XXIII

– Monsieur le marquis, reprit Conrad, je n'ai point encore fini. Permettez-moi donc de continuer.

– Parlez, répliqua le marquis d'une voix sourde.

– On brûla donc la sorcière, à la suite de votre dénonciation, poursuivit Conrad.

« Le margrave et moi, nous demeurâmes sur la place de Grève jusqu'à la fin du supplice.

« La pauvre femme s'était vantée d'être immortelle. Cependant les flammes l'environnèrent, et elle jeta des cris de douleur ; puis, la fumée monta, tourbillonna, l'enveloppa toute entière. On entendit encore ses cris…

« Puis ses cris cessèrent…

« Et quand la flamme domina la fumée, on ne vit plus qu'un corps calciné.

« Janine avait vécu.

« Alors le margrave dit à mon père :

« – L'or est à nous, et le secret aussi.

« Et ils se glissèrent hors de la place, et prirent le chemin de la rue de l'Hirondelle.

« Il faut vous dire que lorsqu'on avait arrêté Janine, on avait fait de nombreuses et minutieuses perquisitions dans sa maison.

« Mais la police n'avait rien trouvé, par la raison toute simple qu'elle n'avait pu découvrir une porte mystérieuse dont elle et le margrave avaient seuls connaissance.

« Cette porte, qui était au fond du laboratoire dissimulée dans une boiserie, mettait à découvert, en s'ouvrant, un escalier et un corridor souterrain.

« Au bout de ce corridor se trouvait un second laboratoire, et dans cette salle souterraine, fixé dans le mur, le fameux coffre d'acier dont le margrave avait maintenant la clef.

« Ne trouvant rien, la police avait abandonné la maison.

« Nous attendîmes la nuit pour aller rue de l'Hirondelle.

« À neuf heures, quand le couvre-feu fut sonné, quand les bourgeois furent rentrés chez eux, mon père et le prince se dirigèrent vers la maison.

« À l'angle de la rue Gît-le-Cœur, le margrave s'arrêta tout à coup.

« – Qu'est-ce ? demanda mon père.

« – Regarde.

« Et il lui montrait une fenêtre derrière laquelle tremblotait une lumière.

« – C'est la police sans doute qui fait une dernière visite, répondit mon père.

« Ils demeurèrent au coin de la rue quelques minutes encore.

« Puis la lumière s'éteignit.

« Alors le margrave se remit en route.

« Il avait conservé une clef de la maison, et ils entrèrent.

« On n'entendit aucun bruit à l'intérieur et le vestibule était plongé dans les ténèbres.

« Mais comme tous deux s'avançaient à bas bruit dans l'obscurité, une forte odeur de soufre les prit à la gorge.

« En même temps deux ombres glissèrent auprès d'eux et le prince sentit ses cheveux se hérisser.

« L'une de ces deux ombres paraissait être celle d'un corps humain.

« Mais l'autre était celle d'un quadrupède.

« Elles gagnèrent la porte que le prince et son compagnon avaient laissée ouverte, et lorsqu'elles furent dans la rue, elles prirent la fuite.

« Le prince avait rebroussé chemin jusqu'au seuil.

« Les deux ombres passèrent sous la lanterne unique qui éclairait la rue tant bien que mal, et alors le prince vit distinctement, l'espace d'une seconde, une vieille femme qui se sauvait à toutes jambes, entraînant un bouc qu'elle tenait en laisse.

« Qu'était-ce que cette vieille femme ?

« Le prince l'a su depuis.

« C'était une espèce de sorcière, une diseuse de bonne aventure à qui Janine, autrefois, avait donné une mission.

« Cette mission consistait à s'introduire dans la maison, si jamais il lui arrivait malheur, et à s'emparer d'un petit coffret en ébène qui renfermait des papiers importants.

« À qui la sorcière devait-elle remettre ce coffret ?

« Mystère !

« Le premier moment d'émotion et presque de terreur étant passé, le margrave dit à mon père :

« – Maintenant, occupons-nous de faire de l'or nous-mêmes.

« Ils ouvrirent la porte secrète, descendirent dans le laboratoire que la police n'avait pu découvrir, et ils se mirent à l'œuvre.

« La pauvre Janine avait, le prince en était sûr du moins, livré la recette de la poudre mystérieuse, et le prince avait, pendant le jugement de la malheureuse, fabriqué de cette poudre dans le logis qu'il avait rue Saint-Honoré.

« Ils passèrent toute la nuit livrés à cette besogne.

« Les trois métaux bouillonnaient dans le creuset rouge et blanc.

« Comme ils manquaient de sang humain cette nuit-là, mon père s'était dévoué et il avait placé son bras au dessus de l'aiguière.

« Puis le prince avait ouvert une veine et le sang de mon père avait coulé.

« Les trois métaux arrivés à la fusion, le prince jeta la poudre dans le creuset.

« Comme à l'ordinaire, le creuset crépita. Les trois métaux se réunirent, et bientôt le prince retira un lingot de couleur brune qu'il plongea dans l'aiguière pleine de sang, avec la conviction que le lingot allait se clarifier et devenir de l'or.

« Mais, ô déception ! le lingot demeura noir.

« Le prince, furieux, attendit qu'il fût refroidi, puis il prit un lourd marteau et le brisa.

« Il obtint un mélange de cuivre et d'étain, mais pas d'or.

« Janine n'avait livré que la moitié de son secret, et Janine était morte.

« Alors, ivre de rage, le margrave se précipita vers le coffre d'acier et il l'ouvrit.

« Cette fois, ce n'était pas une déception. Le coffre était plein d'or et il y en avait pour une somme énorme.

« Une somme si considérable, monsieur le marquis, que le prince margrave a racheté sa principauté et qu'il ne sait plus au juste le chiffre de sa fortune.

– Mais il n'a jamais pu faire de l'or ? demanda le marquis de la Roche-Maubert.

– Jamais.

– Et vous croyez que Janine est morte ?

– Pardieu !

– Alors, dit le marquis se dressant tout à coup qu'êtes-vous donc allé faire, vous aussi, ce soir, rue de l'Hirondelle ?

À cette brusque question, Conrad jeta un cri.

– Ah ! ah ! dit-il vous savez cela ? vous comprenez donc l'allemand ?

Et il y avait dans sa voix comme une menace subite.

Et il ajouta :

– Vous avez tort de savoir l'allemand, monsieur le marquis !

Le marquis éprouva alors comme un sentiment de terreur indéfinissable.

Share on Twitter Share on Facebook