Certes, le personnage que regardait le marquis était bien digne, après tout, d'attention.
C'était un petit homme au profil anguleux, au front chauve, aux dents jaunes, dont les yeux gris pétillaient de malice et dont les lèvres minces étaient armées d'un sourire moqueur et sardonique.
– Ah ! ah ! dit-il en regardant le marquis, cela vous étonne, n'est-ce pas, que mon noble maître se veuille marier à soixante et dix ans ?
« Cela vous étonnera bien plus encore quand vous l'aurez vu.
« Il est chétif, il est courbé, il tient à peine sur ses jambes, et il ne sort pas quand il fait du vent, de peur d'être renversé.
– Voilà, pensa le marquis, un excellent serviteur et qui fait tout à fait bien les honneurs du physique de son maître.
– Mais il est si riche, le prince margrave, poursuivit le petit homme, que les filles à marier se l'arracheront… vous verrez ça…
– Comment ! fit le marquis, votre maître ne vient donc pas pour épouser une femme choisie à l'avance ?
– Que nenni ! répliqua l'intendant ; mon maître veut choisir. Il va mettre sa main aux enchères. La plus jeune et la plus belle l'emportera. Un bel enjeu, ma foi !
Et le petit homme riait d'un si bon cœur que le marquis lui dit :
– Est-ce que vous plaisanteriez aussi agréablement en présence de votre maître ?
– Oh ! mon Dieu ! oui, répondit le petit homme. Il ne se fâche jamais avec moi, et j'ai pouvoir de tout lui dire. D'abord, il ne fait que ce que je veux…
– Vous êtes un heureux intendant, dit le marquis avec un sourire.
– C'est moi qui lui ai donné le conseil de se marier.
– Vous ?
– Parbleu. Que voulez-vous qu'il fasse tout seul ? Et puis, il n'a pas d'héritier.
– Et il est probable qu'il n'en aura pas, s'il est aussi décrépit que vous le dites.
– Bah ! qui sait ? railla le petit homme. Vous connaissez le proverbe, monsieur : Dieu est grand.
Et il se mit à rire de plus belle.
– Mais, attendez donc, fit le marquis dont la mémoire se rafraîchissait singulièrement cette nuit-là, il me semble que je l'ai connu autrefois, votre prince margrave ?
– C'est fort possible.
– Il a vécu à la cour de France ?
– Oh ! une année seulement.
– À quelle époque ?
– Il y a tant d'années que je ne saurais vous le dire au juste, mais c'était celle où on brûla en place de Grève une sorcière qui, disait-on, se nourrissait de sang humain.
Le marquis tressaillit de nouveau, et ses souvenirs s'éclaircirent de plus en plus.
L'intendant, le petit homme à la livrée écarlate, continuait de sourire, et attachait sur le marquis un regard qui semblait vouloir dire :
– Je vous raconterais bien autre chose, si vous le vouliez…
Ce regard fut sans doute compris du marquis, car il fit une chose inouïe pour ce temps-là.
Il prit une chaise et il alla s'asseoir, lui, le gentilhomme, l'homme de race, à côté de ce laquais.
– Oui, oui, poursuivit-il, du ton qu'il eût employé avec un égal, je me souviens parfaitement maintenant. Le prince margrave de Lansbourg-Nassau ? Mais je ne connais que cela !
– C'est bien possible, répéta le petit homme.
– Est-ce que vous étiez à son service alors !
– Moi, non, je n'avais pas dix ans, mais mon père…
– Ah ! ah ! Il était l'ami du comte d'Auvergne, n'est-ce pas ?
– Oui, certes.
– Et du baron de V…, un personnage fort important, en ce temps-là ?
– Précisément.
– Et vous dites que votre maître est riche ?
– Fabuleusement riche.
– C'est singulier, murmura le marquis.
Le petit homme souriait toujours.
– Ah ! fit-il, je sais bien ce que vous allez me dire. Au temps dont nous parlons, le margrave n'avait absolument que des dettes.
– Du moins, on le disait…
– La principauté de Lansbourg est grande comme la main, et mon maître a eu beau vouloir se rattacher par les femmes à la noble maison de Nassau, il était alors un très petit seigneur.
– C'est ce que j'allais vous dire, fit le marquis.
– J'ai ouï dire à mon père, poursuivit l'intendant à voix basse, que le margrave avait trouvé le moyen de faire de l'or.
– En vérité ?
– Mais chut ! fit l'intendant, ce n'est pas ici qu'on peut raconter ces choses-là.
– Cependant, dit le marquis avec un abandon et une familiarité qui flattèrent sensiblement l'intendant, j'aimerais assez les savoir.
– Logez-vous ici ?
– Vous le voyez.
– Où est votre chambre ?
– Au second étage. Elle porte le numéro 3.
– Eh bien, dit le petit homme, mon noble maître ne peut maintenant tarder d'arriver. Quand il sera venu, qu'il aura soupé, que je l'aurai mis au lit, j'irai vous dire bonsoir.
– Et vous me raconterez ?…
– Tout ce que vous voudrez.
Le marquis n'eut pas le temps de répliquer, car un grand bruit se fit dans la rue de l'Arbre-Sec.
On entendait retentir des coups de fusil, sonner de bruyants grelots, résonner sur le pavé le trot de plusieurs chevaux et un grincement de roues continue !…
C'était le prince margrave de Lansbourg-Nassau.
– Ma foi ! murmura le marquis, je ne suis pas curieux d'ordinaire, mais je veux voir ce personnage.
Et il se précipita vers le seuil de l'hôtellerie.
L'hôte et ses marmitons armés de torches environnaient la chaise de poste du margrave.
Un homme en descendit.
Il était de haute taille, mais tellement courbé qu'il paraissait petit.
Son front était chauve, son visage aussi jaune qu'une feuille de parchemin ; mais ses yeux avaient encore des éclairs et comme une expression fatale.
Le marquis rencontra son regard, et tout brave et si robuste qu'il fût encore, il eut froid au cœur…
– C'est un démon dans le corps décrépit d'un centenaire, murmura-t-il.
Et il éprouva sur-le-champ comme un sentiment de haine violente pour cet homme qui paraissait avoir déjà un pied dans la tombe.