Il y eut un moment de silence entre Conrad l'intendant et le marquis de la Roche-Maubert.
Le marquis avait peur. Peur de quoi ?
Il n'eût certes pas pu le dire. Mais il éprouvait cette épouvante vague qui s'empare de l'homme le plus brave à de certaines heures.
Enfin Conrad reprit la parole, et cette fois avec un accent d'autorité, une intonation mêlée de mépris et de raillerie.
On eût dit une de ces scènes étranges où le valet domine tout à coup le maître.
– Mon cher marquis, dit-il, employant, lui, l'homme vêtu d'une livrée, cette appellation familière avec un gentilhomme, mon cher marquis, que venez-vous donc faire à Paris ?
« Vous êtes vieux, vous êtes riche, vous pouvez vivre heureux dans votre province. Quelle mouche vous pique donc et vous amène ici ? Vous avez soupé avec monseigneur le Régent, cette nuit ? À quoi bon ! Vous avez voulu savoir l'histoire du margrave et je vous l'ai racontée…
– Eh bien, après ?
– Voulez-vous un bon conseil ? et je n'en donne jamais d'autres, croyez-le bien. Dites, le voulez-vous ?
– Eh bien ? fit le marquis, blessé au dernier point de ce ton de familiarité étrange.
– Mon cher marquis, poursuivit Conrad, dormez bien, demain matin, levez-vous à votre heure ordinaire, soldez votre écot ici, demandez une bonne berline de voyage, des chevaux de poste et allez vous-en !
Le marquis fut pris d'une rage folle.
– Je ne m'en irai pas ! s'écria-t-il.
– Vous avez tort !
– Tort ?
– Oui.
Et Conrad se mit à rire.
– Misérable ! hurla le marquis en se ruant sur son épée, tu me diras toujours, avant que je parte, ce que tu es allé faire dans la rue de l'Hirondelle.
– Je ne vous dirai rien du tout, mon cher marquis.
– Ah ! par exemple !
– Cela ne vous regarde pas.
Ils étaient sans lumière, mais une vague clarté qui venait du dehors et entrait par la fenêtre permettait à M. de la Roche-Maubert de voir Conrad.
Il se précipita donc sur lui, l'épée haute.
– Parle, ou je te cloue contre un mur, dit-il.
Conrad ricana.
Alors le marquis allongea le bras et son épée alla heurter le mur et se brisa en deux morceaux.
L'intendant s'était jeté lestement de côté, et l'épée du marquis avait, au lieu de son corps, rencontré la muraille.
Conrad, en même temps, se précipita vers la porte, l'ouvrit et disparut.
M. de la Roche-Maubert se trouva seul.
Un moment, aveuglé par la fureur, il songea à poursuivre l'intendant, à le rejoindre et à lui plonger son tronçon d'épée dans la poitrine.
Mais le corridor et l'escalier étaient plongés dans l'obscurité la plus complète, et il n'est pas de colère qui tienne longtemps contre les ténèbres.
Conrad disparu, le marquis rentra chez lui.
Il se jeta sur son lit et murmura :
– Ce qu'il est allé faire rue de l'Hirondelle, je le sais bien ! la femme immortelle est toujours là, elle est ressuscitée de ses cendres comme le phénix, et le vieux margrave veut l'épouser.
« Mais je l'aime, moi aussi, et je l'épouserai !
Comme on le voit, le marquis était encore un tout jeune homme en dépit de ses cheveux blancs.
Il passa le reste de la nuit en proie à une agitation indescriptible ; mais avec les premiers rayons de l'aube ses nerfs se calmèrent et une sorte de prostration morale et physique s'empara de lui.
Alors il se jeta tout vêtu sur son lit et un lourd sommeil succéda à cette tempête de fureur et d'amour.
Combien dura ce sommeil ? Longtemps sans doute, car les derniers rayons du soleil couchant effleuraient les toits environnants, lorsque deux coups frappés à la porte du marquis l'éveillèrent.
Il sauta à bas de son lit et, se frottant les yeux, alla ouvrir.
Quelle ne fut pas sa surprise en se trouvant face à face avec M. de Simiane, un des favoris de Son Altesse royale monseigneur le régent.
– Bonjour, marquis, dit M. de Simiane d'un ton dégagé.
Et il entra et ferma la porte.
– Monsieur, balbutia M. de la Roche-Maubert stupéfait, je ne sais vraiment ce qui peut me valoir l'honneur de votre visite.
– Je viens de la part de Son Altesse.
– Du Régent ?
– Précisément.
– Ah ! fit le marquis.
Et il attendit.
– Mon cher marquis, poursuivit M. de Simiane, depuis quand êtes-vous à Paris ?
– Depuis deux jours.
– Alors vous ne savez pas ?
– Quoi donc ?
– Une épidémie règne à Paris.
– Ah bah !
– Elle s'attaque surtout aux hommes d'un certain âge.
– En vérité.
– Et le Régent qui vous aime beaucoup…
Le marquis s'inclina.
– Le Régent poursuivit M. de Simiane, a voulu que je vinsse vous prévenir.
– Je suis confus de tant de bonté.
– Il m'a même chargé de vous dire que vous feriez bien de retourner en Normandie, dans vos terres, et de lui faire tenir, aussitôt votre arrivée, des nouvelles de votre santé, à laquelle il s'intéresse énormément.
Et M. de Simiane salua, pirouetta sur son talon gauche, et se dirigea vers sa porte.
Mais avant d'en franchir le seuil, il se retourna.
– Ah ! pardon, dit-il, j'oubliais.
– Quoi encore ? fit le marquis.
– Son Éminence le cardinal Dubois se joint à monseigneur le Régent pour vous donner le même conseil.
Et cette fois M. de Simiane sortit.
Alors le marquis, qui sentit sa colère de la nuit lui revenir, murmura d'une voix étouffée :
– Ils veulent tous que je m'en aille, mais je resterai, oui, je resterai !