XVI

Le prince margrave de Lansbourg-Nassau était suivi d'une véritable cour en miniature ; une quinzaine de personnes, pour le moins, l'accompagnaient.

Pages, écuyers, petits gentilshommes allemands, et avec eux une femme du nom d'Edwige.

Cette femme était une forte commère, haute en couleurs, d'une beauté masculine qui frisait la quarantaine.

Elle avait des dents blanches et pointues comme un animal carnassier, des lèvres lippues et sensuelles, des formes appétissantes et robustes.

Était-ce une cuisinière ou une grande dame ?

Ni l'un ni l'autre.

Madame Edwige, comme on l'appelait, était la femme de ce petit homme en livrée rouge et or qui prenait le titre d'intendant.

Cependant, pages et valets, hauts et bas gentilshommes de la suite du margrave lui témoignaient un respect servile qui semblait établir entre elle et le prince richissime tout au moins des relations mystérieuses, sinon la connaissance de quelque secret terrible sur lequel elle avait fondé toute sa puissance.

Le margrave était entré dans l'auberge, en homme habitué à tout fouler aux pieds.

D'abord il n'avait vu que l'hôtelier et ses marmitons et avait laissé peser, sur la foule des curieux assemblés à la porte, un de ces regards indifférents et pleins de mépris que les grands ont pour les petits.

Le vieux marquis de la Roche-Maubert demeurait assis tranquillement au coin du feu, et comme il était un peu dans l'ombre, le margrave ne le vit pas tout d'abord.

Il n'en fut pas de même de madame Edwige, qui s'approcha de l'intendant et, tout en demandant à celui-ci si tout était prêt pour la réception de leur seigneur et maître, regarda le marquis avec attention.

Le marquis avait sacrifié à sa curiosité tout son orgueil de gentilhomme.

Au lieu de demander sèchement qu'on le conduisît à sa chambre, il demeura pendant plus d'une heure à la même place, confondu avec les gens de la suite du prince.

Celui-ci s'était mis à table.

La cuisine, à cette époque, n'avait pas encore, dans les hôtelleries, abdiqué son importance en faveur de la salle à manger.

Celle-ci n'existait pas encore.

C'était dans la cuisine, auprès des fourneaux rutilants, en face de la cheminée à large manteau, sous lequel tournait une broche homérique, que les tables de gala étaient toujours dressées.

Cette nuit-là, César le Borgne, l'homme qui dirigeait les destinées de la Pomme-d'Or, avait fait deux tables.

L'une, plus haute, chargée d'argenterie et de cristaux, était réservée au margrave et ne supportait qu'un couvert.

L'autre était réservée à tous les gens de sa suite.

Le margrave se mit donc à table ; et seulement alors il aperçut le marquis de la Roche-Maubert, qui n'avait point bougé du coin de la cheminée.

Il attacha sur lui son petit œil diabolique, ses lèvres minces se plissèrent avec une nuance de dédain, et il appela César le Borgne.

L'hôtelier s'empressa d'accourir.

– Qu'est-ce que ce seigneur ? demanda le margrave de sa voix chevrotante.

Le marquis entendit la question, et il se chargea de répondre.

– Je suis, monsieur, dit-il, le marquis Paul de la Roche-Maubert, gentilhomme normand et ancien page du duc d'Orléans.

À ce nom, le margrave ne put réprimer un mouvement de surprise.

Évidemment, le marquis ne lui était pas inconnu.

– Vraiment ! monsieur, lui dit-il, c'est vous qui étiez page du duc.

– Oui, monsieur.

– Mais attendez donc…

Et le margrave regardait le marquis avec avidité.

Celui-ci s'était complaisamment avancé et il était maintenant en pleine lumière.

Le margrave les regardait toujours.

Très certainement, il cherchait à retrouver les traits du page sous les cheveux blancs du vieillard.

– Oui, oui, dit-il enfin, ce doit être vous. Je vous reconnais au regard, qui est resté jeune.

– M'avez-vous donc beaucoup vu, autrefois ? dit le marquis.

– Oui, plus que vous ne pensez.

– Ah ! ah !

– Mais il y a bien longtemps de cela…

– En effet, dit le marquis, je me rappelle vous avoir vu, moi aussi, en compagnie du comte d'Auvergne…

– Ah ! ah ! fit à son tour le margrave.

Et son œil eut un fauve éclair et un méchant sourire vint à ses lèvres.

– Vous étiez alors, monsieur, un fort beau cavalier, brun, grand, svelte, et les femmes raffolaient de vous.

– Hé ! hé ! ricana le prince, j'avais trente ans, j'en ai soixante et dix, il y a donc quarante années de cela.

Puis il salua de nouveau le marquis.

– Soupez donc avec moi, monsieur, lui dit-il. Vous me ferez un plaisir extrême.

– Et ce plaisir serait certainement partagé, répliqua courtoisement le marquis. Malheureusement, j'ai soupé.

– En vérité ?

– Chez monseigneur le Régent, ajouta M. de la Roche-Maubert.

– Au moins me ferez-vous l'honneur de boire un verre de malvoisie avec moi ?

– Oh ! de grand cœur.

Et le marquis, qui se trouvait d'aussi bonne souche que le margrave, en dépit de sa principauté, vint s'asseoir en face de lui et prit le verre qu'on lui offrait.

Le margrave voyageait sans doute avec ses vins, car, dès le commencement de son souper, on avait tiré des vastes flancs de sa chaise de poste un immense panier rempli de bouteilles et de cruches de toutes formes.

Sur un signe de lui, l'intendant vêtu de rouge, qui se tenait constamment derrière son fauteuil, décoiffa une cruche de grès, pansue comme un moine, et après laquelle pendaient encore quelques toiles d'araignée.

Puis il versa au margrave d'abord, au marquis ensuite, un vin plus jaune que l'ambre.

Selon le vieil usage, le margrave but la première gorgée, puis il choqua son verre à celui de son hôte.

– En vérité ! dit-il, je suis très aise de vous rencontrer, marquis.

– Et moi aussi, prince, répondit M. de la Roche-Maubert.

– Hé ! hé ! reprit le margrave, je vous dois plus que vous ne pensez, savez-vous ?

– À moi ?

– À vous.

– Quel est donc cette énigme, prince ?

Le margrave fit de nouveau emplir son verre, et le vida d'un trait.

– À l'époque où nous nous sommes vus à Versailles, je n'étais pas riche, dit le margrave.

– Ah !

– Aujourd'hui j'ai assez d'or pour acheter Paris et le reste du royaume.

– Eh bien ?

– Eh bien ! c'est à vous que je le dois.

– Vous plaisantez, prince ?

– Mais non… mais non… ricana le margrave. Seulement je ne puis pas m'expliquer… mais je dis la vérité, croyez-le bien…

Et, comme il parlait ainsi, madame Edwige, jusque-là silencieuse, se leva de l'autre table et vint se placer en face du margrave, en lui disant :

– Vous allez vous faire du mal en parlant si longtemps, monseigneur.

Et le margrave baissa les yeux sous le regard de la mégère, et balbutia quelques mots inintelligibles pour le marquis.

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