Il s'écoula plus d'une heure.
Le marquis de la Roche-Maubert attendait toujours, penché en dehors de sa fenêtre et l'œil fixé sur la rue de l'Arbre-Sec.
La rue était maintenant déserte.
Quand ils avaient vu les lumières s'éteindre une à une dans l'auberge, les bons bourgeois que la curiosité avait d'abord ameutés à la porte s'étaient éloignés un à un.
Les sergents de police en faisant leur ronde avaient balayé les retardataires.
Donc la rue était déserte et silencieuse, le vieux marquis de la Roche-Maubert attendait le retour de l'intendant, et, tout en attendant, le bonhomme songeait.
On le sait, sa tête était verte et sa cervelle légère, en dépit de la neige qui les recouvrait.
Ce nom de la rue de l'Hirondelle venait de plonger le marquis dans le vaste domaine des suppositions, et son imagination jalouse l'emporta bientôt dans des sphères fantastiques.
D'abord il revint à son rêve d'amour ; c'est à dire à cette femme qui triomphait de la mort, qui ressuscitait au milieu des cendres d'un bûcher, et, plus belle, plus jeune que jamais, tournait la tête au chevalier d'Esparron.
Mais ce rêve qui lui fit oublier un moment le margrave se compliqua tout à coup de ce nouveau personnage. C'est à dire qu'ayant entendu madame Edwige dire à son mari : Va-t'en rue de l'Hirondelle ! – le marquis ne douta pas un seul moment que ce fût ailleurs que chez la femme immortelle que l'intendant vêtu de rouge eût une mission à remplir.
Or quelle pouvait être cette mission ?
Le marquis devina ou crut deviner.
Le margrave venait à Paris pour se marier.
Il y avait, rue de l'Hirondelle, une femme merveilleusement belle, et c'était à elle qu'il songeait.
La chose parut même si simple à M. de la Roche-Maubert, que, tout d'abord, il songea à mettre son épée sous son bras, à descendre à l'étage inférieur, à pénétrer chez le margrave, et à le tuer sans vergogne.
Cependant, un éclair de raison traversa son cerveau, juste à temps pour l'empêcher de donner suite à ses projets insensés.
Il se souvint que le margrave avait assisté à l'exécution de la femme immortelle, et qu'il avait paru s'en réjouir, et que, par conséquent, en admettant qu'il eût conservé des relations avec cette créature qui se riait des flammes et de la mort, rien ne prouvait qu'il l'aimât et voulût l'épouser.
Donc, le marquis de la Roche-Maubert remit son épée sous son traversin et alla se replacer à la fenêtre, attendant toujours l'intendant.
Bientôt un bruit de pas se fit à l'entrée de la rue, du côté de la rivière.
La nuit était obscure, et le marquis eut d'abord quelque peine à reconnaître un homme qui s'avançait le nez dans son manteau.
Mais il y avait deux lanternes qui éclairaient la rue, et cet homme ayant passé sous l'une d'elles, le marquis n'eut plus de doute.
C'était bien l'intendant.
– Pourvu qu'il n'oublie pas le rendez-vous qu'il m'a donné ! pensa le bouillant marquis.
Il ferma la fenêtre, et il attendit.
Quelques minutes s'écoulèrent encore, puis on frappa deux coups discrets à la porte.
M. de la Roche-Maubert courut ouvrir.
– Est-ce vous ? dit-il tout bas.
– C'est moi, dit l'intendant.
– Attendez que je rallume une bougie.
– Oh ! non, c'est inutile, fit le bonhomme à voix basse. Edwige me croit encore dehors et je suis monté tout doucement.
Le marquis conclut de ces mots que l'intendant redoutait autant que le margrave la terrible madame Edwige :
– Comme vous voudrez, dit-il.
Et il avança un siège à l'intendant et s'assit lui-même sur le pied de son lit.
Une question bouillonnait dans la gorge de M. de la Roche-Maubert.
Il avait bien envie de dire à l'intendant : « Mais qu'êtes-vous donc allé faire rue de l'Hirondelle ? »
Un sentiment de vulgaire prudence l'en empêcha.
– Sachons d'abord ce qu'il m'a promis de me raconter, pensa-t-il, nous verrons après.
Et, dominant son émotion jalouse, rendant à sa voix le calme qu'il seyait à son âge, il dit à l'intendant :
– Ainsi donc, cher monsieur Conrad, vous avez des choses curieuses à me raconter ?
– Très curieuses, monsieur le marquis.
– Touchant votre maître le margrave ?
– Naturellement, mais, reprit Conrad en baissant la voix, j'eusse hésité peut-être, malgré ma promesse, si je n'avais vu monseigneur reconnaître monsieur le marquis.
– Ah ! ah !
– Et si je ne l'avais entendu dire : « Je vous dois ma fortune. »
– Ah ! c'est juste, dit le marquis, il a dit cela.
– Certainement il l'a dit.
– Le margrave serait-il fou ou bien se moquait-il de moi ?
– Ni l'un, ni l'autre ?
– Comment ?
– Monseigneur a dit la pure vérité.
– Ah ! par exemple !
– C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire.
– Mais…
– Il est impossible, reprit Conrad, que monsieur le marquis manque de mémoire au point d'oublier certaine sorcière qu'on brûla en place de Grève ?
– Certes non, je ne l'ai pas oubliée.
– Eh bien, c'est parce qu'on a brûlé la sorcière que mon maître est si riche.
– Ah ! bah !
– Et comme c'est sur la dénonciation de monsieur le marquis que la sorcière a été brûlée…
Un nuage passa sur le front du marquis.
– Ah ! vous savez aussi cela ? fit-il.
– Dam ! répondit l'intendant, sans cela, conterais-je mes petites affaires à monsieur le marquis ?
– Eh bien ! continuez, je vous écoute.
Et le marquis essuya quelques gouttes de sueur qui perlaient à son front.