrave était pauvre comme Job, tout serviteur qu'il était, mon père était un peu son ami.
« Ils venaient à Paris, le prince pour revendiquer certaine indemnité de guerre qui avait été stipulée, en faveur de la famille à la suite de la guerre de Trente ans, mais qui n'avait jamais été payée ; mon père, s'attachant à la mauvaise fortune de ce souverain sans souveraineté et espérant des jours meilleurs.
« Au bout de six mois de démarches de toute nature, le prince margrave de Lansbourg-Nassau n'avait encore rien obtenu.
« Il avait vu les ministres qui l'avaient renvoyé au roi et le roi qui l'avait renvoyé à ses ministres.
« Les écus devenaient rares dans sa bourse, et le jour où cette bourse serait complètement à sec était proche.
« Mais, un matin, le prince, qui était sorti de très bonne heure, revint à la méchante auberge où il logeait et où on lui avait fait comprendre qu'on ne pouvait plus le garder ; tout rayonnant de joie et d'espoir, il frappa sur l'épaule de mon père et lui dit :
« – Nous allons devenir riches.
« Mon père crut que la fameuse indemnité de guerre allait être payée ; mais il n'en était pas question.
« Il s'agissait bien de cela en vérité !
« Et cependant le prince tira de son escarcelle une pile de louis et il paya ce qu'il devait à l'auberge, à la grande joie et à la courte honte de l'hôtelier qui lui avait refusé crédit.
« Puis il commanda à mon père de réunir leurs hardes, de fermer leurs valises et de s'apprêter à partir.
« Mon père demanda s'ils quittaient Paris ; mais le margrave ne lui répondit pas.
« Ils attendirent la nuit.
« Quand le couvre-feu fut sonné, tous deux quittèrent l'hôtellerie à pied.
« Mon père portait les valises sur son dos et le prince ne dédaigna pas de se charger de quelques menus paquets.
« Ils descendirent ainsi jusqu'au bord de l'eau.
« Là, le prince mit deux doigts sur sa bouche et fit entendre un coup de sifflet.
« Alors une barque se détacha de la rive opposée, traversa lentement le fleuve et vint accoster à leurs pieds.
« Cette barque était montée par deux hommes dont le visage était couvert d'un loup de velours noir.
« Sans doute qu'ils attendaient le prince et son compagnon, car ils ne dirent pas un mot, et aussitôt que ceux-ci furent embarqués, ils poussèrent au large.
« Mon père voulut encore demander où ils allaient ; mais le prince lui imposa silence, et la barque descendit au fil de l'eau.
« Une demi-heure après, elle passait sous le pont Saint-Michel et venait raser les murailles grises d'une vieille maison dont les assises plongeaient dans le fleuve.
« Alors, elle s'arrêta.
« En même temps, une fenêtre qui était presque au niveau de l'eau s'ouvrit.
« La fenêtre ouverte, le prince en enjamba l'entablement, et mon père le suivit.
« Ils se trouvèrent alors dans une obscurité profonde.
« Mais mon père entendit des chuchotements. Il crut distinguer comme une voix de femme et comprit que le prince était conduit par la main.
« Puis, une porte s'ouvrit devant eux.
« Alors la lumière succéda à l'obscurité, et mon père s'arrêta tout étonné.
« Il était au seuil d'une salle de dimensions ordinaires, mais entièrement ronde et voûtée.
« On eût dit qu'il se trouvait sous la coupole de quelque vaste édifice.
« Les murs n'avaient pas de fenêtre.
« Une lampe, qui descendait de la voûte, projetait autour d'elle une lumière douteuse.
« Cependant, à sa lueur, mon père put voir les objets environnants.
« Il aperçut des cornues, des alambics, un mouton vivant attaché au mur par une chaîne, une table chargée de vieux livres, de parchemins, et dans un coin, une autre table sur laquelle se trouvait un autre mouton.
« Celui-là avait été égorgé et son sang coulait goutte à goutte dans un bassin d'argent placé au dessous.
« À peine étaient-ils entrés qu'une femme parut.
« Elle était jeune, si on s'en rapportait à sa démarche et à sa tournure.
« Elle était belle, si on en jugeait par les boucles luxuriantes d'une chevelure blonde qui retombaient confusément sur ses épaules demi nues.
« Mais il était impossible de voir son visage, lequel était couvert d'un masque au travers duquel brillaient deux yeux d'un noir éclatant.
« Elle salua le prince d'un geste.
« Puis elle regarda mon père.
« – C'est le serviteur dont je vous ai parlé, dit-il.
« La femme masquée s'inclina.
« Alors le margrave se tourna vers mon père :
« – Hermann, lui dit-il ; nous sommes entrés dans le temple de la Fortune. Nous sortirons d'ici aussi riches que nous voudrons, mais nous jouons notre vie…
« – Ah ! fit mon père avec indifférence.
« – Nous serons les rois du monde ou nous serons brûlés vifs comme des sorciers, ajouta le prince. Si tu as peur, dis-le, et va-t'en.
« – Non, répondit mon père.
« Et il resta.
« – Après ? fit le vieux marquis de la Roche-Maubert que ce récit intriguait et qui se sentait intéressé au plus haut degré.